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« Morgiane » ou l'histoire d'un opéra retrouvé

            L’histoire d’aujourd’hui aurait tout à fait pu faire partie de notre série sur « Les Horreurs de l’Histoire ».

-         Pourquoi donc ? vous demandez-vous, chers Lecteurs.

Parce que l’opéra perdu et retrouvé dont nous allons vous parler a été écrit par un citoyen des États-Unis d'Amérique qui a été forcé de quitter son pays à cause des lois « Jim Crow » - lois qu’on nous dit abandonnées depuis le 2 juillet 1964, date à laquelle fut ratifiée la loi sur les droits civils (le Civil Rights Act), mais qui n’est qu’un crépis de plus sur le racisme latent aux États-Unis.

Le point de départ de cette appellation est une chanson raciste de 1832, Jump Jim Crow, qui fit adopter le nom « Jim Crow » aux racistes de tous poils – dès 1838 – en guise de surnom péjoratif pour les noirs états-uniens. Ces derniers étaient principalement esclaves, mais il y en avait quelques-uns d’entre eux qui étaient libres.

Les années passant et l’esclavage disparaissant (enfin… relativement, puisque cette pratique immonde existe toujours), certains États-uniens pensèrent qu’il fallait mettre fin à l’esclavage et la question sembla réglée après la guerre de Sécession (Civil War – guerre civile – en anglais, ce qui est un meilleur terme) ; cette guerre dura de 1861 à 1865 et déchira le pays.

À la suite de cette guerre civile, trois amendements à la Constitution furent votés : le treizième (6 décembre 1865), qui abolissait l’esclavage[1], le quatorzième (1868), qui déclarait que toute personne née, ou naturalisée, sur le sol états-unien était citoyenne des États-Unis[2] et le quinzième (1870), qui donnait le droit de vote à tous les citoyens[3]. 

Donc, sur le papier, les anciens esclaves auraient dû avoir les mêmes droits que les citoyens libres (et généralement blancs). Sur le papier.

C’était compter sans le racisme viscéral de certains États-uniens – encore une fois, principalement dans les états du sud qui s’étaient battus pour garder leurs esclaves, mais pas uniquement.

De nouvelles lois furent donc votées afin de discriminer les nouveaux citoyens et de bien les garder à l’écart des citoyens blancs. C’est comme ça que la société états-unienne devint une société d’apartheid jusqu’en 1964 (officiellement – ou perdure, si vous êtes observateur).

Cette fois-ci, ces nouvelles formes de ségrégations diverses et variées se répandirent sur tout le territoire et eurent des conséquences sur la vie de famille noire qui n’étaient déjà plus esclaves en 1861.

Edmond Dédé
 
            Edmond Dédé est né à la Nouvelle-Orléans, en Louisiane, de parents antillais d’origine haïtienne le 20 novembre 1827. Ce fut son père qui l’initia à la musique et Dédé se forma au violon et devint compositeur (sa toute première composition Mon pauvre cœur, qu’il publia lui-même en 1852, est aujourd’hui le plus ancien morceau qui nous reste d’un compositeur noir de la Nouvelle-Orléans). De 1848 à 1851, il résida au Mexique avant de retourner dans sa ville natale. Bien décidé cependant à aller parfaire sa formation en France, il travailla et fit des économies ; il put s’embarquer en 1857 et arriva à Paris où il étudia au Conservatoire et fut notamment formé par Fromental Halévy[4]. Il voyagea en France, en Belgique et en Angleterre avant d’aller à Bordeaux en 1859 où il occupa le poste de chef assistant du ballet du Grand Théâtre. Les Girondins appréciaient beaucoup son style et il dirigea l’Alcazar de Bordeaux pendant vingt-sept ans.

Dédé devait aussi apprendre la musique à son fils, Arcade Pierre Baptiste Eugène (Bordeaux, 12 janvier 1867 – Paris ?[5], 26 août 1919). Dédé avait épousé une Française, Anne Catherine Antoinette Sylvia Leflet (Toulouse, 7 octobre 1835 - Paris, 6 février 1911) en 1864.

Dès les années 1860, il rejoignit l’Institut d’Afrique qui avait des membres dans le monde entier et avait pour but d’abolir à jamais l’esclavage.

Même si Edmond fut très longtemps basé à Bordeaux, il travailla aussi à Marseille, Alger et Paris.

Les lois Jim Crow rendant la vie (et le travail) impossible aux noirs états-uniens, il ne retourna qu’une seule fois dans sa ville natale. En plus de la situation sociale et politique, le navire sur lequel il voyageait fut pris dans une terrible tempête et il perdit un précieux violon italien – il en parla longuement aux journalistes qui l’interrogèrent, sans doute afin de leur faire réaliser que lui, artiste noir états-unien, avait possédé un objet rare et précieux à la hauteur de son talent.

Ce voyage lui fit manquer le premier mariage d’Eugène.

Dédé et son épouse résidaient dans le XIVème arrondissement de Paris, au 48, rue Liancourt. Le 4 janvier 1901, Edmond rendit l’âme à l’hôpital Necker (151, rue de Sèvres). Un mystère entoure son enterrement, car il ne fut pas mené au cimetière du Montparnasse, comme tant d’autres artistes du quartier, mais à celui de Bagneux – dans la fosse commune. Sally McKee, qui a écrit The Exile's Song: Edmond Dédé and the Unfinished Revolutions of the Atlantic World (Yale University Press, 2017) suggère que la famille, en dépit du succès du père et du fils, ait eu des difficultés financières ou bien qu’Eugène n’ait pu (ou voulu) aider sa mère à payer une concession. Cette dernière théorie semble on ne peut plus plausible si l'on lit l'acte de décès de Mme Dédé : elle résidait au 9, rue Lalande (toujours dans le XIVème), mais elle mourut à l'hôpital Cochin (47, rue du faubourg Saint-Jacques dans le XIVème) et la personne qui déclara son décès la fit enregistrer sous le nom de Sylvie Leflet, veuve Dédée en ne connaissant pas le nom de ses parents. Un acte d'état civil ne donne que quelques indications, mais une sorte de rupture ou un éloignement entre les parents et leur fils n'est pas impossible.

Aujourd’hui, la famille Dédé est retournée au États-Unis et c’est là qu’elle peut assister à la création d’un opéra écrit par Edmond Dédé en 1887 et dont les deux volumes ont été achetés par la Houghton Library d’Harvard en 2007.

Un intéressant article publié par le Folger Institute, extraordinaire institution créée par la famille Folger et principalement dédiée à la gloire de William Shakespeare, nous parle de la redécouverte de cet opéra complet qui n’avait jamais été interprété jusqu’à aujourd’hui.

De plus, Harvard a fait numériser l’œuvre et elle est désormais en accès libre : Acte 1 et 2 et Acte 3 et 4

Première page de Morgiane ou le sultan d'Ispahan

Edmond composa la musique et Louis Brunet les paroles. Le titre actuel est Morgiane ou le sultan d’Ispahan, mais si vous regardez la page de titre ci-dessus, vous remarquerez que « Morgiane » a été ajouté au titre.

L’histoire pourrait sembler banale : Amine vient d’épouser Ali, qui est orphelin. Amine ne connait pas son père biologique et a grandi avec sa mère, Morgiane, et son beau-père, Hagi Hassan, et quand Amine demande à Morgiane qui est son père, cette dernière refuse de répondre. La famille d’Amine est arabe et elle se fait enlever par des Perses dont le sultan, Kourouschah, décide d’épouser Amine. La famille d’Amine complote afin de parvenir à la délivrer et de tuer le cruel sultan, mais ils se font arrêter et le sultan donne le choix à Amine : soit elle devient sa maîtresse, soit elle est exécutée en même temps que sa famille. Amine choisit la mort. Au moment où le sultan annonce la sentence à toute la famille, Morgiane révèle au sultan qu’il est le père d’Amine. Le sultan réalise l’horreur qu’il s’apprêtait à commettre et il accueille sa fille et son gendre – et ils vécurent heureux…

La trame n’a rien de bien original, mais Brunet, qui faisait lui aussi partie de l’Institut d’Afrique, se servit de sa trame afin de dénoncer les discriminations raciales.

            Depuis que cette œuvre a été retrouvée, il a fallu des années afin de travailler la transcription de la musique (Dédé ajouta des corrections qui rendent le déchiffrage plus compliqué et, alors que l’œuvre est complète, certains morceaux ou instruments n’apparaissent pas dans le bon ordre).

Le 23 janvier 2025 à la Nouvelle-Orléans, Morgiane a été présentée en entier au public avec une distribution entièrement composée d’artistes noirs. Si Dédé les regardait du haut d’un nuage, il a dû sourire et être heureux de voir son opéra naître dans sa ville natale.

Il devrait y avoir une captation de la représentation entière, mais si vous souhaitez entendre quelques extraits déjà enregistrés, voici une vidéo :



[1] : Observez de près le système carcéral actuel, où tous les prisonniers (parfois condamnés pour des délits ridicules, voire inventés) sont obligés de travailler dans des usines carcérales et osez dire qu’une forme d’esclavage n’existe pas toujours dans ce pays-là.

[2] : C’est le paragraphe 3 de cet amendement qui, en théorie, interdit à une personne travaillant pour l’État (fédéral) qui aurait tenté de trahir l’État (comme une tentative de coup d’état, en empêchant l’enregistrement officiel du résultat d’une élection… par exemple) de jamais être autorisée à retravailler pour l’État. La façon dont certaines (la plupart) des créatures politiques ignorent les textes qui les dérangent est un splendide exercice de contorsionniste.

[3] : Les femmes ont dû attendre quand même jusqu’en 1920 afin d’avoir le droit de voter. Oh, et des purges sont régulièrement faites sur les listes d’inscrits sur les listes électorales ; par exemple, des observateurs rapportent que, lors de l’élection présidentielle de 2024, près de quatre millions de bulletins de vote envoyés par courrier furent invalidés dans les états clefs et ce sans réelle justification. Pour citer le regretté Pierre Desproges : « Étonnant, non ? ».

[4] Jacques François Fromental Élie Halévy (Paris, 27 mai 1799 – Nice, 17 mars 1862). Prodige musical et premier prix de Rome en 1819, on se souvient surtout de ses opéras, mais il forma de nombreux musiciens (Charles Gounod (1818-1893) et Georges Bizet (1838-1875), notamment).

[5] : Dans les archives de Paris, nous avons trouvé une trace d’Arcade Dédé sur les tables des décès et des successions, mais le cliché est tellement flou qu’il ne nous est pas encore possible de confirmer le lieu de décès de ce musicien. L'enquête se poursuit.