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La p'tite Cais et... la Moche

Nous aimerions partager quelques idées avec nos voisines[1] niçoises au sujet de cette anecdote de 1543.

 

Comme toujours lors d'un siège (même Louis Durante, qui avait une légère tendance à prendre des libertés avec les faits et l'Histoire, le reconnaît), en 1543, les Niçoises défendirent leur ville et leurs familles comme des lionnes en colère, ce qui se comprend quand on a affaire aux terribles janissaires. N'oublions pas que la simple évocation de leur nom suffisait à envoyer des populations entières dans leur arrière-pays avec armes, bagages, veaux, vaches, cochons, couvées. Annoncer l'arrivée des janissaires, c'était vider villes et villages en panique - ou recommander son âme à Dieu en espérant être tué rapidement plutôt qu'emmené en esclavage.

 

En ce qui concerne Nice lors de ce siège si particulier (François Ier, qui reste un souverain étrange, un homme relativement soupe au lait et définitivement pas le père de l’année[2], fut en dessous de tout sur ce siège), c'est bien simple, ou elles se battaient, remblayaient les brèches, récupéraient les boulets, s’occupaient de leurs familles, donnaient naissance à des enfants et remontaient le moral des hommes, ou elles se faisaient tuer ou violer ou réduire en esclavage. Elles devaient être mortes de peur, mais elles devaient aussi être proprement furieuses. Toutes les Niçoises ont participé au siège de 1543 d’une façon ou d’une autre.

 

Nous n’avons que deux textes contemporains du siège de 1543, ainsi que des lettres de sujets du duc de Savoir, Charles II[3], et d’espions.

Il y a Recort e memoria de Jouan Badat ; ce texte n’est pas que sur ce siège-ci, mais il en constitue une importante partie. Badat nous parle des événements, mais comme son texte (l’exemplaire conservé aux archives est de la même main et semble avoir été écrit d’une traite, ce qui pourrait indiquer une rédaction postérieure à tous les événements mentionnés, ce qui expliquerait qu’il place l’arrivée de la flotte turque un mois avant tous les autres témoignages) est finalement assez court sur le siège, il parle de faits, mais pas vraiment de ses compatriotes et certainement pas des femmes. Badat se trouvait dans la ville basse ; il aurait pu parler de l’impact du siège sur les Niçois, mais il ne mentionne qu’attaques et résistance.

Pierre de Lambert, seigneur de La Croix, président de la chambre des Comptes de Savoie nous a laissé – enfin, son secrétaire – un Discours sommayre du succés du siege mys au devant du chasteau et cité de Nice par Françoys roy de France et par le Turch Barberosse de l’an 1543. Lambert était au château et n’eut pas la même vision que Badat, les espions étrangers, ou les hommes du duc qui recevaient des rapports de leurs sources dans la ville. Pourtant, grâce à Lambert, nous disposons d’un récit du siège assez complet, même s’il ne pouvait pas tout voir, ni tout savoir, et, chose extrêmement précieuse, il nous a laissé la liste des trois cent dix noms des hommes qui ont défendu le château (trois cent un volontaires, plus les officiers du château). Il avait sans doute recopié la liste faite à l’époque et qui est conservée aux Archives départementales des Alpes-Maritimes (Ni Camerales 052/035).

Donc, pas une femme à l’horizon… Oh ! pardon. Lambert nous livre un nom, celui de la propriétaire d’une vigne en contrebas du Montboron où les Turcs s’installèrent : « Donna Cattin Caix », donc Mme Catherinette Cais en version moderne. Mais arrêtons-nous un instant sur « Cattin ». Ce prénom est un diminutif de « Catarina » ; en niçois, le n final se prononce, mais il rappelle la fâcheuse association avec « catin » (Catherine est un prénom qui, entre autre, peut vouloir dire « pure », mais qui aussi évoque l’impure). Soyons généreux et imaginons que cette pauvre Cais qui perdit sa vigne serait aujourd’hui « Catherinette » ou même « Cathy ».

En 1543, ces messieurs ne parlent que de cette pauvre Cais et uniquement afin de nous dire que les Turcs détruisirent sa vigne. On nous parle de son bien, mais pas un mot sur elle ou sur ce qu’elle fit pendant le siège. Était-elle en ville avec Badat, au château avec Lambert ou avait-elle fui « à la montagne », c’est-à-dire dans l’arrière-pays ? C’est un mystère.

 

            Alors, nous avons les noms des hommes du château (y compris les noms des trois tambours), nous avons les noms de quelques Niçois et nous savons qu’il y avait des milliers d’hommes à Nice.

Mais… Pourtant… S’il y avait des milliers d’hommes, il y avait autant de femmes, mais le seul nom qui nous est parvenu de 1543 est celui de la p’tite Cais (et seulement au sujet de son bien – bien qu’elle a perdu à cause des assiégeants).

 

            Un nom. 1543 nous livre un seul nom. Merci, messieurs. Au siège suivant, les Niçoises, descendantes de ces courageuses femmes qui firent face aux terribles janissaires (et aux Français, n’oublions pas ces troupes-là) auraient dû laisser leurs hommes se débrouiller avec les assiégeants et se mettre en grève à la maison, mais elles ont toujours protégé leurs familles, Nice et la Savoie, même si ceux qui écrivaient l’Histoire oubliaient quasi systématiquement de mentionner leurs actions et leur résistance aux envahisseurs en tous genres.

 

Et arrive la moche. Enfin, « Donna Maufachia » ; la « mal fichue », donc le laideron – même si certains hommes ont essayé de nous expliquer que c’est son buste qui était laid ou bien qu’elle n’était pas laide, mais devait être infirme. Évidemment. Une femme qu’on envoie au cœur d’un assaut et qui arrive à prendre son étendard à un janissaire était infirme. Certes, et il y a une grande construction en métal du côté du Champ de Mars à Paris que j’ai la possibilité de vous vendre si vous avalez cette explication.

En 1608, « Donna Maufachia » sort du Discorso del Monasterio antico delle monache della Città di Nizza, diverse volte distrutto, et riedificato, con la narrativa dell’edification fatta l’anno 1604 del moderno, sotto la regola, et invocatione di Santa Chiara, con l’occasione del che, si raccontano diverse particolarità curiose della Città; raccolte la maggior parte dalle scritture dell’ Archivio, et altre memorie antiche de Cittadini d’Honoré Pastorelli. À la louche, nous sommes quand même sur deux ou trois générations après les faits (allez-y, demandez à vos aînés de vous raconter une histoire de famille ou un épisode historique vécu et allez vérifier les données archivées ; il y aura toujours des surprises) et son Discours est comme celui de Lambert : un texte publié. Pastorelli n’a pas fait une conférence devant une assemblée de nonagénaires survivants du siège de 1543.

De tous les actes courageux des Niçoises, Pastorelli nous sort « Madame la Moche » de son chapeau.

En tant que femme, il est difficile de déterminer ce qui est le pire : que de toutes les histoires familiales d’exemples de courage féminin il n’y ait qu’un nom qui soit donné soixante-cinq ans après le siège ou que la mention à la va-vite soit un surnom immonde. Merci Pastorelli.

Finalement, le pire est peut-être que cette vague anecdote (« Au fait, une moche a pris un drapeau aux Turcs ») ait fait boule de neige : en 1634, Antoine Fighiera la mentionne en lui donnant le même surnom que Pastorelli ; en 1642, le Père Giuglaris parle poétiquement de toutes les Niçoises qui combattirent sur les remparts et les appelle des Amazones, nom que l’on retrouve associé sur le morceau de marbre qui accompagne le buste supposé être celui de « Madame la Moche » (sur la base du buste on lit : « 1543 Catarina Segurana dicta Dona Maufaccia » [1543 Catherine Ségurane dite Madame la Moche] et sur la pierre de la niche : « Nicœna Amazon irruentibus Turcis occurrit ereptoque uexillo triumphum meruit » [L’amazone niçoise s’élança contre les Turcs assaillants et, s’emparant d’un étendard, elle obtint le triomphe]).

Entre le buste et le fait que rares sont ceux qui vont admettre que rien ne prouve l’existence de Segurana, l’anecdote est devenue un phénomène culturel. Si le sujet vous intéresse, notre thèse sur le sujet est maintenant un ouvrage publié en deux tomes, mais toujours est-il que rien ne prouve l’existence de Segurana en 1543. Nous connaissions même un Niçois pur beurre pissaladiera qui disait : « Imagine un peu ! Une femme qui se serait appelée « la pure[4] sécurité ». Et puis « Seguran », c’est le surnom des Niçois, donc, cette histoire, c’est n’importe quoi. »

Depuis 1608, l’anecdote a gagné un nom, un prénom, une famille, des professions, des dates de naissance et la Moche dispose de tout un arsenal pour lui faire trucider le porte-étendard turc.

Madame Cais était vraiment là et la Moche a été brodée sur les exploits de toutes les Niçoises qui étaient vraiment là en 1543. L’homme qui fut le plus lucide sur ce sujet culturel fut le dramaturge Raoul Nathiez qui mit en scène le personnage de Segurana, mais pour nous dire qu’il n’y en a pas qu’une et qu’à Nice il y a des milliers de Segurana. En Histoire, Georges Doublet traita ce personnage à plusieurs reprises (trois de ses textes inédits seront notre prochaine publication).

 

Donc, chère voisines Niçoises, les Piémontaises vous prêteront volontiers quelques rouleaux à pâtisserie (et tisonniers) si vous souhaitiez rappeler à ces messieurs qu'il y eut des Catherine (pluriel) à Nice en 1543, mais aussi des Maria (pluriel), des Anna (pluriel), bref la moitié de la population et que, si les hommes de 1543 (ou 1608 ou 1634) les ont oubliées, il est plus que temps de leur rendre gloire à toutes, même si leurs noms ne nous sont pas parvenus (les registres paroissiaux sont postérieurs au siège, malheureusement).

 



[1] : Avec une famille largement européenne (avoir des ancêtres voyageurs est un casse-tête généalogique, mais c’est toujours intéressant), il se trouve que nous avons des attaches à Turin.

[2] : Excellente idée de sujet, d’ailleurs.

[3] : Nous avons  décidé de suivre d’illustres prédécesseurs en Histoire tels qu’Eugène Cais de Pierlas ou Georges Doublet et les numismates et archéologues qui considèrent que Charles Jean Amédée de Savoie (Turin, 24 juin 1489 – Moncalieri, 16 avril 1496) fut duc, mais ne régna jamais. Seul Charles II (Chazey-en-Bugey, 10 octobre 1486 – Verceil, 17 août 1553) régna et frappa monnaie en tant que « KAROLUS SECUNDUS ».

[4] : Il semble que l’ancienne cité grecque reste sur l’étymologie positive pour « Catarina ».

Fra Paul Siméon de Balbi de Quiers (et Georges Doublet)

En juin 2022, nous nous sommes rendue aux Archives départementales des Alpes-Maritimes afin de vérifier que notre transcription du texte de Georges Doublet sur le siège de 1543, que nous allons publier dès que notre biographie de l'auteur sera terminée, était complète.

Nous avons profité de cette visite afin de consulter un document (H 1161) mentionné par Doublet.

En avant-première, voici ce qu'il en disait :

« Enghien doit avoir accordé une trêve momentanée aux troupes ducales et la permission qu’elles emportassent au château ce qu’il leur semblerait bon d’y transférer. En effet le trésorier de la place, Carra (ou, pour user de son vrai nom, Nicolas de Beaumont, qui était auditeur de la Chambre ducale des Comptes) et le seigneur de Corcelles, L[udovic] de Prey, également auditeur de cette chambre – mais non, quoi qu’en ait dit […]* le sergent-major d’Arenthon – descendent avec des officiers et soldats pour monter « les poudres, balles, monitions, grains, vins, huyles, farines, autres victuailles et les cloches des églises » sous la direction d’un Milanais, Landriano, qui aura dû, je suppose, réunir des bêtes afin de charger tout cela. Badat parle de deux cents Niçois qui portèrent des vivres au château. Il ne reste dans la ville inférieure (ou dans la moyenne) que la grosse cloche, beaucoup trop lourde pour être descendue précipitamment, de la tour municipale de l’Horloge. Il y a lieu de vous signaler que le transport de toutes ces cloches est confirmé dans un des rares documents que nous possédons en original. Il se trouve aux archives départementales, dans le fond du ci-devant couvent de Saint-Dominique où d’ailleurs il n’a rien à faire[1]. C’est une attestation de Paul Simeone, datée de 1554, 25 juillet, signée par lui et munie de son sceau dont la conservation est assez bonne*. Vous y distinguez le blason des Balbi, d’or à cinq bandes d’azur. La ligne des Simeoni y joignait un chef qu’on aperçoit assez mal sur l’empreinte du sceau du « capitaine du château et autres forteresses du comté de Nice », ce qui est son titre officiel. Il atteste que, dans la « dedditione di Nizza a Barbarossa et ai Francesi », toutes les cloches furent portées, « sur l’ordre du duc, en son château », et qu’un certain nombre se rompirent. On voit que Charles II avait prévu que la ville succomberait et pris ses mesures pour que l’ennemi ne s’emparât point des cloches ; que le transport de celles-ci s’effectua sans beaucoup de précautions. Mais avait-on assez de temps pour en prendre ?

Le papier est un peu rongé à gauche. Ce n’est pas, quoi qu’en dise l’Inventaire sommaire du fonds H des Archives départementales publié par Moris en 1893, une déclaration certifiant que la cloche du couvent de Saint-Dominique eût été rendue aux prêcheurs. L’archiviste départemental, ou l’employé qu’il aura chargé de lire et d’analyser le document écrit en italien, n’en aura pas compris le sens. C’est sans aucun motif que cette curieuse pièce figure dans le fonds de l’ancien couvent de Saint-Dominique. Ici encore Moris a mal réfléchi à ce qu’il faisait. »

Incidemment, Paul Siméon de Balbi de Quiers, personnage fascinant qui, a dix-huit ans, se retrouva commandant lors d'un siège contre les Turcs où il parvint à les faire fuir en ordonnant à tous les civils (vieillards, femmes, enfants) de mettre un uniforme et de se placer sur les remparts, ce qui fit croire aux Turcs que la ville avait reçu des renforts, est souvent mentionné sous plusieurs noms : Paul Siméon, Paul Simeone, Siméon de Balbi, Balbi de Quiers... Lors du remaniement du texte de notre thèse, nous avons fait le choix de le nommer en utilisant la totalité de son titre de noblesse.

Lorsque nous avons pris une photo du document rédigé par Paul Siméon de Balbi de Quiers, nous avons demandé l'autorisation de la publier sur ce blog. La voici :


Nous aurons sous peu des nouvelles au sujet de la publication du texte de Doublet et de notre thèse.

* : Le sergent-major d’Arenthon n’est pas mentionné à ce moment-là du siège par Gioffredo ou Durante. Doublet voulait peut-être mentionner Samuel Guichenon (1607 – 1664) qui, lui, place d’Arenthon dans cette opération de récupération.

[1] : Archives départementales des Alpes-Maritimes, H 1161.

* : Nous ignorons à quelle date Doublet a vu ce document, mais lorsque nous l’avons consulté en juin 2022, le sceau était malheureusement en très mauvais état.

Brèves nouvelles

Archives et bibliothèques sont des dévoreuses de temps (d'autant plus quand on travaille sur plusieurs sujets en même temps !).

Notre travail sur Crauk est déposé à la B.N.F. (et sera bientôt disponible si notre projet de site Internet n'est pas retardé) et le remaniement de notre thèse sur Le siège de Nice en 1543 et ses conséquences sera sous peu prêt à être envoyé au dépôt légal.

Le texte de Georges Doublet que nous avions consulté aux Archives départementales des Alpes-Maritimes est si intéressant que nous allons le publier également (accompagné d'une nouvelle biographie de l'auteur).

Nous avons également hâte de poursuivre nos recherches afin d'écrire une nouvelle biographie de Constance Mayer La Martinière.


Stratégie d'édition (question sur le siège de Nice en 1543)

    La fin du printemps et l'été ont été occupés par nos recherches afin de pouvoir terminer notre édition de l'ouvrage de Gustave Crauk et la préparation de la publication du texte remanié de notre thèse.

    Crauk nous a posé de nombreux problèmes à cause de sa mauvaise orthographe de certains patronymes ; il nous reste d'ailleurs quelques mystères que nous n'avons pas pu résoudre.

    Notre dernière plongée dans les documents des Archives départementales des Alpes-maritimes (dont le personnel a été extraordinaire) nous a fait découvrir quelques textes inédits de 1543. En plus de nous battre avec la paléographie de certains billets dont le rédacteur devait sans le moindre doute avoir des pattes de mouche au bout de sa plume , nous avons, avec bonheur, consulté les documents sur le siège légués par l'excellent Georges Doublet.

Le texte de Doublet, largement corrigé et annoté, n'est pas complet à 100%. Il manque quelques références et certaines phrases s'arrêtent net sans livrer la fin de la pensée de l'auteur.

Ce texte est assez long. Trop long peut-être afin de l'ajouter dans la partie de notre travail consacrée aux pièces justificatives. En revanche, il serait peut-être intéressant de le publier ici et de le rendre accessible au plus grand nombre.

    Nous allons prendre en considération toutes nos options et prendre la meilleure décision possible.


    Entre les mystères de Crauk sur lesquels nous travaillons encore, nos pattes de mouche de 1543 (nous dirions bien deux mots au rédacteur si c'était possible) et les archives Doublet, notre temps va être bien occupé, mais nous vous donnerons des nouvelles aussi souvent que possible - et si vous avez une préférence quant au travail de Doublet, les commentaires sont les bienvenus.

Les horreurs de l'Histoire : le mariage de Ludovica de Savoie

En plus de notre travail sur l’ouvrage de Crauk, nous sommes également en train de préparer (enfin !) la publication de notre thèse sur Le siège de Nice en 1543 et ses conséquences.

Notre soutenance a eu lieu il y a quelques années, aussi avons-nous décidé d’ajouter une sorte de post-scriptum qui traite des documents sur notre sujet parus entre notre soutenance et (probablement) l’été 2021 - juste avant notre publication.

 

Au moment où nous rédigions notre thèse, nous avions essayé de retrouver un maximum de documents sur notre sujet – de la préparation du siège jusqu’à quelques semaines avant l’impression de notre travail. Un poème nous avait malheureusement échappé : L'Omaggio del Paglione per le felici nozze delle Serenissime Altezze di Mauritio e Lodovica Maria Prencipi di Savoia écrit par Giulio Torrini (Lantosque, 1607 – Turin, 1678) et publié à Turin par Giovanni Battista Zavatta en 1642.

Giulio Torrini était mathématicien et faisait partie de la cour des ducs de Savoie. Torrini était en admiration devant le marié et il voulut certainement s’attirer quelques faveurs en immortalisant cette union. Certes, son épithalame de vingt-quatre pages célèbre un mariage arrangé afin de ramener la paix dans le duché et il est linguistiquement intéressant (il est rédigé principalement en niçois, mais avec quelques vers en italien et en français), mais les circonstances de ce mariage sont dignes d’un cauchemar à vous glacer le sang.

 

Voici ce qui s’est passé : Christine de France (1606-1663) était régente pour son fils aîné, François-Hyacinthe de Savoie (1632-1638), mais l’enfant ne fut duc qu’un an. Son successeur, Charles-Emmanuel II (1634-1675), étant lui aussi trop jeune pour diriger le duché, leur mère continua sa régence.

Les deux oncles du duc, le prince-cardinal Maurice de Carignan (1593-1657) et son cadet, Thomas de Savoie-Carignan (1596-1656), voulant une part de pouvoir dans cette nouvelle régence, déclenchèrent une guerre qu’ils perdirent.

Malgré le fait que Carignan et Savoie-Carignan avaient été battus, il fut décidé qu’un mariage scellerait la paix. Pratique courante me direz-vous ? Certes. À un détail près, car ce fut la première née de Christine de France, Ludovica [aussi nommée Louise-Christine selon les ouvrages] (Turin, 27 juin 1629 – 12 mai 1692), qui fut mariée à son oncle Maurice le 29 septembre 1642 à Sospel.

Le marié dut obtenir du pape Urbain VIII (Maffeo Barberini ; 1568-1644) l’autorisation de se marier, puisqu’il était cardinal.

Le consentement papal pour la demande de dérogation pour mariage consanguin au troisième degré canonique, s’il nous est parvenu, doit être un exercice de contorsionniste admirable afin d’autoriser une telle horreur – mais Urbain VIII autorisa son cardinal à se défroquer afin d'épouser sa nièce.

 

Maintenant… regardez les dates. Le marié allait avoir cinquante ans alors que son épouse venait d’en avoir à peine treize.

Christine de France a sans doute voulu protéger son fils, le duc de Savoie, mais le prix payé par sa fille à peine adolescente ne se justifie par aucune diplomatie, ni stratégie militaire.

Veuve à vingt-sept ans, Ludovica hérita d’une villa, d’une collection d’art et… des dettes de son cher oncle mari.

Est-il surprenant qu’elle ne se soit jamais remariée ?