Comme promis
dans l’article précédent,
nous allons vous parler de négationnisme littéraire à l’égard de William Shakespeare
(1564-1616). Le terme peut sembler violent, mais cette pratique est
violente – comme tout négationnisme.
Il est malheureusement plus courant d’entendre ce terme lié
à d’infâmes bipèdes qui, alors que nous avons des archives et encore quelques
survivants, vont, souvent pour vendre un immonde bouquin, prétendre que
l’Holocauste n’a pas eu lieu ou que les femmes réduites en esclavage sexuel par
l’armée japonaise pendant la Seconde guerre mondiale étaient toutes volontaires.
Le phénomène existe dans d’autres domaines que l’Histoire
et nous avons donc quelques surprises en littérature.
Dans la seconde émission Secrets d’histoire
consacrée à Molière, l’un des invités déclara, face caméra, qu’il ne croyait
pas que Molière ait écrit certaines des œuvres de Molière et il les
attribuait à Corneille. Dans la même émission, l’excellent chartiste
Jean-Baptiste Camps apportait la preuve définitive que le style de Corneille
n’avait strictement rien à voir avec celui de Molière. Malgré cette preuve,
cela n’empêchera pas certaines personnes de continuer à douter que Poquelin ait
été assez génial pour écrire ces œuvres de Molière que nous aimons lire encore
aujourd’hui.
Le cas Shakespeare est encore pire et ce malgré le fait que
nous avons plus d’archives sur William Shakespeare, Gentleman, que sur n’importe
quel autre auteur de la même époque.
Quel est donc le problème ?
Il nous semble que nous avons quatre catégories de gens qui
vous dirons que « Shakespeare n’a pas écrit Shakespeare » :
1 – ceux qui ne
connaissent rien sur Shakespeare, n’ont pas lu une seule ligne de son travail et
répètent aveuglément ce qu’ils ont vaguement entendu quelque part.
2 – ceux à qui on a
enseigné que Shakespeare n’avait pas écrit Shakespeare et qui ne sont pas allé
chercher plus loin.
3 – ceux qui ont
quelque chose à vous vendre et qui n’ont aucune conscience
professionnelle.
4 – ceux qui sont
jaloux du génie de Shakespeare (souvent indifférenciables des négationnistes de
la catégorie précédente).
Il existe aujourd’hui plusieurs variantes de négationnistes
shakespeariens et nous allons en faire la triste liste avant de vous parler de
ce qui nous semble être le tournant qui fit prendre de l’importance à cette pratique
pathétique.
Nous avons des « Marloviens ». Ces admirateurs de
Christopher Marlowe (1564-1593) ont d’ailleurs réussi un coup d’éclat en 2016
lorsque les très respectables (mais apparemment aussi très crédules) Oxford University
Press décidèrent d’écouter une poignée de « chercheurs » qui
déclarèrent que Marlowe et Shakespeare avaient collaboré sur les trois pièces
historiques Henry VI, ce qui fut imprimé dans leur New Oxford
Shakespeare. Les « chercheurs » affirment avoir la preuve de la
collaboration des deux dramaturges, grâce à l’analyse syntaxique et au travail
d’un superordinateur. Si quelqu’un voulait nous prêter un superordinateur (et
le mathématicien qui va avec afin de mitonner l’algorithme qui va dire à
l’ordinateur quoi chercher), il nous semble tout à fait possible
d’arriver à prouver que ces « chercheurs » sont en fait
ballerines au Bolchoï depuis 1792 – au moins. Ils devraient sans doute demander
de l’aide à M. Camps, mais la vérité et une pseudo-crédibilité apportée par les
éditions d’Oxford leur rapporterait moins d’argent et de pseudo-prestige.
Nous savons
que Shakespeare, après avoir quitté Stratford-upon-Avon, est allé à Londres,
est devenu acteur, puis poète, puis dramaturge, mais Marlowe était déjà un
célèbre dramaturge et une collaboration avec un Shakespeare débutant en
écriture théâtrale est illogique.
Le problème d’une
partie de mes collègues « chercheurs » est qu’ils n’ont d’expérience
littéraire que leur dissection des textes, mais telle une grenouille dans un
laboratoire, leur analyse est invariablement froide ; ils comprennent le
vers et la grammaire, mais la magie de l’écrit littéraire leur échappe. Ils
expliquent la grenouille morte et sont persuadé d’avoir résolu le mystère
– à tort. La seule, en 2016, à avoir émis une hypothèse intéressante est le
Professeur Carol Rutter qui évoqua la possibilité que les points communs entre
Shakespeare et Marlowe venaient peut-être des acteurs qu’ils fréquentaient tous
deux.
Quelques Marloviens
vont même jusqu’à dire que Marlowe a feint d’être mort et que c’est lui qui
écrivait les pièces que Shakespeare présentait.
Nous avons des « anti-Stratfordiens ». Ceux-là
partent du principe qu’un illettré de la campagne qui n’est pas allé à
l’université ne peut en aucun cas avoir écrit de telles merveilles et le pécore
Shakespeare devait obligatoirement servir de prête-nom à un autre auteur, voire
d’autres auteurs. Nous comprenons qu’il puisse être frustrant d’avoir affaire à
un génie (nous pouvons même comprendre une certaine dose de jalousie), mais
dénigrer Shakespeare malgré les faits que nous connaissons sur sa vie est
puéril.
Le père de William,
John Shakespeare, n’était peut-être pas le plus honnête des hommes, mais il fut
un notable de Stratford.
Sa mère, Mary
Arden, était fascinante, même si elle aussi est victime de préjudices :
dans un documentaire sur elle, un présentateur de la respectable BBC la
décrivit dès son introduction comme une fermière. Alors, certes, elle
possédait une ferme et des terres, mais elle était la fille d’un très
respectable gentleman farmer dont la famille remontait à la conquête
normande. Elle savait plumer les volailles, mais elle savait aussi utiliser
leurs plumes pour écrire et elle savait lire ; c’est elle qui apprit à ses
fils à lire et écrire avant que la position de son mari ne leur permette de les
envoyer à l’école de la ville, la King’s New School.
William savait donc
lire, écrire, compter en anglais et en latin. Il n’alla ni à Cambridge, ni à
Oxford, mais nous savons qu’il était un avide lecteur. Certains membres de sa
famille étaient illettrés et certains considèrent que leur manque d’éducation
devait avoir des répercutions sur Shakespeare lui-même, ce qui est
particulièrement irritant et nous recommandons à ces personnes d’imaginer
leur réaction s’ils étaient mis dans le même panier que leur plus stupide
parent simplement parce qu’ils sont de la même famille.
Nous savons que
William Shakespeare a été baptisé le lundi 26 avril 1564 à l’église Holy
Trinity (Sainte Trinité) et la coutume veut qu’il soit né le jour de la Saint
Georges le 23 avril (à l’époque, les parents avaient trois jours pour déclarer
un nouveau né).
À dix-huit ans, en
1582, William eut une aventure avec une jeune femme de vingt-cinq ans, Anne Hathaway.
Elle était enceinte de trois mois lorsque le 27 novembre de la même année ils
obtinrent la licence qui les autorisa à se marier (nous avons toujours trace de
la licence, mais les registres paroissiaux ont disparu). En 1583, leur fille
Susanna naissait et le 2
février 1585, les Shakespeare accueillaient des jumeaux, Judith et
Hamnet.
Nous ne savons pas
exactement quand et comment Shakespeare devint acteur, mais il quitta Stratford
après la naissance des jumeaux et nous le retrouvons acteur et dramaturge
débutant à Londres en 1592. Il était dans la troupe des Lord Chamberlain’s Men
et, si nous ignorons aujourd’hui quels rôles il interpréta, William Beeton,
fils de son compagnon de scène Christopher, déclara que Shakespeare était un
très bon acteur.
En revanche, en
tant que dramaturge, il commença à déranger assez tôt (sans doute un mélange de
jalousie et d’élitisme déjà à l’époque). Environ quinze jours après la mort du
dramaturge Robert Greene (1558-1592), un pamphlet qu’il avait rédigé fut
publié, Groats-worth of Witte, bought with a million of Repentance. On peut y lire : « There is an upstart crow,
beautified with our feathers, that with his Tygers heart wrapt in a Players
hide supposes he is as well able to bombast out a blank verse as the best of
you; and, being an absolute Johannes Factotum, is in his own conceit the only
Shake-scene in a country. ». [Il y a un corbeau arriviste, paré de nos plumes, qui avec son
cœur de tigre dans la peau d’un acteur se croit aussi capable que le meilleur
d’entre vous de créer avec emphase des vers non rimés et, étant un parfait touche-à-tout,
s’imagine être le seul cheikh-sur-scène du pays.]
Certains de nos
négationnistes vous diront que ces mots n’étaient pas adressés à Shakespeare.
Il faudra leur rappeler que l’ami proche et éditeur de Greene, Henry Chettle,
présenta ses excuses à Shakespeare pour n’avoir pas corrigé le texte avant sa
publication.
Greene semblait
simplement ne pas apprécier qu’un simple acteur (un corbeau arriviste) se
tourne vers l’écriture (les plumes empruntées). Il est possible que le tigre
fasse référence à la ligne de Shakespeare « O tiger’s heart
wrapped in a woman’s hide » [Oh, cœur de
tigre dans la peau d’une femme] qui se trouve dans la troisième partie d’Henry
VI (acte I, scène 4, ligne 137). Il faudrait prévenir les Marloviens
que Greene ne mentionne pas de collaboration entre leur idole et Shakespeare.
En 1592, la peste était en Angleterre et les
théâtres furent fermés. Shakespeare écrivit de la poésie : en 1593, il
dédia Venus and Adonis à son protecteur (et peut-être le « jeune
homme » des Sonnets selon certains), Henry Wriothesley, troisième comte de
Southampton ; en 1594, il lui dédia Lucrece, puis retourna au
théâtre.
En 1595, il est
comptabilisé comme acteur par le trésorier de la reine (Treasurer of the
Queen’s Chamber).
En 1598, Francis
Meres (1565/66-1647) publia Palladis Tamia: Wits Treasury où il
mentionna les fameux sonnets que Shakespeare ne faisait lire qu’à ses amis et
quelques pièces de notre acteur devenu également dramaturge.
En 1599,
Shakespeare se retrouva détenteur de 12,5% de parts dans le théâtre The Globe. Cet épisode de la
vie de Shakespeare est amplement documenté dans les archives conservées à
Londres au Public Record Office. Le premier à localiser ces documents en
effectuant une recherche plus générale sur l’histoire du théâtre fut Charles
William Wallace (1865-1932) ; le travail de ce chercheur minutieux
contient les preuves que Shakespeare était un acteur, un dramaturge et l’un des
copropriétaires du Globe. En général, les
anti-Stratfordiens l’ignorent.
De même qu’ils
ignorent royalement toutes les pièces publiées individuellement du temps de
Shakespeare et qui stipulent, noir sur blanc, que Shakespeare était leur
auteur.
Il est aisé
d’imaginer que Ben Johnson, à qui nous devons le First Folio [Premier
Folio] qui réuni les pièces de Shakespeare, serait furieux de voir que ses
sept ans de travail sont mis en doute par des jaloux et des incompétents. Mises
en doute également son élégie de Shakespeare, dramaturge génial et intemporel,
et celles des autres auteurs qui se prêtèrent à l’exercice.
Au début du XVIIe
siècle, personne ne disait que William Shakespeare n’avait pas écrit les
sonnets, poèmes, pièces historiques, tragédies et comédies qui avaient été
publiés avec son nom sur la première page. Personne. Le problème apparut plus
tard, quand on redécouvrit Shakespeare.
Nous avons des « Oxfordiens ». Ils sont persuadés
qu’Edward de Vere (1550-1606), dix-septième comte d’Oxford, était le véritable
auteur des pièces et que sa position sociale ne lui permettait pas d’assumer le
fait d’être dramaturge. Si vous regardez les dates de décès de ces deux hommes,
chers Lecteurs, vous remarquerez que de Vere est mort en 1606 et Shakespeare en
1616 et que, de 1606 à 1616, Shakespeare écrivit douze nouvelles pièces. Si de
Vere était le véritable auteur, comment expliquer ces douze nouvelles
pièces ? Sans le moindre embarras, un Oxfordien vous déclarera avec la
plus grande assurance que de Vere, anticipant sa mort, avait laissé à son homme
de paille un certain nombre de pièce à utiliser après sa mort. Faites-leur
alors remarquer que les douze pièces contiennent des références directes à des
événements postérieurs à la mort du comte et ils vous diront qu’il avait
ordonné à Shakespeare que personnaliser son travail avec quelques
histoires et jeux de mots nouveaux. Faites-leur remarquer qu’ils disent haut et
fort que Shakespeare était illettré et donc incapable d’écrire quoi que ce soit
et qu’il est donc impossible qu’il ait pu apporter les touches nouvelles
demandées par son maître et donnez-leur un minute afin de trouver leur
prochaine justification saugrenue.
Il pourrait être
tentant de demander aux Oxfordiens de se présenter aux Jeux Olympiques :
leur maîtrise du grand écart est digne des meilleurs gymnastes.
De plus, de Vere
est mentionné en tant qu’auteur par Francis Meres. Il était donc un écrivain
bien distinct de Shakespeare.
Nous avons enfin les « Baconiens »
et c’est avec eux que le négationnisme shakespearien prit des proportions
incroyables – à cause d’une tragédie dont nous pensons avoir identifié la vraie
cause.
Pour eux, le
véritable génie était Francis Bacon (1561-1626).
Le problème a commencé
avec Joseph C. Hart (1798-1855) qui était persuadé que la diversité de style de
Shakespeare ne pouvait s’expliquer que si son corpus d’œuvres avait été écrit
par plusieurs auteurs et, en 1852, avec Robert W. Jameson (1805-1868) qui
publia anonymement, ce qui est d’un rare courage, un article intitulé Who
Wrote Shakespeare? [Qui a écrit Shakespeare ?] qui reprenait
les conclusions de Hart, mais en ajoutant qu’en tant que régisseur de théâtre,
Shakespeare avait dû payer un poète en résidence qui écrivait ses pièces.
Ces deux-là furent une étincelle. Le brasier fut allumé par
la dramaturge au destin tragique, Delia Salter Bacon (1811-1859).
Dans une compétition littéraire, elle obtint le premier
prix devant Edgar Allan Poe, qui chanta ses louanges. Malgré ce départ
prometteur, sa pièce The Bride of Fort Edward [La Mariée de Fort
Edward] fut un échec.
Vers 1845, elle commença à émettre l’hypothèse que les
œuvres de Shakespeare avaient été écrites par Francis Bacon, Sir Walter
Raleigh, Edmund Spencer et bien d’autres car elle pensait qu’un seul homme ne
pouvait pas être aussi génial.
En 1857, elle publia un énorme livre, The Philosophy of
the Plays of Shakespeare Unfolded, [Révélations sur la philosophie des pièces
de Shakespeare]. Pendant ses recherches, elle s’était liée d’amitié avec Ralph
Waldo Emerson et Nathaniel Hawthorne: ils pensaient qu’elle avait raison de questionner
la légitimité de Shakespeare en tant qu’auteur de ses pièces et Walt Whitman rejoignit
leur groupe de sceptiques avec Mark Twain à sa suite (mais que penser d’un
homme qui avait une aussi piètre opinion de Jane Austen ?).
En plus de ces prestigieuses amitiés qui entretenaient ses
doutes, Delia Bacon sympathisa avec Samuel Morse (1791-1872),
qui était passionné par les codes, les secrets et les chiffres. Ce dernier
apprit à Delia Bacon que Francis Bacon s’était intéressé au plus haut point aux
chiffres et codes secrets et elle commença à chercher des signes de Bacon dans
les œuvres de Shakespeare. Quand elle s’enfonça dans cette recherche, Emerson se
mit à douter du bien fondé de ses incertitudes, mais il ne cessa jamais de
l’admirer.
Son intérêt pour Bacon la poussa à traverser l’Atlantique
après avoir trouvé des sponsors sous de fallacieux prétextes. En Angleterre,
elle rencontra Thomas Carlyle (1795-1881) et lui exposa ses théories ;
horrifié, il lui conseilla d’aller explorer les archives afin de comprendre à
quel point elle faisait fausse route. Delia Bacon ne l’écouta pas et tenta
d’ouvrir la tombe de Francis Bacon avant de tenter la même chose sur celle de
Shakespeare ; les gardiens des églises l’arrêtèrent, mais ces braves
hommes comprirent rapidement que cette pauvre femme allait très mal. Elle
rentra aux États-Unis et fit publier son livre où elle pensait démontrer que William
Shakespeare n’avait pas écrit les œuvres de Shakespeare. Whitman et Henry James
crurent qu’elle avait raison, mais la plupart des universitaires et critiques
de l’époque déclarèrent unanimement que ses conclusions étaient complètement
fausses et qu’elle n’avait absolument aucune preuve de ce qu’elle avançait – ce
qui était vrai ; elle n’avait aucune carte en main.
Alors, pourquoi une femme
intelligente et douée s’est-elle plongée dans un tel cloaque de mensonges ?
Permettez-nous de nous transformer en hybride de Sherlock Holmes et du docteur
Watson.
Deux incidents dans la vie de Delia Bacon nous semblent
pouvoir expliquer sa monomanie.
Le point de départ fut ses longues discutions sur la
paternité des œuvres de Shakespeare avec Alexander MacWorther. Ce dernier était
un pasteur qu’elle avait rencontré en 1846. Le frère de Delia pensa que les conversations
de sa chère sœur avec cet homme avait dû porter atteinte à l’honneur de sa sœur
et il fit un procès à MacWorther. Le frère de Delia se ridiculisa complètement
lors du procès que MacWorther gagna ; toute la bonne société se moqua de
Delia, qui se réfugia à Boston, humiliée.
Ce choc émotionnel – à une époque où le bien-être des
femmes n’était pas un sujet d’actualité, où la psychanalyse n’existait pas et
où les antidépresseurs étaient de la science-fiction – a dû briser bien plus
que le cœur fragile de Delia Bacon. Son obsession – et sa haine – pour
Shakespeare datent de ce moment.
Cet élément psychologique est très important, mais sa santé
physique est également à prendre en considération : Delia Bacon manqua
mourir lors d’une épidémie de choléra, ce qui la fragilisa et elle contracta
ensuite la malaria. Nous pensons que la clef du mystère se trouve là.
Les études médicales que nous avons consultées nous ont appris
qu’à l’époque de Delia Bacon il n’y avait aucun traitement efficace contre la
malaria et ce ne fut que des décennies après sa mort, en 1880, que les
scientifiques comprirent qu’il s’agissait d’une infection parasitaire. Encore
aujourd’hui, les médecins ont malheureusement pu étudier des malades qui
n’avaient pas eu accès à des traitements modernes et nous savons donc ce qui
arrive dans ce cas de figure et il est possible, d’autant plus d’après les
descriptions des hommes d’églises qui ont stoppé Delia Bacon, que ce soit ce
qui est arrivé à la malheureuse. Ceux qui ont contracté la malaria et n’ont pas
de soin connaissent un déclin cognitif plus ou moins grand. Les parasites de la
malaria restent à vie dans le foie, qui peut en rejeter dans l’organisme à n’importe
quel moment. Les cellules parasitées finissent par monter au cerveau où elles
font exploser les capillaires et causent des hémorragies cérébrales (les
autopsies de victimes de la malaria ont des pétéchies dans le cerveau et les
méninges et les nodules de malaria se retrouvent alors dans tout le cerveau).
Il est possible que l’état mental de Delia Bacon s’explique
par la malaria et le choc du procès perdu par son frère.
Si tel est le cas, son histoire et son obsession sont une
tragédie.
Les Baconiens et autres négationnistes qui se sont servi ou
se servent de son livre afin de justifier leur jalousie n’ont, eux, aucune
excuse.
Certains Baconiens furent si obnubilés par leur théorie
fumeuse que Bacon a laissé un code dans les œuvres de Shakespeare qu’ils
allèrent jusqu’à inventer des appareils déchiffreurs (un nommé Orville Ward
Owen a inventé une roue de déchiffrement qui est un objet tarabiscoté… mais qui
révèle parfaitement jusqu’où ils sont prêts à aller dans leur déni).
Bref,
puisqu’il n’y a plus de Shakespeare pour défendre leur ancêtre William, puisque
tant de gens se fichent de savoir qui a écrit quoi et que tant d’éditeurs et de
gratte-papiers ont trouvé la poule aux œufs d’or, les mensonges fleurissent et
se multiplient.
Si vous
voulez vous amuser, nous vous recommandons une série de la BBC, Upstart Crow,
où la vie et l’œuvre de Shakespeare fait l’objet d’une comédie à l’humour
typiquement anglais. Incidemment (notre mention de cette série n’était bien
évidemment pas innocente), une scène du second épisode de la troisième saison
voit Greene comploter avec Bacon et le comte d’Oxford en ajoutant Marlowe à son
sinistre plan. Les scénaristes évoquent les négationnistes Shakespearien
d’aujourd’hui ainsi :
Greene: With
Marlowe's disappearance, I plant the first of my theories of conspiracy which
will dog the Crow's reputation for all time. [Avec la disparition de
Marlowe, je vais semer la première de mes théories complotistes qui ruineront à
jamais la réputation du Corbeau]
Bacon: The
first? Mr Greene, you have more? [La première ? Vous en avez d’autres,
M. Greene ?]
Greene:
Oh, yes. Next must you, Sir Francis Bacon, ensure that included in your future
writings there be certain words and punctuation common to those used by Mr
Shakespeare. Thus will future anally retentive, self-important saddos find
evidence of similarity between your works and his and conclude that you
are Shakespeare. [Oh, oui. Vous, Sir Francis Bacon, devrez ensuite faire
en sorte d’inclure dans vos prochains écrits certains mots et éléments de ponctuation
que l’on trouve communément chez M. Shakespeare. Ainsi les futurs psychorigides
ringards à l’égo démesuré trouveront des preuves de la similarité entre votre
œuvre et la sienne et ils en concluront que vous êtes Shakespeare.]
Bacon:
But, Mr Greene, of course there will be similarities of words and punctuation. We
both write in English. [Mais, M. Greene, il est bien évident qu’il y aura des
similarités de vocabulaire et de ponctuation. Nous écrivons tous deux en
anglais.]
Greene: Exactly.
It's so conclusive, I'm almost convinced myself. And you, my dear Earl of
Oxford, I intend that you, too, will one day be thought of as a putative author
of the Crow's plays. [Exactement. C’est tellement probant que je me suis
presque convaincu moi-même. Et vous, mon cher comte d’Oxford, j’ai bien
l’intention que, vous aussi, soyez un jour considéré comme un potentiel auteur
des pièces du Corbeau.]
Oxford: This is absurd, Mr Greene. There is not one single shred of evidence
linking either Marlowe, Bacon, or myself to Shakespeare's plays. [C’est
absurde, M. Greene. Il n’y a pas la moindre évidence d’un lien quelconque entre
Marlowe, Bacon ou moi et les pièces de Shakespeare.]
Greene: Exactly!
There is no evidence. Can you think of better proof of a cover-up? And it
begins… with the death... of Christopher Marlowe. [Exactement. Il n’y a
pas la moindre preuve. Pourrait-on trouver meilleure preuve qu’il y a anguille
sous roche ? Et cela commence… avec la mort… de Christopher Marlowe.]
Rien de
tel qu’un peu de sarcasme britannique pour se moquer de ceux qui veulent
dépouiller Shakespeare de sa paternité littéraire.
Si
seulement le positivisme était appliqué en Histoire et en littérature, nous
n’aurions pas des brochettes d’arrivistes arrogants qui veulent réécrire les
choses à leur profit, quitte à ignorer des faits, des archives ou des
témoignages.
Dans tous
les domaines, ne prenez pas pour argent comptant ce qu’on vous annonce – et
faites vos devoirs !
Finissons
donc cet article avec une petite anecdote : en 1987, l’Américain Charlton
Ogburn Jr. (1911-1998) demanda à trois juges de la Cour Suprême des États-Unis
de décider si les œuvres de Shakespeare avaient été écrites par Shakespeare ou
par le comte d’Oxford. Les juges n’entendirent exclusivement que des
témoignages en faveur d’Oxford, les Shakespeariens n’ayant pas été autorisés à
s’exprimer. Que pensez-vous qu’il se passa ? Les trois juges déclarèrent
qu’Ogburn avait complètement tort, que sa théorie était fumeuse et que
Shakespeare avait écrit toutes les œuvres qu’on lui attribuait.
L’année
suivante, et malgré le cuisant échec d’Ogburn, une autre tentative Oxfordienne
eut lieu – à Londres cette fois-ci. Universitaires spécialistes de Shakespeare
et Oxfordiens fanatiques furent autorisés à prendre la parole. La conclusion
des juges américains fut à nouveau confirmée par des juges britanniques.
Donc, quand on regarde les archives et les faits et qu’on n’a
pas un mensonge à vendre ou une jalousie à alimenter, il n’y a aucun
problème : William Shakespeare était un génie.