Les horreurs de l’Histoire… Chroniques de parents indignes serait aussi un bon titre.
L’histoire que nous allons vous raconter ne fait pas partie de nos périodes historiques de prédilection. En fait, nous regardions un documentaire sur les techniques de torture au Moyen Âge (moitié informations historiques utiles, moitié inspiration pour notre incarnation littéraire) quand l’algorithme du site nous a proposé une vidéo plus générale sur la même période. C’est une petite phrase presque anodine de cette vidéo qui nous a lancée sur la présente recherche – et nous a fait replonger en latin (heureusement que le latin d’église n’est pas du Cicéron ou du Catulle !).
L’historien que nous écoutions parlait des châtiments au Moyen Âge quand il mentionna les petites-filles d’Henri Ier Beauclerc (1068 ? – 1er décembre 1135), roi d’Angleterre, qui furent mutilées parce que leur père avait lui-même mutilé un otage qui lui avait été confié par le roi ; cette justice réparatrice sous le signe du talion éveilla notre curiosité.
Afin de retrouver les petites-filles, il faut savoir quel enfant du roi d’Angleterre leur donna naissance et il nous fallut faire une plongée dans l’histoire d’Henri Beauclerc : ce quatrième fils de Guillaume le Bâtard[1] (1027 ? – 1087) n’aurait jamais dû être roi. Guillaume avait légué l’Angleterre à son second fils, Guillaume II, dit le Roux (1060 ? – 1100) et la Normandie à son fils aîné, Robert Courteheuse (1051 ? – 1106). Henri obtint le Cotentin de Robert, mais il le perdit et s’allia alors avec Guillaume contre Robert. Le hasard voulut qu’Henri soit présent lors de l’accident[2] de chasse qui coûta la vie à Guillaume II. Robert était en croisade depuis 1096, Guillaume II n’avait aucun héritier et donc Henri se fit couronner roi d’Angleterre trois jours après la mort de son frère[3].
D’ailleurs, en parlant d’enfants… Si Guillaume, qui ne s’était jamais marié, n’avait même pas d’enfant illégitime, Henri Beauclerc semble avoir été le genre d’homme à faire des projets au moindre mouvement de jupons. Il eut deux épouses légitimes (deux ou trois enfants avec la première, Mathilde d’Écosse (1080 – 1er mai 1118) qui fut une excellente reine, mais aucun avec la seconde, Adélaïde de Louvain (1103 ? – 1151), qui fut beaucoup moins impliquée dans les affaires du royaume), mais aussi des maîtresses royales et des concubines. Le nombre exact d’enfants illégitimes qu’il eut avec des dames plus ou moins nobles reste inconnu – inconnu, mais très élevé à en juger par le nombre de ceux qui nous sont connus (environ vingt-cinq enfants légitimés).
C’est une fille d’Henri Beauclerc qui fut la mère des deux malheureuses qui furent mutilés : Julienne. Le nom de la propre mère de cette fille illégitime est incertain et le nom des deux filles nous est également inconnu. En fait, les sources anglaises ont un peu plus d’informations sur Julienne ; en anglais, elle est appelée Juliane, ou Juliana, de Fontevrault, parce qu’elle se retira dans cette abbaye à la fin de sa vie et sa mère, concubine d’Henri, s’appelait peut-être Ansfride. Julienne, toujours selon ces sources, a dû naître vers 1090 et mourir après 1136. En 1103, Julienne fut mariée au seigneur de Pacy, Breteuil et Pont-Saint-Pierre, Eustache de Breteuil (Eustace de Pacy pour les Anglais) qui avait trente ans de plus qu’elle. Ils eurent au moins deux filles et deux fils (Guillaume et Roger). La plupart des historiens pense que les fils sont nés vers 1116 et 1118, mais l’année de naissance des filles est encore une fois incertaine – cependant, il serait logique de placer ces naissances entre 1103 et 1115 (les filles n’étaient pas jumelles et comme la mutilation eut lieu en 1119, elles étaient nées avant leurs frères).
La meilleure source afin de savoir ce qui s’est passé est dans le récit historique du moine Orderic Vital (1075-1143 ?). Voici ce qu’il nous raconte dans son Historia Ecclesiastica, tome III, Livre XII (dans le tome 188 du Patrologiae cursus completus publié en 1855, pp. 858-859) :
In eodem anno [1119] Eustachius de Britolio, gener regis, crebro commonitus fuit a contribulibus et consanguineis ut a rege recederet, nisi ipse turrim Ibreii, quae antecessorum ejus fuerat, ei redderet. Rex autem ad praesens in hoc ei acquiescere distulit ; sed in futuro promisit, et blandis eum verbis redimendo pacificavit. Et quia discordiam ejus habere nolebat, qui de potentioribus Neustriae proceribus erat, et amicis, hominibusque stipatus, firmissimas munitiones habebat, ut securiorem sibi et fideliorem faceret, filium Radulfi Harenc, qui turrim custodiebat, ei obsidem tradidit, et ab eo duas filias ipsius, neptes videlicet suas, versa vice obsides accepit. Porro Eustachius susceptum obsidem male tractavit. Nam consilio Amalrici de Monteforti qui augmenta malitiae callide machinabatur, qui Eustachio multa sub fide pollicitus est quae non implevit, pueri oculos eruit, et patri, qui probissimus miles erat, misit. Unde pater iratus ad regem venit, et infortunium filii sui nuntiavit. Rex vero vehementer inde doluit ; pro qua re duas neptes suas ad vindictam in praesenti faciendam ei contradidit. Radulfus autem Harenc Eustachii filias permissu regis irati accepit, et earum oculos in ultionem filii sui crudeliter effodit, nariumque summitates truncavit. Innocens itaque infantia parentum nefas, proh dolor ! miserabiliter luit, et utrobique genitorum affectus deformitatem sobolis cum detrimento luxit. Denique Radulphus, a rege confortatus et muneribus honoratus, ad Ibreii turrim conservandam remeavit, et talionem regia severitate repensum filiabus ejus Eustachio nuntiari fecit. Comperta vero filiarum orbitate, pater cum matre nimis indoluit, et castella sua, Liram et Gloz, Pontemque Sancti Petri et Paccium munivit ; et ne rex, seu fideles ejus in illa intrarent, diligenter obturavit, Julianam autem, uxorem suam quae regis ex pellice filia erat, Britolium misit, eique ad servandum oppidum necessarios milites associavit. Porro burgenses, quia regi fideles erant, nec illum aliquatenus offendere volebant, ut Julianae adventum pluribus nociturum intellexerunt, protinus regi ut Britolium properanter veniret, mandaverunt. Providus rex, illud recolens ab audaci curione Caesari dictum, in belli negotiis : Tolle moras : semper nocuit differre paratis, (Lucian I, 281) auditis burgensium legationibus, Britolium concitus venit, et portis ei gratanter apertis in villam intravit. Deinde fidelibus incolis pro fidei devotione gratias egit, et ne sui milites aliquid ibi raperent prohibuit, municipiumque, in quo procax filia ejus occluserat, obsedit. Tunc illa undique anxia fuit, et quid ageret nescivit ; pro certo cognoscens patrem suum sibi nimis iratum illuc advenisse, et obsidionem circa castellum positam sine tropaeo non dimissurum fore, tandem, sicut Salomon ait : Non est malitia super malitiam mulieris (Eccli. XXV, 26), manum suam in christum Domini mittere praecogitavit. Unde loqui cum patre fraudulenter petivit. Rex autem, tantae fraudis feminae nescius, ad colloquium venit, quem infausta soboles interficere voluit. Nam balistam tetendit, et sagittam ad patrem traxit ; sed, protegente Deo, non laesit. Unde rex illico destrui pontem castelli fecit, ne ingrederetur aliquis vel egrederetur. Videns itaque Juliana se undique circumvallari, neminemque sibi adminiculari, regi castellum reddidit ; sed ab eo liberum nullatenus exitum adipisci potuit. Regio nempe jussu coacta, sine ponte et sustentamento de sublimi ruit, et nudis natibus usque in profundum fossati cum ignominia descendit. Hoc nimirum in capite Quadragesimae, in tertia septimana Februarii contigit, dum fossa castelli brumalibus aquis plena redundavit, et unda nimio gelu constricta tenerae carni lapsae mulieris ingens frigus jure subministravit. Infausta bellatrix inde ut potuit cum dedecore exivit, ac ad maritum suum, qui Paceio degebat, remeavit, eique tristis eventus verax nuntium enodavit. Rex burgenses convocavit, de fidelitate conservata laudavit, promissis et beneficiis honoravit, et eorum consilio castrum Brilolii tutandum commendavit. |
Dans le cours de la même année [1119], Eustache de Breteuil, gendre du roi, fut encouragé par ses compatriotes et sa famille à se désolidariser du roi si ce dernier ne lui rendait pas la tour d’Ivry qui avait appartenu à ses ancêtres. Cependant, le roi ne lui donna pas immédiatement satisfaction ; mais il lui promit qu’il la lui rendrait un jour et il l’apaisa grâce à des paroles flatteuses. Puisqu’il ne pouvait se permettre d’avoir Eustache contre lui, parce qu’il était un des plus puissants seigneurs de Normandie, qu’il avait beaucoup d’amis et de vassaux, et possédait de solides places fortes, il lui donna en otage, afin de garantir la paix et sa fidélité, le fils de Raoul Harenc, qui gardait la tour d’Ivry ; en échange, ce dernier reçut d’Eustache ses deux filles, qui étaient les petites-filles du roi. Cependant Eustache ne se comporta pas bien à l’égard de l’otage qu’il avait reçu. Car, sur les conseils d’Amauri de Montfort, qui ourdissait des trames des plus perverses, et qui avait fait à Eustache sous la foi du serment, beaucoup de promesses qu’il ne tint pas, il énucléa l’enfant et le renvoya à son père qui était un chevalier des plus loyaux. Le père, alors furieux de cette action, alla trouver le roi, et lui raconta les malheurs de son fils. Le roi en fut grandement affligé et livra ses deux petites-filles à Raoul afin qu’il puisse immédiatement se venger. Alors, Raoul Harenc, avec la permission du roi furibond, prit les filles d’Eustache, et, pour venger son fils, les énucléa cruellement à leur tour et leur coupa le bout du nez. Hélas ! des enfants innocentes expièrent misérablement le crime de leur père, et dans les deux familles l’affection parentale eut à regretter la mutilation de leurs enfants. Ensuite Raoul, consolé par le roi et honoré par des présents, retourna à la tour d’Ivry qui restait sous son autorité et fit annoncer à Eustache le talion que la sévérité royale avait exercé sur ses filles. Quand ils apprirent le sort de leurs filles, le père et la mère furent dévastés. Eustache fortifia ses châteaux de Lire, Glos, Pont-Saint-Pierre et Pacy et en ferma soigneusement l’accès, afin que le roi ou ses partisans n’y pussent entrer ; il envoya à Breteuil sa femme Julienne, qui était fille du roi et d’une courtisane, et lui donna les troupes nécessaires pour garder cette place. Les habitants, qui étaient fidèles au roi et ne voulaient l’offenser en rien, ayant compris que l’arrivée de Julienne pourrait être funeste à beaucoup de monde, envoyèrent aussitôt un message au roi l’invitant à venir au plus vite à Breteuil. Ce prudent souverain se rappela ce que l’audacieux Curion dit à César au sujet des affaires militaires : Ne souffrez aucun délai ; il est toujours néfaste de tarder si on est prêt, Lucien, Phalaris, I, 281) ayant entendu les envoyés des Bretoliens, il se rendit bien vite auprès d’eux et, les portes lui ayant été ouvertes avec joie, il entra dans la ville. Ensuite, il rendit grâce aux fidèles habitants pour leur dévouement, défendit à ses soldats de prendre aucune chose, et assiégea la citadelle dans laquelle son impudente fille s’était enfermée. Alors elle éprouva de grandes inquiétudes de toutes parts et ne sut ce qu’elle devait faire – bien évidemment, comprenant que son père venait d’arriver fort courroucé, et qu’il n’abandonnerait jamais le siège qu’il avait mis autour du château avant d’avoir obtenu la victoire. Mais, comme dit Salomon : « Il n’y a pas de méchanceté au-dessus de la méchanceté de la femme, » (Ecclés. XXV, 26) elle eut l’idée de mettre la main sur l’oint du Seigneur. En conséquence, elle demanda traîtreusement un entretien avec son père. Le roi, qui ne se doutait pas de tant de perfidie chez une femme, se rendit à l’entrevue où sa sinistre descendante voulait le faire périr. Elle tendit une arbalète et envoya un carreau vers son père, mais, sous la protection de Dieu, il ne fut pas atteint. C’est pourquoi le roi fit immédiatement détruire le pont du château, afin que personne ne puisse y entrer ou en sortir. Julienne, voyant qu’elle était complètement encerclée et que personne ne la secourait, rendit le château au roi, mais elle ne put obtenir de lui de sortir libre. D’après l’ordre du Roi, elle fut forcée de se laisser glisser du haut des murs sans pont et sans soutien, et descendit honteusement, fesses nues, jusqu’au fond du fossé. Cela arriva au commencement du Carême, dans la troisième semaine de février, lorsque les douves du château étaient remplies des eaux de la fonte des neiges et que le gel qui les glaçait refroidissait justement, d’une manière cruelle, la chair délicate de cette femme, qui y plongea dans sa chute. Cette malheureuse guerrière s’en extirpa tant bien que mal, mais couverte de honte, et rejoignit son mari qui se trouvait à Pacy, et lui raconta honnêtement ce triste événement. Le roi convoqua les habitants, les loua beaucoup de lui être restés fidèles, les honora par des promesses et des bienfaits, et, sur leur recommandation, confia la garde du château de Breteuil à Guillaume, fils de Raoul. |
Quelques mois plus tard, voici ce qui arriva selon le récit de Vital dans son Historia Ecclesiastica, tome III, Livre XII (dans le tome 188 du Patrologiae cursus completus publié en 1855, p. 882) :
Porro Eustachius et Juliana, uxor ejus, cum amicis consiliati sunt, et ad obsidionem, amicorum instinctu, properaverunt, nudisque pedibus ingressi tentorum regis ad pedes corruerunt. Quibus repente rex ait : « Cur super me sine meo conductu introire ausi estis, quem tot tantisque injuriis exacerbastis ?» Cui Eustachius respondit : « Tu meus es naturalis dominus. Ad te ergo, dominum meum, venio securus, servitium meum tibi fideliter exhibiturus, et rectitudinem pro erratibus, secundum examen pietatis tuae, per omnia facturus.» Amici pro genero regis supplicantes adfuerunt. Richardus quoque, filius regis, pro sorore sua supplex accessit. Clementia vero cor regis ad generum et filiam emollivit, et benigniter reflexit. Mitigatus itaque socer genero dixit : « Juliana revertatur Paceium, et tu mecum venies Rothomagum, ibique meum audies placitum. » Nec mora jussio regis completa est, et rex Eustachio sic locutus est : « Propter honorem Britolii quem Radulfo Britoni, cognato tuo, dedi, quem fidelem et probissimum in necessitatibus meis contra hostes comprobavi, in Anglia tibi per singulos annos recompensabo CCC marcos argenti. » Post haec praefatus heros in pace zetis et muris Paceium munivit, multisque divitiis abundans, plus quam XX annis vixit. Porro Julianae post aliquot annos lascivam quam duxerat vitam, habitumque mutavit, et sanctimonialis in novo Fontis-Ebraldi coenobio facta, Domino Deo servivit. |
Ensuite Eustache et Julienne, sa femme, consultèrent leurs amis et sur leur conseil se rendirent au siège en toute hâte ; ils entrèrent pieds nus dans la tente du Roi et se jetèrent à ses pieds. Henri leur reprocha aussitôt : « Pourquoi vous êtes-vous permis, sans mon sauf-conduit, de vous introduire auprès de moi, que vous avez aigri par tant et de si grands outrages ? » Ce à quoi Eustache répondit : « Vous êtes mon suzerain. Je me présente donc à vous, mon seigneur, sans crainte, disposé que je suis à vous rendre fidèlement mes services, et prêt à vous satisfaire en toutes choses pour mes fautes selon la décision de votre bonté. » Quelques amis intervinrent pour supplier le roi en faveur de son gendre. De même, Richard, fils d’Henri, plaida pour sa sœur. La clémence attendrit le cœur du monarque en faveur de son gendre et de sa fille, et le fléchit avec bonté. En conséquence, le beau-père adouci dit à son gendre : « Que Julienne retourne à Pacy; vous viendrez à Rouen avec moi, et là je vous annoncerai ma décision. » L’ordre du Roi fut exécuté aussitôt ; puis il parla à Eustache en ces termes : « Afin de vous dédommager du fief de Breteuil, dont j’ai fait don à votre beau-frère, Raoul-le-Breton, que j’ai toujours trouvé, à mon besoin, fidèle et brave contre mes ennemis, je vous donnerai trois cents marcs d’argent en Angleterre chaque année. » Ensuite ce chevalier fortifia tranquillement Pacy de retranchements et de murs, et, comblé de richesses, vécut encore plus de vingt ans. Quant à Julienne, au bout de quelques années, elle renonça à la vie lascive qu’elle avait menée et changea de conduite ; elle devint religieuse dans le nouveau couvent de Fontevrault et servit notre seigneur Dieu. |
À l’époque, il n’est pas surprenant qu’un roi ait décidé, pour des raisons d’honneur et de maintien de la paix, d’autoriser un vassal à se venger, mais les règles du talion étaient aussi claires que dans l’Ancien Testament où, d’un livre à l’autre, les punitions et recommandations varient du tout au tout : « Si quelqu’un blesse son prochain, il lui sera fait comme il a fait : fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent » (Lévitique, XXIV, 19-20) et « Tu ne te vengeras point, et tu ne garderas point de rancune contre les enfants de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (Lévitique, XIX, 18) ou encore « Tu ne jetteras aucun regard de pitié : œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied. » (Deutéronome, XIX, 21) et « On ne fera point mourir les pères pour les enfants, et l’on ne fera point mourir les enfants pour les pères ; on fera mourir chacun pour son péché. » (Deutéronome, XXIV, 16). Bref, les rédacteurs de ces textes auraient sacrément[4] eu besoin d’un éditeur afin de les débarrasser des contradictions évidentes. Remarquez, les recommandations du Nouveau Testament semblent plutôt limpides : « Vous avez appris qu’il a été dit : « œil pour œil et dent pour dent ». Mais moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre. » (Matthieu, V, 38-39), mais certains trouvaient le moyen d’ignorer cette injonction – après tout, Matthieu fait dire à Jésus, quelques lignes auparavant (V, 17) qu’il n’a pas pour but d’abolir les lois de l’Ancien Testament (et donc les Évangélistes auraient, eux-aussi, eu besoin d’éditeurs !).
Bref, un échange d’otages était chose commune et les filles de Julienne étaient celles qui avaient été offertes en échange du fils de Raoul Harenc, mais le roi n’aurait-il pas pu livrer Eustache à Raoul ? Ou même faire payer l’ignoble Amauri de Montfort si c’était lui qui avait eu l’immonde idée de pousser cet imbécile d’Eustache à mutiler un enfant, simplement parce que son père était le gardien d’un bien qu’Eustache convoitait ? Le roi aurait aussi pu dépouiller Eustache de tous ses biens et les donner à Raoul ou au jeune mutilé, mais… non. Raoul fit arracher les yeux des deux filles (qui avaient peut-être entre seize et cinq ans) et leur fit couper le bout du nez à toutes deux.
Si cette histoire ne fut pas rédigée par Vital uniquement afin de faire voir au monde qu’Henri Beauclerc faisait régner l’ordre, même si la chair de sa chair devait être meurtrie, Henri était un père (et un grand-père) aussi indigne qu’Eustache de Breteuil qui avait eu l’arrogance de penser que le roi ne livrerait pas ses propres petites-filles au courroux du père de l’enfant qu’il avait mutilé.
Raoul Harenc ne vaut pas mieux qu’Amauri, Eustache et Henri : au lieu de demander le châtiment de celui qui était effectivement coupable, il se venge sur deux filles et comme si l’énucléation ne signait pas la mort sociale des filles de Julienne, il leur fit aussi couper le bout du nez. Pourquoi pas le marquage au fer sur le front ou l’arrachage des dents ? Quitte à les humilier, allons-y gaiement.
Ces messieurs ont sauvé les apparences, mais seuls les trois enfants (ou adolescents) ont souffert.
Nous sommes loin d’avoir tous les détails, mais la réaction la plus saine, même si nombre d’historiens la traite de traîtresse, est peut-être celle de Julienne. Mariée à un homme qui avait trente ans de plus qu’elle et qui fut assez stupide pour mettre en danger leurs deux filles, Julienne, même si elle était fille du roi d’Angleterre, n’avait aucune possibilité d’indépendance à l'époque.
Pour les hommes du temps, le sort des filles de Julienne était juste et parfaitement normal, mais en tant que mère, elle ne pouvait quitter Eustache, qui se repentit peut-être sincèrement de sa bourde stratégique qui causa la mutilation de leurs filles, mais elle était en droit d’en vouloir à son père d’avoir autorisé la double mutilation de deux innocentes. Elle aurait peut-être préféré tout perdre et être condamnée à l’exil si elle avait pu s’enfuir avec quatre enfants en pleine santé. Comment alors s’étonner que Julienne ait tenté de tuer son père ? Le choix d’une arbalète fut maladroit, puisqu’elle manqua sa cible, mais la logistique du tir dut être trop compliquée. Quitte à l’abattre, il aurait mieux valu une flèche perdue, comme lors de la chasse où Guillaume II perdit la vie, mais elle devait vouloir venger ses filles elle-même (si elle s’était entraînée à tirer, nul doute qu’Henri aurait été prévenu par un des hommes du château et c’est la raison pour laquelle on devrait apprendre aux femmes à tirer dès leur plus jeune âge).
La bêtise d’Eustache n’est pas dénoncée par Orderic Vital. En revanche, notre chroniqueur s’en donne à cœur joie contre Julienne : sa sortie du château fut une honte et il la rendit ridicule, mais elle parvint à descendre le mur de la citadelle sans aide, à s’extirper des douves glaciales et à s’enfuir alors que des soldats avaient admirés sa face arrière alors qu’elle s’évadait.
Quelques mois après la mutilation de ses filles, Julienne fut traînée par Eustache auprès du roi afin de faire amende honorable. Henri Beauclerc leur pardonna, mais Julienne fut renvoyée à Breteuil, tandis qu’Eustache restait avec le roi. Vital nous dit qu’après la mort d’Eustache en 1123, Julienne renonça à sa vie lascive et entra au couvent… Elle décida peut-être de fuir le monde des hommes où des adultes mutilent des enfants quand ils n’ont pas le courage de se battre entre eux. D’ailleurs, certains disent qu’elle entra au couvent avec ses filles (sans yeux et sans nez, même une dot royale ne leur aurait pas trouvé d’époux).
Nous pourrions nous dire que c’est une histoire de 1119, mais en 2024, nous avons toujours des parents indignes qui mutilent ou tuent leurs enfants (ou ceux des autres) lorsque ceux-ci ne font pas ce qu’ils souhaitent. Et ne parlons pas des enfants qui sont toujours vendus ou mariés afin de satisfaire les intérêts de leurs pères[5] – et nous n’oublierons pas les mères qui autorisent la mutilation de leurs enfants.
En conclusion, nous avons des ordinateurs, le Wifi et des satellites, mais la protection de nos enfants, à l’échelle planétaire, n’est pas vraiment meilleure aujourd’hui. C’est ce qui continuera d’arriver tant que notre espèce ne comprendra pas que tous les enfants sont nos enfants et qu’il faut tous les aimer, les protéger et les éduquer au mieux (sans oublier le tir à l’arbalète).
[1] : Aujourd’hui le Conquérant – c’est quand même curieux ce que l’annexion d’un pays peut faire afin d’améliorer un surnom.
[2] : Une flèche en plein cœur était l’équivalent d’une balle perdue à l’époque, sans doute.
[3] : Le roi est mort. Vive le roi !
[4] : Assez moyen comme jeu de mot, mais… comment résister ?
[5] : Savez-vous que le mariage d’enfants mineures à des adultes, qui parfois les ont violées, est toujours légal dans certains pays ? Certains pays comme… les États-Unis d’Amérique. Quelle est belle notre planète !