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La villa Kérylos

En août dernier, nous vous avions parlé de la copie de l’aurige de Delphes qui se trouve à Beaulieu-sur-Mer à la Villa Kérylos, mais nous ne vous avons pas encore parlé de cette magnifique villa qui nous laisse imaginer à quoi ressemblait une riche maison grecque dans l’antiquité.

La villa Kérylos, qui doit son nom à l’alcyon, ou hirondelle de mer, qui est sensé être un bon présage, n’est pas une copie de villa grecque. Certes, il s’y trouve des copies d’œuvres antiques – principalement des statues, mais cette villa est une interprétation moderne de villa antique – comme si les Grecs de l’antiquité avaient bâti une demeure au début du XXe siècle.

L’homme qui fit construire cette demeure familiale était Théodore Reinach (Saint-Germain-en-Laye, 3 juillet 1860 – Paris XVI, 28 octobre 1928). À l’origine, la famille Reinach était des banquiers de Francfort ; installés en France, Théodore et ses frères furent trois figures importantes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe.

Joseph Reinach (Paris [Ancien] II, 30 septembre 1856 – Paris VIII, 18 avril 1921) fut un juriste, un journaliste et un homme politique. Il travailla avec Léon Gambetta (1838-1882) et il fit tout son possible afin de défendre Alfred Dreyfus (1859-1935). Il fut l’un des fondateurs de la Ligue des droits de l’homme et du citoyen. Parce qu’il était juif, certains réactionnaires ne voyant pas plus loin que le bout de leurs préjugés lui mirent systématiquement des bâtons dans les roues tout au long de sa carrière politique.

Salomon Reinach (Saint-Germain-en-Laye, 29 août 1858 – Boulogne-Billancourt, 4 novembre 1932) fut, quant à lui, un helléniste et un archéologue ; après son agrégation de grammaire, il passa le concours de l’École d’Athènes. Il enseigna l’Histoire de l’art à l’École du Louvre et travailla au Musée de Saint-Germain, où il modernisa les techniques de conservation. Il fut, en fin de carrière, conservateur des Musées nationaux.

Les trois frère Reinach furent extraordinaires, mais Théodore fut celui qui fascina le plus. Dès le lycée, il collectionna les prix au concours général (il en remporta dix-neuf dans une demi-douzaine de matières). Il obtint, très jeune, un doctorat en droit et un en lettres.

Si Théodore Reinach fut d’abord avocat (dans les années 1880), il se fit aussi archéologue en Turquie et Grèce (dans la décennie suivante) et il fut même appelé en renfort par les membres de l’École française d’Athènes sur le site de Delphes où il les aida à déchiffrer certaines inscriptions du trésor des Athéniens (c’est ainsi qu’on lui doit la transcription d’un hymne à Apollon sur lequel Gabriel Fauré travailla[1]) – de là, il fut invité sur le site de Délos dont les fouilles durèrent de nombreuses années. Délos et la Grèce en général lui donnèrent certainement l’envie de faire construire une villa d’inspiration grecque.

Il était également compétent en numismatique, au point de donner un cours sur le sujet en Sorbonne ; dans la voisine École pratique des hautes études, il donna un cours sur l’histoire des religions.

Avant la Grande Guerre, Reinach se fit le champion d’une loi qui avait pour but de protéger les monuments nationaux.

Théodore Reinach se maria deux fois : avec Charlotte Hirsch-Kann (1863-1889), avec qui il eut deux filles, et avec Fanny Kann (1870-1917), avec qui il eut quatre fils.

Reinach ne pouvait imaginer les horreurs qui allaient frapper sa famille et sa villa (certains de ses descendants furent déportés à Drancy, puis Auschwitz où ils furent exterminés et ses archives et sa bibliothèque furent volés par la Gestapo) ; il fut inspiré de léguer la villa Kérylos à l’Institut de France en en conservant l’usufruit pour sa famille dont certains membres y habitèrent jusqu’en 1967, date à laquelle la villa devint un musée.

            Reinach demanda à l’architecte Élysée Emmanuel Pontremoli (Nice, 13 janvier 1865 – Paris VII, 22 juillet 1956) de lui construire la villa Kérylos. Pontremoli s’était tourné en premier vers la peinture à Nice, mais il monta à Paris étudier l’architecture aux Beaux-Arts. Premier prix de Rome en architecture, il passa plusieurs années en Italie, mais il visita aussi la Grèce et la Turquie. Le choisir afin de créer une villa moderne, mais d’inspiration grecque était une excellente idée.

            Le projet Kérylos commença en 1902 et fut terminé en 1908. Tout dans la villa fut imaginé par Reinach et Pontremoli : il y avait les murs à créer, mais la décoration, le jardin, la vaisselle, les meubles, les tissus, le piano… Tout. Tout fut créé pour la villa Kérylos avec le concours des meilleurs artistes et artisans de l’époque. L’inspiration première est grecque, mais tout comme dans l’antiquité, on trouve ici et là quelques influences méditerranéennes d’autres cultures (les trésors des musées furent utilisés afin d’inspirer les artistes).

Pontremoli fut particulièrement ingénieux car il existe des interrupteurs et des prises électriques, mais tout est dissimulé – comme on ne remarque pas le système de chauffage par des gaines d’air chaud (reliées à des chaudières au fioul). Remarquez, si on ne vit pas dans cette villa, il est difficile d’imaginer la modernité cachée dans ses murs – notamment dans les salles de bains où les équipements n’avaient absolument rien à envier à nos options modernes.

            Deux élèves de Pierre Puvis de Chavannes (1824-1898), Gustave Jaulmes (1873-1959), qui avait été d’abord élève en architecture aux Beaux-Arts et qui avait été appelé sur le chantier de la villa par Pontremoli, et Adrien Karbowsky (1855-1945), appelé en renfort par Jaulmes, furent notamment chargés de peindre les fresques de la villa.

Le sculpteur Paul Gasq (1860-1944) se vit confier certaines frises et décors.

L’ébéniste Louis Bettenfeld (1855-1930) réalisa, d’après des dessins de Pontremoli, le mobilier de la villa. Alors que les sols de la villa sont parfaitement plans, certaines tables ont trois pieds afin de rappeler les meubles antiques dont la stabilité sur des sols non carrelés dépendait de cette particularité.

L’argenterie fut créée par l’orfèvre Victor, dit Georges, Leverrier (1863-1946) dont la compagnie se trouvait à Paris au 30, boulevard Malesherbes. Quant à la vaisselle, elle fut créée par le céramiste Émile Lenoble (1875-1939) ; il n’imagina pas un service imitant des pièces de vaisselles grecques existantes, mais il reprit des motifs géométriques traditionnels (l’unique dessin, sur les assiettes, est une chèvre qui est inspirée par l’un des rares objets réellement antiques qui se trouvent à la villa Kérylos : la coupe Tyszkiewicz[2] qui est une pièce étrusque). En revanche, ses créations furent réalisées avec de la terre grecque et les mêmes types de pigments que ceux employés dans l’Antiquité.

Les dessins pour les tissus furent faits par Adrien Karbowsky ; la société d’Émile Noël les tissa et les broderies furent confiées aux ouvrières italiennes de la maison Ecochard à Lyon.

Le piano, dissimulé dans un meuble en citronnier, fut une concession de Reinach à la modernité afin de faire plaisir à son épouse ; l’extraordinaire instrument fut réalisé par la maison Pleyel.

 

Certains éléments du terrain où la villa fut construite furent conservés, notamment comme quelques arbres du jardin où des plantes méditerranéennes sont aujourd’hui accompagnées de descriptifs qui expliquent au visiteur leur signification dan le monde grec.

Une vue du jardin qui donne sur la baie

 Au bout du jardin, vers la plage Kérylos, au sous-sol de la villa, avec vue sur la mer, se trouve la galerie des antiques (qui n’existe que depuis 1999 grâce à une initiative du musée du Louvre) où des reproductions de statues classique ont été placées dans trois couloirs qui se suivent : la galerie du drapé féminin, la galerie en l’honneur d’Aphrodite et la galerie des dieux et athlètes.

La villa, elle, accueille le visiteur avec des mosaïques ; la première nous invite à nous réjouir (en grec, bien évidemment) : « XAIPE » et une famille de gallinacés (coq, poule, poussins) indique que la villa est le sanctuaire d’une famille. L’entrée, la « loge du portier » (θυρωρεῖον en grec), se veut bienveillante et chaleureuse ; les couleurs sont chaudes est on y trouve de discrets symboles de protection (incidemment, dans l’antiquité, le serpent était considéré comme le protecteur du foyer[3]).

L’entrée

« Solon »

            Alors qu’une magnifique statue de Solon (longtemps considérée comme représentant Sophocle), copie en plâtre de l’œuvre qui se trouve au palais du Latran à Rome, domine le visiteur dans l’avant-cour ou proauleion, sur la gauche, on peut se rendre dans les thermes de la villa, le balaneion ou naiadès. Pontremoli a dissimulé la robinetterie sous de discrètes grilles et sa création ressemble à un somptueux jacuzzi contemporain. Le bassin principal, en marbre tigré de Carrare, est énorme. Cet octogone élégant est profond d’un mètre ; nul doute que les Reinach devaient apprécier s’y délasser. Dans cette pièce tout est une ode à l’eau et aux nymphes.

            En sortant des thermes, on se dirige vers le péristyle dont les colonnes blanches sont en marbre de Carrare. Une délicate vasque rappelle encore l’importance de l’eau et un magnifique laurier rose agrémente l’espace où la lumière du soleil joue avec l’architecture et les plantes. Il semblerait que Reinach ait particulièrement apprécié cette pièce. Jaulmes et Karbowsky y ont peint des fresques tirées de sujets antiques et inspirées par les décors de vases qui se trouvent aux musées du Vatican, de Berlin et de Munich ; selon les instructions et désirs de Reinach lui-même, ils trouvèrent les thèmes dans un ouvrage allemand de 1902 que possédait Reinach sur les peintures sur vases grecques.

On admire sur le mur de droite la Mort de Talos, Apollon et Hermès se disputant la lyre, le Voyage d’Apollon au pays des Hyperboréens et Castor, Pollux et Médée. Le mur de gauche nous offre une Scène de sacrifice, les Préparatifs des noces de Pélops et d'Hippodamie, la Course de Pélops et le Retour d’Héphaïstos dans l’Olympe.

Jaulmes alla encore plus loin dans ses recherches et emprunta des motifs géométriques et végétaux trouvés sur des œuvres minoennes ou des Cyclades. Il poussa son art au point de recréer un technique antique pour ses fresques en utilisant un enduit avec un pourcentage de poudre de marbre où il utilisa ses mélanges de pigments, puis, quittant l’inspiration grecque, il employa une technique décrite par Vitruve (80 ?-15 ? avant JC) afin de protéger son travail (une fois l’enduit sec, une couche de cire chaude fut appliquée sur la surface et polie).

Le péristyle

 

Un des cadrans solaire de la villa

             Du péristyle, on va dans la bibliothèque qui est dédiée à Athéna (un buste de la déesse veille sur le lecteur. C’est là, aussi, que se trouve une reproduction de l’Aurige de Delphes (dont nous vous avons déjà parlé).

Cette pièce est à l’est et ses fenêtres laissent entrer la lumière dès les premiers rayons du soleil et lorsque le soleil n’est plus suffisant, un lustre qui est un réplique  de celui de Sainte-Sophie à Istanbul, qui était encore officiellement Constantinople lorsque la villa fut construite[4], prend le relai afin d’apporter la lumière au lecteur qui aurait plongé dans la lecture des livres précieux enrichissants des rayons des meubles de bibliothèque construits par Bettenfeld. Les autres meubles – buffets, tables, chaises – sont inspirés soit de l’Égypte, soit de découvertes faites à Herculanum en 1762.

 

Les livres dans leur écrin

 

Le lustre de la bibliothèque

Aujourd’hui protégés des visiteurs, quelques objets réellement antiques se trouvent dans la bibliothèque.

 

Buffet, table de travail et objets de la bibliothèque

Comme dans la plupart des pièces, nous marchons sur des mosaïques qui sont à motifs géométriques ou d’inspiration mythologique ; réalisées en marbres de tous le bassin méditerranéen, elles furent créées avec les mêmes techniques que les anciens.

Cette pièce nous offre une représentation d’Héra dans un hexagone.

 

Héra

Jaulmes et Karbowsky furent chargés de la décoration. Des frises en rouge, jaune et noir dessinent des motifs géométriques et végétaux. Dans des médaillons, on peut lire les noms de Thucydide, Platon, Aristote, Démosthène, Ménandre, Archimède, Homère, Hésiode, Archiloque, Sappho, Pindare, Eschyle, Sophocle, Hérodote, Euripide et Aristophane et sur les murs nord et sud, deux vers en grec se traduisent en « C'est ici qu'en compagnie des orateurs, des savants et des poètes des grecs, je me ménage une retraite paisible dans l'immortelle beauté ».

            De la bibliothèque, on passe dans l’amphityros où se trouve une reproduction de l’Athéna Lemnia par Phidias (490 ?-430 ? avant JC). Une vasque de marbre blanc permettait peut-être de se laver les mains avant de passer à table dans la pièce suivante. Ce vestibule relie également l’étage grâce à un élégant escalier :


            La salle à manger, ou triklinos (les « trois lits »), était pour Reinach et ses invités. La pièce était dédiée aux silènes, compagnons de Dionysos qui est, lui, honoré dans le salon familial. Les tables à trois pieds étaient accompagnées de lits tendus de lanières de cuir agrémentés de coussins. Les repas s’y prenaient couché – ce qui est un exercice périlleux quand on a une seule main pour gérer assiette et verre (espérons que Reinach faisait quelques sacrifices à l’authenticité – ou qu’il avait une cuisinière à qui il avait donné le livre de recettes d’Apicius (Romain gourmet et gourmant à qui on attribue un livre de cuisine dont la dégustation de certains plats est négociable d’une seule main).

Le triklinos en octogone au riche décor

            L’andrôn voisin est le salon des hommes où se trouve notamment une reproduction de statue équestre d’Alexandre. Cette immense pièce donne sur l’extérieur par ses fenêtres qui révèlent la délicatesse du mobilier :

 Le siège de Reinach

et par son ouverture sur le péristyle :


Les marbres sont splendides :


tout comme la pièce elle-même :


Au centre de la pièce, une mosaïque en labyrinthe nous rappelle Thésée et le Minotaure :

 

            Si l’andrôn est grand, le petit salon familial, l’oïkos, est plus chaleureux – et c’est là que se cache le précieux piano de Mme Reinach. C’est là qu’on admire l’Héraclès à la biche. La pièce, dédiée à Dionysos, est claire et lumineuse.

 

            Au premier étage, en haut de l’escalier dans le vestibule d’Hermès se trouve une reproduction d’une stèle du dieu.

Un long couloir relie le vestibule aux deux chambres principales.

La plus proche est celle de Mme Reinach, l’ornitès (« les oiseaux »), qui, déesse du mariage, de la fécondité et de la féminité oblige, est dédiée à Héra.

La chambre de Mme Reinach

            La salle de bain de Madame est la pièce suivante : l’ampélos. Pontremoli s’inspira peut-être d’éléments antiques, mais son étonnante douche avec trois types de jets (en pluie (kataxysma), normal (krounos) et en cercle (périkyklas) laisse rêveur pour une création du début du XXe siècle).

            Ensuite, le salon de Triptolème, qui doit son nom à la mosaïque qui décore cette salle de repos et qui représente le héros éponyme :

Triptolème sur son char (motif inspiré par une coupe conservée au Vatican)

Lustre et plafond de la salle de repos

             Viennent ensuite les « victoires », nikaï, la salle de bain de Monsieur avec sa baignoire en marbre de Carrare et les stucs d’inspiration romaine réalisés par Gasq au dessus d’elle. Cette pièce, parfois appelée salle de bain de la vigne a également des frises peintes par Jaulmes.

La baignoire aux pieds impressionnants

Si la chambre de Madame est dédiée à Héra, celle de Monsieur l’est à Éros. L’érotès, les « amours », est une pièce où domine le rouge pompéien qui rappelle le palais de Cnossos et où le dieu est représenté sur les fresques qui décorent la chambre. Le lit en bronze et bois semble protégé par d’imposantes colonnes :

 


S’il vous est impossible de vous rendre à Beaulieu-sur-Mer, vous pouvez faire une visite virtuelle de la villa. Ce n’est bien évidemment pas la même chose – il manquera le parfum des plantes du jardin et le doux bruit des vagues – mais c’est une porte de notre siècle vers cette petite merveille bâtie au siècle dernier.

 

Sources :

https://www.villakerylos.fr/

https://www.rivieraloisirs.com/activities/villa-kerylos-a-beaulieu-sur-mer/

https://wikitravel.org/fr/Villa_Grecque_Kérylos

https://fr.wikipedia.org/wiki/Villa_Kérylos

Françoise Reynier, « Archéologie, architecture et ébénisterie : les meubles de la villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer », dans In Situ 

Alain Pasquier, « La coupe de bronze de l'ancienne collection Tyszkiewicz (information) » dans les Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 144ᵉ année, N. 1, 2000. pp. 347-403.



[1] : Si vous le souhaitez, vous pouvez lire le texte sur Gallica ou vous pouvez l’écouter (en français) ici. Cette œuvre fut interprétée pour la première fois en 1864.

[2] : Michel Tyszkiewicz (1828-1897) était un extraordinaire collectionneur et archéologue qui fit de très nombreux dons au musée du Louvre. Certaines pièces de sa collection privée avaient été décrites dans des études archéologiques ; ce fut le cas en 1892 pour la coupe que Reinach acheta après la mort de Tyszkiewicz lors d’une vente aux enchères. La coupe se trouve toujours à la villa Kérylos. Si le sujet vous intéresse, d’autant plus que la localisation de cette coupe fut une sorte de mystère entre 1892 et 1981, vous pouvez consulter l’excellent article d’Alain Pasquier, « La coupe de bronze de l'ancienne collection Tyszkiewicz (information) » dans les Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 144ᵉ année, N. 1, 2000. pp. 347-403.

[3] : Le récent chantier mené à Pompéi a découvert un autel familial avec deux splendides serpents en relief.

[4] : Stamboul était un quartier de Constantinople et dès le Xe siècle, les habitants faisaient référence à leur ville en parlant et de « Constantinople » et de « Stamboul » - ou « Istanbul ». L’histoire de ces noms est fascinante.

 

Curiosités de musée : l'Aurige [Villa Kérylos... et Delphes]

-         Delphes ?

-         Non, Beaulieu-sur-Mer.

            Cette œuvre n’est pas un bronze grec antique, mais une réplique en plâtre qui se trouve dans la bibliothèque de la magique et somptueuse Villa Kérylos. C’est l’une des copies d’œuvres classiques qui furent choisies par le propriétaire de la villa : Théodore Reinach (Saint-Germain-en-Laye, 3 juillet 1860 – Paris XVI, 28 octobre 1928).

Cet homme fut un extraordinaire polymathe : il remporta dix-neuf prix au Concours général, fut historien, numismate, musicologue, juriste et homme politique. Il s’installa à Beaulieu-sur-Mer où il fit construire entre 1902 et 1908 la Villa Kérylos, qui était la reconstitution d’un palais de la Grèce antique. Il travailla en étroite collaboration avec son architecte et décorateur, Élysée Emmanuel Pontremoli (Nice, 13 janvier 1865 – Paris VII, 22 juillet 1956), qui, en plus de la villa, créa une bonne partie des objets qui la parent.

Pontremoli était grand prix de Rome. Il visita l’Italie, l’Asie mineure et la Grèce, où il s’arrêta notamment à Delphes, tout comme Reinach qui fut présent lors de la découverte de l’Aurige.

            En effet, si notre histoire finit à Beaulieu-sur-Mer, en revanche, elle commence à Delphes.

Elle commence à Delphes au Ve siècle avant notre ère. Ce bronze nous est parvenu par miracle ; de cette ère, il ne nous reste en tout que cinq grands bronzes, car la plupart des œuvres ont été fondues à diverses époques.

Ce qui rend l’ἡνίοχος (celui qui tient les rênes) exceptionnel – en plus d’avoir survécu grâce à un glissement de terrain à la suite du tremblement de terre de 373 avant notre ère qui l’a enseveli et donc protégé d’une fonte intempestive – c’est que nous avons une fourchette de dates pour sa création, ce qui est plus que rare, grâce à une inscription sur son socle.

Lors des jeux delphiques de 478 ou 474 avant JC, le Sicilien Polyzalos avait financé un char de course qui remporta l’épreuve. Ce qui est également fascinant, c’est que le texte du socle de la statue commémorant la victoire de Polyzalos fut corrigé ; la version initiale, en graphie de Syracuse d’après les hellénistes qui découvrirent cette œuvre, nous dit que « Polyzalos, maître de Géla, a dédié ce monument commémoratif (Μνᾶμα Πολύζαλος με Γέλας ἀνέθεκεν ἀνάσσον) » ; la correction, en écriture ionienne, cherche à faire oublier que Polyzalos était devenu le tyran de Géla à la suite de son aîné Hiéron, ancien tyran de Géla qui était devenu tyran de Syracuse à la mort de leur aîné Gélon, en déclarant que « Vainqueur grâce à ses chevaux, Polyzalos m'a consacré. Très honoré Apollon, fais prospérer ce fils de Déinoménès ! (Νικάσας ἵπποισι Πολύζαλός μ’ἀνέθηκεν / ὑιος Δεινομένεος, τόν ἄεξ’, εὐόνυμ’ Ἄπολλον) ». Soit Polyzalos a souhaité être plus humble afin de ne pas offenser Apollon, soit Hiéron exigea que son cadet ne fasse pas une offrande trop somptueuse.

Comme l’inscription est très abîmée, Théophile Homolle[1] avait des interrogations sur certains détails (Cf. Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, « Lettre relative à la statue de bronze découverte à Delphes » 40ᵉ année, N. 3, 1896. p. 187).

Une inscription trouvée près de l’ensemble, qui devait compter l’aurige, le char, quatre chevaux et deux lads, attribue peut-être cette œuvre au sculpteur Sotades. Certains associent cette œuvre à Pythagore de Samos.

            L’ensemble de l’offrande fut enseveli à la suite d’un séisme et ce ne fut donc qu’en 1896 qu’elle fut déterrée.  

Georges Radet[2], qui constituait à lui seul la promotion de l’École française d’Athènes de 1884, écrivit L’Histoire et l’œuvre de l’École française d’Athènes  où il livre des informations précieuses sur la création, la vie et le fonctionnement de l’École française d’Athènes et où il relate la découverte de l’aurige ainsi : « A l'extrémité nord-ouest du sanctuaire, Bourguet et Fournier, du 28 avril au 7 mai[3], trouvèrent mieux encore. En contre-bas du théâtre, entre la façade extérieure du mur de scène et l'épaulement nord de la Voie sacrée, à quelques pas de la Chasse d'Alexandre, ils eurent la joie de voir apparaître, « dans toute la fleur de sa patine vert-bleu, sans une oxydation, une déformation, ni un défaut[4], » le joyau des fouilles, ce merveilleux bronze de Polyzalos, universellement admiré aujourd'hui sous le nom d'Aurige[5]. »[6]

D’ailleurs, au sujet du nom, Théophile Homolle trouvait qu’il n’était pas vraiment approprié pour une œuvre grecque (un peu comme la Vénus de Milo qui devrait être l’Aphrodite de Melos). Solution de facilité, simple erreur, nivellement par le bas ou supériorité en nombre des latinistes ? L’hêníokhos fut baptisé en latin.

            La dernière fois que nous avons croisé l’aurige au musée de Delphes, nous n’avions pas encore d’appareil photo numérique et nous n’avons pas retrouvé nos propres clichés. Nous allons donc emprunter quelques images sur Internet.

            Ce qui reste frappant – et extraordinaire – après ces si nombreux siècles passés sous terre dans une sorte de glaise qui aurait pu causer des dommages irréversibles sur cette œuvre, c’est son regard. Du coin de l’œil, si vous êtes à une certaine distance, la statue peut vous donner l’impression que quelqu’un vous observe :

Les yeux de la statue ont des éléments différents (blanc de l’œil, pupille, iris, tour de l’iris et même un petit morceau de corail pour le coin de l’œil), mais la totalité de l’œuvre est époustouflante pour une œuvre aussi ancienne. Les cils ont été ajoutés, lèvres et dents sont dans d’autres matières afin que l’ensemble ne soit pas monochrome.

            Plus d’un siècle après nous être revenu, des archéologues et scientifiques décidèrent d’étudier l’Aurige de plus près. Entre 2017 et 2022, le musée du Louvre, l’École française d’Athènes (EFA) et le gouvernement grec travaillèrent ensemble en utilisant les dernières technologies à leur disposition.

Dès le début, Homolle et ses confrères avaient compris que l’Aurige était extraordinaire, mais aujourd’hui encore ceux qui se penchent sur lui découvrent toujours plus de preuves de son caractère exceptionnel. Notamment, les nombreuses soudures qui réunirent les diverses parties de l’Aurige sont d’une telle qualité que des spécialistes n’ont pu parvenir à les détecter.

Des analyses sur les métaux et sur des restes des noyaux de coulée (Homolle et ses collègues n’avaient pas complètement nettoyé l’intérieur de la statue) ont permis de faire une multitude de découvertes dont la zone géographique où l’œuvre fut fondue. Il fut également possible, grâce à toutes les données récoltées, de reconstituer la polychromie d’origine (le métal de base, le décor du bandeau, des sourcils, des lèvres et des dents) :

Le Louvre nous apprend qu’il y eu un colloque « L’Aurige de Delphes et la grande statuaire grecque en bronze : nouvelles perspectives à l’époque dite du style sévère » sur le sujet en décembre 2022 (Voir pour les résultats de l’étude sur l’Aurige et pour le colloque le site du C2RMF et celui de l’EFA); l’École française d’Athènes a mis en ligne un court documentaire sur le sujet :

 
 
L’hêníokhos n’a pas fini de nous fasciner.
 

[1] : Jean Théophile Homolle (Paris [ancien] X, 19 décembre 1848 – Paris VI, 13 juin 1925) était normalien et agrégé d’Histoire. Il commença sa carrière d’archéologue en Italie, puis il se rendit en Grèce et devint directeur de l’École française d’Athènes.

[2] : Georges Albert Radet (Chesley, 28 novembre 1859 – Saint-Morillon, 9 juillet 1941), helléniste passionné, fut un membre libre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres à partir de 1925. Il enseigna l’histoire ancienne à la faculté des lettres de Bordeaux où il fut aussi doyen. En littérature, ses noms de guerre étaient Georges Chesley et G.-R. Cheslay.

[3] : Voici dans quel ordre les morceaux sortirent du sol : 1° (28 avril), partie inférieure de la statue (la jupe cannelée et les pieds, avec l'inscription du socle) ; 2° (1er mai), partie supérieure (tête et buste, avec le bras qui subsiste); 3° (7 mai), derniers fragments.

[4] : Homolle, C. R. Acad. Inscr., t. XXIV, 1896, p. 186.

[5] : Voir les trois études que lui a consacrées Homolle : C. R. Acad. Inscr., t. XXIV, 1896, p. 362-384 et pl- I-III BCH., t. XXI, 1897, p. 581-683 ; Monuments Piot, t. IV, 1897, p. 169-208 et pl. XV-XVI. Cf. Lechat, Rev. Études gr., t. IX, 1896, p. 466-457, et XI, 189g, p. 179-183.

[6] : Radet (Georges), L’Histoire et l’œuvre de l’École française d’Athènes, Albert Fontemoing, Paris, 1901, pp310-311.


Exposition : Arman à la Villa Kérylos

            Si vous passez par Beaulieu-sur-Mer avant le 22 septembre 2024 et que vous appréciez l’art contemporain, la Villa Kérylos (qui fera l’objet de son propre article d’ici quelques semaines) abrite une exposition de l’artiste niçois Arman depuis le 19 mai.

            La villa est magnifique (si vous aimez aussi le classique et en particulier la Grèce) et quand vous prendrez votre billet, on vous proposera un audioguide gratuit ou un descriptif imprimé. Vous ne serez peut-être pas surpris de lire que nous avons opté pour la version papier, ce qui nous permet aujourd’hui de la partager avec vous :

 

            Voici certaines des œuvres :

Philémon et Baucis (1991)

 

Tête de David

            Lors de notre visite, nous avons entendu une visiteuse faire la remarque à une amie que les œuvres d’Arman exposées n’étaient pas dans le style habituel de cet artiste. Leur curiosité vous tentera peut-être.