Affichage des articles dont le libellé est positivisme. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est positivisme. Afficher tous les articles

Raymond Louis Bouyer (Paris IX, 3 juillet 1862 - 20 janvier 1941)

Nous avons hésité pour le titre de cet article entre « Bon anniversaire ! » et « Un peu de positivisme, que diable ! ».

Pourquoi ? C'est très simple : il se trouve que le hasard a voulu que nous nous penchions sur la vie de Raymond (ou Raymond Louis, Raymond-Louis, voire même Louis ou Louis-Raymond) Bouyer à quelques jours de l’anniversaire de sa naissance il y a cent soixante-et-un ans. Et alors que nous nous penchions sur son histoire, tout Internet nous annonçait qu’il était mort en 1935 – même si la Bibliothèque nationale de France nous donne cette date avec un magnifique point d’interrogation. D’ailleurs, leur dernière trace écrite de lui date de 1934.

En revanche, toutes les pages s’accordent à dire que cet auteur, critique musical, critique d’art et secrétaire de rédaction de La Revue d’art était né à Paris dans le IXème arrondissement le 3 juillet 1862.

C’est là que le positivisme entre en jeu.

En voyant les doutes de notre chère Gallica quant à l’année de sa mort, nous avons immédiatement craint que cet auteur ait disparu soudainement sans laisser de trace – comme Rose Maireau, que nous cherchons toujours.

Puisqu’il est né en 1862 – donc après les incendies de la Commune, nous avons consulté les archives de Paris en ligne…

 

Trois minutes.

 

Il nous a fallu trois minutes pour trouver son acte de naissance (n° 1211), acte de naissance qui nous apprend qu’il est né au 34, rue de Trévise, qu’il était le fils du négociant Paul Bouyer, qui n’assista pas à sa naissance, et de la professeur de piano Pauline Rosine Caroline Grange ; ses parents avaient respectivement trente-huit et trente-et-un ans et s’étaient mariés dans le IIIème arrondissement en 1858. Sa naissance fut déclarée par le docteur qui avait accouché sa mère, Ernest Château, et par son oncle Louis Grange, qui habitait aussi au  34, rue de Trévise.

Ces renseignements sont déjà précieux, mais que trouvons-nous en mention marginale ? Hum ? Nous lisons noir sur blanc que l’enfant qui est né le 3 juillet 1862 s’est marié dans l’arrondissement où il est né. À quelle date ? Forcément avant 1935, voire en 1935, n’est-ce pas ? Pas du tout, chers lecteurs, notre auteur s’est marié le 18 janvier 1941 avec Jeanne Eugénie Luce Bernard.  

1941 !!! 

Pardonnez-nous ce festival de points d’exclamation, mais cela veut dire que personne n’a pris la peine de consulter l’acte de naissance de Raymond Bouyer, autrement la quasi-totalité des données sur lui n’annonceraient pas qu’il est mort en 1935.

Passons donc à l’acte de mariage (n° 22) de Raymond et Jeanne… Raymond y est décrit comme un « homme de lettres » et il réside toujours au 34, rue de Trévise et c’est là – littéralement là, chez lui, qu’il se maria. Gaston Broussier, adjoint au maire du IXème arrondissement, se rendit chez Raymond sur réquisition du Procureur de la République afin de procéder au mariage. Raymond avait soixante-dix-huit ans… Pas la peine d’être Sherlock Holmes pour déduire que le malheureux devait être bien malade pour que son mariage se déroule chez lui et non pas dans la maison commune ; en revanche, Gaston Broussier, afin de respecter la loi, fit « ouvrir les portes de la maison en vue de célébrer publiquement ledit mariage » - espérons que le pauvre Raymond ne fut pas exposé aux éléments afin que son mariage se déroule selon la loi (il devait faire bien froid en janvier 41). La mariée, concierge de l’immeuble, avait cinquante-deux ans et était la fille de Louis Bernard et Aline Voillemont ; elle était née le 18 juin 1888 à Doulevant-le-Petit en Haute-Marne.

La date du décès de Raymond n’a pas été ajoutée à son acte de naissance, mais les circonstances du mariage pouvaient nous laisser penser que le malheureux avait trop vite laissé une veuve.

Les tables annuelles des décès nous livrèrent très vite la fin de cette histoire : Raymond Louis Bouyer mourut le 20 janvier 1941 à 19h30. Son décès fut déclaré en mairie par un résident de l’immeuble le lendemain.

 

Si la totalité de cette recherche nous a pris vingt minutes, c’est bien le diable. En creusant encore un peu, nous avons même découvert que Bouyer avait été nommé chevalier de la Légion d’honneur le 6 mars 1929.

Nous ne sommes pas en 1923. Une mine d’information se trouve en quelques clics – ce qui permet d’ailleurs de faire des recherches en archives alors que celles-ci ont fermé leurs portes pour la nuit. Pourquoi est-ce que personne avant nous n’a tenté de résoudre le mystère de la date de décès de cet auteur ? Ça se comprend jusqu’en 1995 où il fallait souvent aller en archives ou bibliothèques afin de consulter un catalogue papier… mais aujourd’hui ? Pourquoi se contenter d’une date approximative – et erronée ?! Manque total d’intérêt ? Paresse intellectuelle ?

 

Le pire dans cette histoire est que nous n’en avons pas fini du mystère Bouyer : nous avons peut-être déterré son acte de décès, mais la raison pour laquelle nous nous sommes intéressée à lui va nous demander de creuser encore.

Il se trouve qu’en 1883, Bouyer se présenta au concours de l’École normale supérieure et fut admis à la vingt-et-unième place (vingt-cinq étudiants constituaient cette promotion). Cependant, il ne se présenta pas à l’école le vendredi 2 novembre pour la rentrée ; il n’arriva que le mercredi 7 et fut absent dès le 8 au soir.

Il démissionna et sa place fit attribuée à celui qui avait été vingt-sixième au concours et cet étudiant entra à l’école le 20 novembre 1883 après avoir été officiellement nommé la veille.

Cet étudiant qui remplaça Bouyer était… Georges Doublet.

Voila pourquoi nous avons cherché des informations sur Bouyer. Maintenant, reste à tenter de découvrir pourquoi il démissionna alors qu’il poursuivit ses études en Sorbonne et obtint sa licence ès Lettres en 1884, tout comme Doublet.

Négationnisme littéraire (version Shakespeare)

Comme promis dans l’article précédent, nous allons vous parler de négationnisme littéraire à l’égard de William Shakespeare (1564-1616). Le terme peut sembler violent, mais cette pratique est violente – comme tout négationnisme.

Il est malheureusement plus courant d’entendre ce terme lié à d’infâmes bipèdes qui, alors que nous avons des archives et encore quelques survivants, vont, souvent pour vendre un immonde bouquin, prétendre que l’Holocauste n’a pas eu lieu ou que les femmes réduites en esclavage sexuel par l’armée japonaise pendant la Seconde guerre mondiale étaient toutes volontaires[1].

Le phénomène existe dans d’autres domaines que l’Histoire et nous avons donc quelques surprises en littérature.

Dans la seconde émission Secrets d’histoire consacrée à Molière, l’un des invités déclara, face caméra, qu’il ne croyait pas que Molière ait écrit certaines des œuvres de Molière et il les attribuait à Corneille. Dans la même émission, l’excellent chartiste Jean-Baptiste Camps apportait la preuve définitive que le style de Corneille n’avait strictement rien à voir avec celui de Molière. Malgré cette preuve, cela n’empêchera pas certaines personnes de continuer à douter que Poquelin ait été assez génial pour écrire ces œuvres de Molière que nous aimons lire encore aujourd’hui.

 

Le cas Shakespeare est encore pire et ce malgré le fait que nous avons plus d’archives sur William Shakespeare, Gentleman[2], que sur n’importe quel autre auteur de la même époque.

Quel est donc le problème ?

Il nous semble que nous avons quatre catégories de gens qui vous dirons que « Shakespeare n’a pas écrit Shakespeare » :

1 – ceux qui ne connaissent rien sur Shakespeare, n’ont pas lu une seule ligne de son travail et répètent aveuglément ce qu’ils ont vaguement entendu quelque part.

2 – ceux à qui on a enseigné que Shakespeare n’avait pas écrit Shakespeare et qui ne sont pas allé chercher plus loin.

3 – ceux qui ont quelque chose à vous vendre et qui n’ont aucune conscience professionnelle.

4 – ceux qui sont jaloux du génie de Shakespeare (souvent indifférenciables des négationnistes de la catégorie précédente).

 

Il existe aujourd’hui plusieurs variantes de négationnistes shakespeariens et nous allons en faire la triste liste avant de vous parler de ce qui nous semble être le tournant qui fit prendre de l’importance à cette pratique pathétique.

 

Nous avons des « Marloviens ». Ces admirateurs de Christopher Marlowe (1564-1593) ont d’ailleurs réussi un coup d’éclat en 2016 lorsque les très respectables (mais apparemment aussi très crédules[3]) Oxford University Press décidèrent d’écouter une poignée de « chercheurs » qui déclarèrent que Marlowe et Shakespeare avaient collaboré sur les trois pièces historiques Henry VI, ce qui fut imprimé dans leur New Oxford Shakespeare. Les « chercheurs » affirment avoir la preuve de la collaboration des deux dramaturges, grâce à l’analyse syntaxique et au travail d’un superordinateur. Si quelqu’un voulait nous prêter un superordinateur (et le mathématicien qui va avec afin de mitonner l’algorithme qui va dire à l’ordinateur quoi chercher), il nous semble tout à fait possible d’arriver à prouver que ces « chercheurs » sont en fait ballerines au Bolchoï depuis 1792 – au moins. Ils devraient sans doute demander de l’aide à M. Camps, mais la vérité et une pseudo-crédibilité apportée par les éditions d’Oxford leur rapporterait moins d’argent et de pseudo-prestige.

Nous savons que Shakespeare, après avoir quitté Stratford-upon-Avon, est allé à Londres, est devenu acteur, puis poète, puis dramaturge, mais Marlowe était déjà un célèbre dramaturge et une collaboration avec un Shakespeare débutant en écriture théâtrale est illogique.

Le problème d’une partie de mes collègues « chercheurs » est qu’ils n’ont d’expérience littéraire que leur dissection des textes, mais telle une grenouille dans un laboratoire, leur analyse est invariablement froide ; ils comprennent le vers et la grammaire, mais la magie de l’écrit littéraire leur échappe. Ils expliquent la grenouille morte et sont persuadé d’avoir résolu le mystère – à tort. La seule, en 2016, à avoir émis une hypothèse intéressante est le Professeur Carol Rutter qui évoqua la possibilité que les points communs entre Shakespeare et Marlowe venaient peut-être des acteurs qu’ils fréquentaient tous deux.

Quelques Marloviens vont même jusqu’à dire que Marlowe a feint d’être mort et que c’est lui qui écrivait les pièces que Shakespeare présentait.

 

Nous avons des « anti-Stratfordiens ». Ceux-là partent du principe qu’un illettré de la campagne qui n’est pas allé à l’université ne peut en aucun cas avoir écrit de telles merveilles et le pécore Shakespeare devait obligatoirement servir de prête-nom à un autre auteur, voire d’autres auteurs. Nous comprenons qu’il puisse être frustrant d’avoir affaire à un génie (nous pouvons même comprendre une certaine dose de jalousie), mais dénigrer Shakespeare malgré les faits que nous connaissons sur sa vie est puéril.

Le père de William, John Shakespeare, n’était peut-être pas le plus honnête des hommes, mais il fut un notable de Stratford.

Sa mère, Mary Arden, était fascinante, même si elle aussi est victime de préjudices : dans un documentaire sur elle, un présentateur de la respectable BBC la décrivit dès son introduction comme une fermière. Alors, certes, elle possédait une ferme et des terres, mais elle était la fille d’un très respectable gentleman farmer dont la famille remontait à la conquête normande. Elle savait plumer les volailles, mais elle savait aussi utiliser leurs plumes pour écrire et elle savait lire ; c’est elle qui apprit à ses fils à lire et écrire avant que la position de son mari ne leur permette de les envoyer à l’école de la ville, la King’s New School.

William savait donc lire, écrire, compter en anglais et en latin. Il n’alla ni à Cambridge, ni à Oxford, mais nous savons qu’il était un avide lecteur. Certains membres de sa famille étaient illettrés et certains considèrent que leur manque d’éducation devait avoir des répercutions sur Shakespeare lui-même, ce qui est particulièrement irritant et nous recommandons à ces personnes d’imaginer leur réaction s’ils étaient mis dans le même panier que leur plus stupide parent simplement parce qu’ils sont de la même famille[4].

Nous savons que William Shakespeare a été baptisé le lundi 26 avril 1564 à l’église Holy Trinity (Sainte Trinité) et la coutume veut qu’il soit né le jour de la Saint Georges le 23 avril (à l’époque, les parents avaient trois jours pour déclarer un nouveau né).

À dix-huit ans, en 1582, William eut une aventure avec une jeune femme de vingt-cinq ans, Anne Hathaway. Elle était enceinte de trois mois lorsque le 27 novembre de la même année ils obtinrent la licence qui les autorisa à se marier (nous avons toujours trace de la licence, mais les registres paroissiaux ont disparu). En 1583, leur fille Susanna naissait et le 2 février 1585, les Shakespeare accueillaient des jumeaux, Judith et Hamnet[5].

Nous ne savons pas exactement quand et comment Shakespeare devint acteur, mais il quitta Stratford après la naissance des jumeaux et nous le retrouvons acteur et dramaturge débutant à Londres en 1592. Il était dans la troupe des Lord Chamberlain’s Men et, si nous ignorons aujourd’hui quels rôles il interpréta, William Beeton, fils de son compagnon de scène Christopher, déclara que Shakespeare était un très bon acteur.

En revanche, en tant que dramaturge, il commença à déranger assez tôt (sans doute un mélange de jalousie et d’élitisme déjà à l’époque). Environ quinze jours après la mort du dramaturge Robert Greene (1558-1592), un pamphlet qu’il avait rédigé fut publié, Groats-worth of Witte, bought with a million of Repentance. On peut y lire : « There is an upstart crow, beautified with our feathers, that with his Tygers heart wrapt in a Players hide supposes he is as well able to bombast out a blank verse as the best of you; and, being an absolute Johannes Factotum, is in his own conceit the only Shake-scene in a country. ».  [Il y a un corbeau arriviste, paré de nos plumes, qui avec son cœur de tigre dans la peau d’un acteur se croit aussi capable que le meilleur d’entre vous de créer avec emphase des vers non rimés et, étant un parfait touche-à-tout, s’imagine être le seul cheikh-sur-scène[6] du pays.]

Certains de nos négationnistes vous diront que ces mots n’étaient pas adressés à Shakespeare. Il faudra leur rappeler que l’ami proche et éditeur de Greene, Henry Chettle, présenta ses excuses à Shakespeare pour n’avoir pas corrigé le texte avant sa publication[7].

Greene semblait simplement ne pas apprécier qu’un simple acteur (un corbeau arriviste) se tourne vers l’écriture (les plumes empruntées). Il est possible que le tigre fasse référence à la ligne de Shakespeare « O tiger’s heart wrapped in a woman’s hide » [Oh, cœur de tigre dans la peau d’une femme] qui se trouve dans la troisième partie d’Henry VI (acte I, scène 4, ligne 137). Il faudrait prévenir les Marloviens que Greene ne mentionne pas de collaboration entre leur idole et Shakespeare[8].

En 1592, la peste était en Angleterre et les théâtres furent fermés. Shakespeare écrivit de la poésie : en 1593, il dédia Venus and Adonis à son protecteur (et peut-être le « jeune homme » des Sonnets selon certains), Henry Wriothesley, troisième comte de Southampton ; en 1594, il lui dédia Lucrece, puis retourna au théâtre.

En 1595, il est comptabilisé comme acteur par le trésorier de la reine (Treasurer of the Queen’s Chamber).

En 1598, Francis Meres (1565/66-1647) publia Palladis Tamia: Wits Treasury où il mentionna les fameux sonnets que Shakespeare ne faisait lire qu’à ses amis et quelques pièces de notre acteur devenu également dramaturge.

En 1599, Shakespeare se retrouva détenteur de 12,5% de parts dans le théâtre The Globe[9]. Cet épisode de la vie de Shakespeare est amplement documenté dans les archives conservées à Londres au Public Record Office. Le premier à localiser ces documents en effectuant une recherche plus générale sur l’histoire du théâtre fut Charles William Wallace (1865-1932) ; le travail de ce chercheur minutieux contient les preuves que Shakespeare était un acteur, un dramaturge et l’un des copropriétaires du Globe[10]. En général, les anti-Stratfordiens l’ignorent.

De même qu’ils ignorent royalement toutes les pièces publiées individuellement du temps de Shakespeare et qui stipulent, noir sur blanc, que Shakespeare était leur auteur.

Il est aisé d’imaginer que Ben Johnson, à qui nous devons le First Folio [Premier Folio] qui réuni les pièces de Shakespeare, serait furieux de voir que ses sept ans de travail sont mis en doute par des jaloux et des incompétents. Mises en doute également son élégie de Shakespeare, dramaturge génial et intemporel, et celles des autres auteurs qui se prêtèrent à l’exercice.

Au début du XVIIe siècle, personne ne disait que William Shakespeare n’avait pas écrit les sonnets, poèmes, pièces historiques, tragédies et comédies qui avaient été publiés avec son nom sur la première page. Personne. Le problème apparut plus tard, quand on redécouvrit Shakespeare.

 

Nous avons des « Oxfordiens ». Ils sont persuadés qu’Edward de Vere (1550-1606), dix-septième comte d’Oxford, était le véritable auteur des pièces et que sa position sociale ne lui permettait pas d’assumer le fait d’être dramaturge. Si vous regardez les dates de décès de ces deux hommes, chers Lecteurs, vous remarquerez que de Vere est mort en 1606 et Shakespeare en 1616 et que, de 1606 à 1616, Shakespeare écrivit douze nouvelles pièces. Si de Vere était le véritable auteur, comment expliquer ces douze nouvelles pièces ? Sans le moindre embarras, un Oxfordien vous déclarera avec la plus grande assurance que de Vere, anticipant sa mort, avait laissé à son homme de paille un certain nombre de pièce à utiliser après sa mort. Faites-leur alors remarquer que les douze pièces contiennent des références directes à des événements postérieurs à la mort du comte et ils vous diront qu’il avait ordonné à Shakespeare que personnaliser son travail avec quelques histoires et jeux de mots nouveaux. Faites-leur remarquer qu’ils disent haut et fort que Shakespeare était illettré et donc incapable d’écrire quoi que ce soit et qu’il est donc impossible qu’il ait pu apporter les touches nouvelles demandées par son maître et donnez-leur un minute afin de trouver leur prochaine justification saugrenue.

Il pourrait être tentant de demander aux Oxfordiens de se présenter aux Jeux Olympiques : leur maîtrise du grand écart est digne des meilleurs gymnastes.

De plus, de Vere est mentionné en tant qu’auteur par Francis Meres. Il était donc un écrivain bien distinct de Shakespeare.

 

            Nous avons enfin les « Baconiens » et c’est avec eux que le négationnisme shakespearien prit des proportions incroyables – à cause d’une tragédie dont nous pensons avoir identifié la vraie cause.

Pour eux, le véritable génie était Francis Bacon (1561-1626).

Le problème a commencé avec Joseph C. Hart (1798-1855) qui était persuadé que la diversité de style de Shakespeare ne pouvait s’expliquer que si son corpus d’œuvres avait été écrit par plusieurs auteurs et, en 1852, avec Robert W. Jameson (1805-1868) qui publia anonymement, ce qui est d’un rare courage, un article intitulé Who Wrote Shakespeare? [Qui a écrit Shakespeare ?] qui reprenait les conclusions de Hart, mais en ajoutant qu’en tant que régisseur de théâtre, Shakespeare avait dû payer un poète en résidence qui écrivait ses pièces.

Ces deux-là furent une étincelle. Le brasier fut allumé par la dramaturge au destin tragique, Delia Salter Bacon (1811-1859).

Dans une compétition littéraire, elle obtint le premier prix devant Edgar Allan Poe, qui chanta ses louanges. Malgré ce départ prometteur, sa pièce The Bride of Fort Edward [La Mariée de Fort Edward] fut un échec.

Vers 1845, elle commença à émettre l’hypothèse que les œuvres de Shakespeare avaient été écrites par Francis Bacon, Sir Walter Raleigh, Edmund Spencer et bien d’autres car elle pensait qu’un seul homme ne pouvait pas être aussi génial.

En 1857, elle publia un énorme livre, The Philosophy of the Plays of Shakespeare Unfolded, [Révélations sur la philosophie des pièces de Shakespeare]. Pendant ses recherches, elle s’était liée d’amitié avec Ralph Waldo Emerson et Nathaniel Hawthorne: ils pensaient qu’elle avait raison de questionner la légitimité de Shakespeare en tant qu’auteur de ses pièces et Walt Whitman rejoignit leur groupe de sceptiques avec Mark Twain à sa suite (mais que penser d’un homme qui avait une aussi piètre opinion de Jane Austen ?).

En plus de ces prestigieuses amitiés qui entretenaient ses doutes, Delia Bacon sympathisa avec Samuel Morse[11] (1791-1872), qui était passionné par les codes, les secrets et les chiffres. Ce dernier apprit à Delia Bacon que Francis Bacon s’était intéressé au plus haut point aux chiffres et codes secrets et elle commença à chercher des signes de Bacon dans les œuvres de Shakespeare. Quand elle s’enfonça dans cette recherche, Emerson se mit à douter du bien fondé de ses incertitudes, mais il ne cessa jamais de l’admirer.

Son intérêt pour Bacon la poussa à traverser l’Atlantique après avoir trouvé des sponsors sous de fallacieux prétextes. En Angleterre, elle rencontra Thomas Carlyle (1795-1881) et lui exposa ses théories ; horrifié, il lui conseilla d’aller explorer les archives afin de comprendre à quel point elle faisait fausse route. Delia Bacon ne l’écouta pas et tenta d’ouvrir la tombe de Francis Bacon avant de tenter la même chose sur celle de Shakespeare ; les gardiens des églises l’arrêtèrent, mais ces braves hommes comprirent rapidement que cette pauvre femme allait très mal. Elle rentra aux États-Unis et fit publier son livre où elle pensait démontrer que William Shakespeare n’avait pas écrit les œuvres de Shakespeare. Whitman et Henry James crurent qu’elle avait raison, mais la plupart des universitaires et critiques de l’époque déclarèrent unanimement que ses conclusions étaient complètement fausses et qu’elle n’avait absolument aucune preuve de ce qu’elle avançait – ce qui était vrai ; elle n’avait aucune carte en main.

Alors, pourquoi une femme intelligente et douée s’est-elle plongée dans un tel cloaque de mensonges ? Permettez-nous de nous transformer en hybride de Sherlock Holmes et du docteur Watson.

Deux incidents dans la vie de Delia Bacon nous semblent pouvoir expliquer sa monomanie.

Le point de départ fut ses longues discutions sur la paternité des œuvres de Shakespeare avec Alexander MacWorther. Ce dernier était un pasteur qu’elle avait rencontré en 1846. Le frère de Delia pensa que les conversations de sa chère sœur avec cet homme avait dû porter atteinte à l’honneur de sa sœur et il fit un procès à MacWorther. Le frère de Delia se ridiculisa complètement lors du procès que MacWorther gagna ; toute la bonne société se moqua de Delia, qui se réfugia à Boston, humiliée.

Ce choc émotionnel – à une époque où le bien-être des femmes n’était pas un sujet d’actualité, où la psychanalyse n’existait pas et où les antidépresseurs étaient de la science-fiction – a dû briser bien plus que le cœur fragile de Delia Bacon. Son obsession – et sa haine – pour Shakespeare datent de ce moment.

Cet élément psychologique est très important, mais sa santé physique est également à prendre en considération : Delia Bacon manqua mourir lors d’une épidémie de choléra, ce qui la fragilisa et elle contracta ensuite la malaria. Nous pensons que la clef du mystère se trouve là.

Les études médicales que nous avons consultées nous ont appris qu’à l’époque de Delia Bacon il n’y avait aucun traitement efficace contre la malaria et ce ne fut que des décennies après sa mort, en 1880, que les scientifiques comprirent qu’il s’agissait d’une infection parasitaire. Encore aujourd’hui, les médecins ont malheureusement pu étudier des malades qui n’avaient pas eu accès à des traitements modernes et nous savons donc ce qui arrive dans ce cas de figure et il est possible, d’autant plus d’après les descriptions des hommes d’églises qui ont stoppé Delia Bacon, que ce soit ce qui est arrivé à la malheureuse. Ceux qui ont contracté la malaria et n’ont pas de soin connaissent un déclin cognitif plus ou moins grand. Les parasites de la malaria restent à vie dans le foie, qui peut en rejeter dans l’organisme à n’importe quel moment. Les cellules parasitées finissent par monter au cerveau où elles font exploser les capillaires et causent des hémorragies cérébrales (les autopsies de victimes de la malaria ont des pétéchies dans le cerveau et les méninges et les nodules de malaria se retrouvent alors dans tout le cerveau).

Il est possible que l’état mental de Delia Bacon s’explique par la malaria et le choc du procès perdu par son frère.

Si tel est le cas, son histoire et son obsession sont une tragédie.

Les Baconiens et autres négationnistes qui se sont servi ou se servent de son livre afin de justifier leur jalousie n’ont, eux, aucune excuse.

Certains Baconiens furent si obnubilés par leur théorie fumeuse que Bacon a laissé un code dans les œuvres de Shakespeare qu’ils allèrent jusqu’à inventer des appareils déchiffreurs (un nommé Orville Ward Owen a inventé une roue de déchiffrement qui est un objet tarabiscoté… mais qui révèle parfaitement jusqu’où ils sont prêts à aller dans leur déni).

 

            Bref, puisqu’il n’y a plus de Shakespeare pour défendre leur ancêtre William, puisque tant de gens se fichent de savoir qui a écrit quoi et que tant d’éditeurs et de gratte-papiers ont trouvé la poule aux œufs d’or, les mensonges fleurissent et se multiplient.

 

            Si vous voulez vous amuser, nous vous recommandons une série de la BBC, Upstart Crow, où la vie et l’œuvre de Shakespeare fait l’objet d’une comédie à l’humour typiquement anglais. Incidemment (notre mention de cette série n’était bien évidemment pas innocente), une scène du second épisode de la troisième saison voit Greene comploter avec Bacon et le comte d’Oxford en ajoutant Marlowe à son sinistre plan. Les scénaristes évoquent les négationnistes Shakespearien d’aujourd’hui ainsi :

 

Greene: With Marlowe's disappearance, I plant the first of my theories of conspiracy which will dog the Crow's reputation for all time. [Avec la disparition de Marlowe, je vais semer la première de mes théories complotistes qui ruineront à jamais la réputation du Corbeau]

Bacon: The first? Mr Greene, you have more? [La première ? Vous en avez d’autres, M. Greene ?]

Greene: Oh, yes. Next must you, Sir Francis Bacon, ensure that included in your future writings there be certain words and punctuation common to those used by Mr Shakespeare. Thus will future anally retentive, self-important saddos find evidence of similarity between your works and his and conclude that you are Shakespeare. [Oh, oui. Vous, Sir Francis Bacon, devrez ensuite faire en sorte d’inclure dans vos prochains écrits certains mots et éléments de ponctuation que l’on trouve communément chez M. Shakespeare. Ainsi les futurs psychorigides ringards à l’égo démesuré trouveront des preuves de la similarité entre votre œuvre et la sienne et ils en concluront que vous êtes Shakespeare.]

Bacon: But, Mr Greene, of course there will be similarities of words and punctuation. We both write in English. [Mais, M. Greene, il est bien évident qu’il y aura des similarités de vocabulaire et de ponctuation. Nous écrivons tous deux en anglais.]

Greene: Exactly. It's so conclusive, I'm almost convinced myself. And you, my dear Earl of Oxford, I intend that you, too, will one day be thought of as a putative author of the Crow's plays. [Exactement. C’est tellement probant que je me suis presque convaincu moi-même. Et vous, mon cher comte d’Oxford, j’ai bien l’intention que, vous aussi, soyez un jour considéré comme un potentiel auteur des pièces du Corbeau.]

Oxford: This is absurd, Mr Greene. There is not one single shred of evidence linking either Marlowe, Bacon, or myself to Shakespeare's plays. [C’est absurde, M. Greene. Il n’y a pas la moindre évidence d’un lien quelconque entre Marlowe, Bacon ou moi et les pièces de Shakespeare.]

Greene: Exactly! There is no evidence. Can you think of better proof of a cover-up? And it begins… with the death... of Christopher Marlowe. [Exactement. Il n’y a pas la moindre preuve. Pourrait-on trouver meilleure preuve qu’il y a anguille sous roche ? Et cela commence… avec la mort… de Christopher Marlowe.]

 

            Rien de tel qu’un peu de sarcasme britannique pour se moquer de ceux qui veulent dépouiller Shakespeare de sa paternité littéraire.

 

            Si seulement le positivisme était appliqué en Histoire et en littérature, nous n’aurions pas des brochettes d’arrivistes arrogants qui veulent réécrire les choses à leur profit, quitte à ignorer des faits, des archives ou des témoignages.

 

            Dans tous les domaines, ne prenez pas pour argent comptant ce qu’on vous annonce – et faites vos devoirs !

            Finissons donc cet article avec une petite anecdote : en 1987, l’Américain Charlton Ogburn Jr. (1911-1998) demanda à trois juges de la Cour Suprême des États-Unis de décider si les œuvres de Shakespeare avaient été écrites par Shakespeare ou par le comte d’Oxford. Les juges n’entendirent exclusivement que des témoignages en faveur d’Oxford, les Shakespeariens n’ayant pas été autorisés à s’exprimer. Que pensez-vous qu’il se passa ? Les trois juges déclarèrent qu’Ogburn avait complètement tort, que sa théorie était fumeuse et que Shakespeare avait écrit toutes les œuvres qu’on lui attribuait.

L’année suivante, et malgré le cuisant échec d’Ogburn, une autre tentative Oxfordienne eut lieu – à Londres cette fois-ci. Universitaires spécialistes de Shakespeare et Oxfordiens fanatiques furent autorisés à prendre la parole. La conclusion des juges américains fut à nouveau confirmée par des juges britanniques.

Donc, quand on regarde les archives et les faits et qu’on n’a pas un mensonge à vendre ou une jalousie à alimenter, il n’y a aucun problème : William Shakespeare était un génie.



[1] : Il y a quelques années, nous eûmes un virulent échange sur Internet avec un Japonais d’une vingtaine d’années. Son lavage de cerveau était assez remarquable et il était tout simplement hermétique à toute preuve matérielle prouvant la culpabilité des militaires japonais et aux témoignages des survivantes de toutes nationalités.

[2]: Vers 1568, John Shakespeare avait contacté les hérauts du College of Arms (l’autorité en héraldique basée à Londres) afin d’obtenir un blason pour sa famille. Comme il fallait payer entre dix et trente livres, ce qui était le salaire annuel de certains ouvriers à l’époque, John ne put se permettre de donner suite à cette démarche. En 1596, la demande fut renouvelée et le blason accordé (en 1599, les Shakespeare obtinrent l’autorisation de joindre leur blason à celui des Arden). Dès l’accord du blason, John et ses fils eurent le droit d’ajouter le terme « gentleman » après leur patronyme ; ils étaient d’un rang inférieur aux chevaliers, mais ils avaient le droit de porter une épée. Après la mort de John en 1601, un des hérauts s’inquiéta de voir un acteur appelé gentleman et il s’inquiéta de savoir si les Shakespeare méritaient un tel honneur, mais le héraut principal, William Camden, déclara que le service du grand-père de John dans les troupes du roi Henry VII justifiait pleinement l’obtention du titre.

[3] : Nous avons décidé d’être très généreuse à leur égard.

[4] : C’est aussi intelligent que de reprocher à quelqu’un du XXIe siècle d’avoir un ancêtre qui a été esclavagiste ou régicide il y a quatre siècles.

[5] : Ces prénoms étaient ceux de leur parrain et marraine, Hamnet et Judith Sadler, notables de Stratford qui étaient amis des Shakespeare.

[6] : Pardon pour ce jeu de mot, mais Greene n’est pas aisé à traduire. Plus littéralement, et sans jeu de mot, on pourrait dire « phénomène de scène ».

[7] : En parlant de négationnistes… Dans les années 1960, on fit avaler à un pauvre ordinateur des algorithmes biaisés qui avaient pour but de prouver que c’était Chettle qui avait écrit le fameux pamphlet, chose qu’il avait nié de son vivant et il fallu des années afin de démontrer la supercherie – même si certains pensent encore que le premier résultat de l’ordinateur était le bon.

[8] : Ils sont au courant, mais dans le déni.

[9] : Le théâtre prospéra jusqu’en 1613 ; cette année-là, un accident sur scène fit brûler le toit de chaume. Ses propriétaires le firent reconstruire – avec un toit en tuiles – et il resta ouvert jusqu’à l’arrivée au pouvoir des Puritains qui ordonnèrent la fermeture des théâtres en 1642. En 1644, il fut détruit afin de construire des logements. Il est aujourd’hui reconstruit très près de l’emplacement original.

[10] : Nous vous recommandons notamment The Children of the Chapel at Blackfriars, 1597–1603 (1908), The Evolution of the English Drama Up to Shakespeare (1912), and The First London Theatre: Materials for a History (1913).

[11] : De même que le téléphone ne fut pas une invention d’Alexander Graham Bell (1847-1922), qui vola l’idée du téléphone à Antonio Meucci (1808-1889), l’alphabet Morse n’était pas du fait de Morse, mais de son collègue Alfred Vail, qui eut l’idée de créer un chiffre qui utilisait des points et des traits.

Évitons les parties de poker...

En prépa, nous avions reçu l'ordre de suivre les préceptes d'Henri-Irénée Marrou – notamment sur le point suivant :

« [...] il a toujours été entendu qu’un savant honnête devait fournir à ses lecteurs le moyen de contrôler la validité de ses  affirmations : de là  les notes de bas de page, les références  précises aux sources ; c’est un des mérites incontestables du positivisme que de nous avoir appris à être très exigeants en fait de minutie dans ces indications. »[1]

Notre éditeur[2] quand nous collaborions à L'Émoi de l'histoire (la revue de l'Association historique des élèves du Lycée Henri IV) nous avait suggéré de rédiger nos travaux de façon à ce qu'un lecteur qui ne connaitrait rien à notre sujet n'aurait pas besoin d’aller chercher des compléments d’information dans des piles de documents difficilement accessibles. Tout devait être clair et aisément compréhensible – et complet.

En travaillant sur les écrits de Georges Doublet, prédécesseur de Marrou, nous avons réalisé avec horreur que certains historiens traitaient – encore aujourd'hui – leurs recherches comme une partie de poker où l'on doit garder le secret de sa main.

Au moment du remaniement de notre thèse, nous avons décidé d’ajouter une partie avec les documents publiés entre notre date de soutenance et le commencement de notre remaniement. Nous avons alors trouvé un article qui avance un fait capital sans y apporter la moindre référence ou justification. Nous sommes alors partagée entre une intense frustration quant au non-partage de la source de cette information et une méfiance scientifique devant cette bombe historique que personne n'aurait mentionnée en quatre siècles. Comment un profane pourrait-il vérifier cette donnée si nous, spécialiste, n'avons jamais croisé ce fait ? C'est impossible.

Frustration récente : nous avons consulté un article historique rédigé par une légiste qui cite les mémoires d’un auteur à deux reprises. Deux notes de fin de chapitre donnent un « titre » et des pages de référence pour les citations. « Parfait », pensez-vous ? Détrompez-vous, chers Lecteurs. Le nom de l’auteur cité associé au « titre » ne donnent aucun résultat sur aucun catalogue de bibliothèque et aucun moteur de recherche et comme le « titre » n’est accompagné d’aucune référence de maison d’édition ou d’année de publication, les références avancées ne servent strictement à rien.

Nous avons passé des heures à rechercher l’œuvre de l’auteur mentionné et notre seul espoir est que le « titre » soit celui d’un chapitre dans l’un des ouvrages que nous comptons consulter en bibliothèque la semaine prochaine.

Un peu moins de poker (chers collègues, garder le secret de vos informations jette le doute sur vos travaux) et un peu plus de positivisme seraient les bienvenus. Merci d’avance !



[1] : Cf. Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 231.

[2] : Bonjour, Hugo !