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2004 à Babylone

Petites recommandations de lecture : ces dernières semaines, nos lectures « dans le bus ou le métro » (il faut bien rentabiliser le temps de transport et faire quelque chose d’agréable) ont été consacrées à nos recherches sur Georges Doublet afin de rédiger sa biographie pour notre édition de son texte sur Le Siège de Nice en 1543.

En revanche, nous avons replongé dans d’autres lectures historiques cette semaine. La personne dont nous lisons la biographie était une amie de T. E. Lawrence, le fameux Lawrence d’Arabie (ce n’est pas notre sujet, mais son Seven Pillars of Wisdom est une lecture fascinante encore aujourd’hui et si vous souhaitez avoir un nouvel éclairage sur l’Histoire d’une partie du Moyen-Orient, ce livre reste une excellente clef de déchiffrage).

La femme extraordinaire dont nous lisons une biographie, éditée par Georgina Howell sous le titre : A Woman in Arabia – The Writings of the Queen of the Desert[1], est Gertrude Lowthian Bell (1868-1926).

Bell était le premier enfant d’un riche industriel britannique et de régulières visites chez un oncle en poste dans diverses ambassades lui permirent de voyager et sa destination la plus marquante fut à Bagdad. Elle y apprit la langue locale – et de nombreux dialectes. Elle nous a laissé des traductions de poésies locales d’une rare qualité. Elle fut aussi historienne et archéologue. Sa passion pour la photographie (elle était passionnée, certes, mais son travail valait celui des meilleurs professionnels de l’époque) nous a laissé des centaines de plaques de verre où des sites aujourd’hui disparus ou gravement endommagés par le temps ou quelques bipèdes barbares sont conservés comme autant de pièces d’Histoire léguées par leur protectrice. D’autant plus protectrice que Bell parvint à faire voter une loi garantissant que 50% des découvertes archéologiques faites en Irak, dont elle aida notamment à la fondation, resteraient dans le pays et ne seraient pas emportées pillées par des coloniaux.

La population locale savait que Bell était une interlocutrice fiable, car elle parlait leur langue et les comprenait. Grâce au fait qu’elle était une « faible » femme, elle pouvait parfois se rendre là où des hommes n’auraient jamais été invités ou autorisés ; certains hommes comprirent l’importance qu’elle pourrait avoir et elle fut aussi une espionne pour le compte de son gouvernement. Toutes ces activités ne sont qu'un mince échantillon de ses réussites.

Malheureusement, sa voix, si lucide pourtant, fut ignorée sur des sujets importants... à l’époque et encore aujourd’hui, ce qui nous ramène aux « bipèdes barbares » ci-dessus mentionnés, à l’introduction d’Howell et au titre que nous utilisons.

À la page XV, Howell écrit :

« If the American and British invaders of 2003, after ousting Saddam Hussein, had read and taken to heart what Gertrude had to say on establishing peace in Iraq, there might have been far fewer of the bombings and burnings that have continued to this day. » [Si les envahisseurs américains et britanniques de 2003, après avoir déposé Saddam Hussein, avaient lu et vraiment pris en considération les recommandations de Gertrude afin d’instaurer la paix en Irak, il y aurait peut-être eu beaucoup moins de bombardements et d’incendies qui perdurent jusqu’à aujourd’hui.].

Il était bien prévisible que les envahisseurs n’allaient pas écouter une femme.

À la page XIX, Howell nous rappelle une tragédie historique qui est arrivée en 2004 et qui aurait brisé le cœur de Bell (ou lui aurait donné envie de faire un saut au Pentagone afin d’avoir une légère explication avec le scribouillard militaire qui aurait donné le feu vert à cette opération affligeante) :

« Through her position as honorary director of antiquities for Iraq she supervised the teams of foreign archaeologists who came to dig the precious sites of Ur and Babylon – the latter eventually bulldozed for an American military base. » [Grâce à son poste de directrice honoraire des antiquités irakiennes, elle surveilla les équipes d’archéologues étrangers qui venaient fouiller les précieux sites d’Ur et de Babylone – cette dernière fut éventuellement détruite au bulldozer pour faire place à une base américaine.].

Lorsque la triste nouvelle parvint au reste de la planète en 2005, nous nous souvenons d’articles qui déploraient le saccage de Babylone, qui ne fut hélas pas la seule victime de cette invasion dont les véritables raisons commencent seulement à être évoquées (à grande échelle). En cherchant à nous rafraichir la mémoire, nous avons notamment relu un article de la BBC où la crasse hypocrisie des militaires américains est on ne peut plus visible : la courte liste des dégâts causés par la soldatesque ne s’explique que par un complet mépris du site légendaire de la part de la bleusaille. Dans cet article, il est écrit :

« The US Army says the troops based in the city, some 50 miles (80km) south of Baghdad, are well aware of its historical significance. » [L’armée américaine déclare que les troupes basée dans cette ville, à environ cinquante miles (quatre-vingt kilomètres) au sud de Bagdad, sont parfaitement conscients de son importance historique.].

Ce que l’armée américaine a pensé très fort, mais sans le déclarer est sans doute assez proche de « mais s’en moque complètement en raison des ordres donnés et des intérêts pétroliers qu’elle défend ». C’eut été plus honnête, mais donc impossible à avouer.

 

Le spectre de Bell ne doit pas gêner ces destructeurs. L’Histoire les jugera, tout comme les iconoclastes décérébrés qui ont détruit les Bouddhas de Bâmiyân en 2001, mais les pertes sont là et les plaies sur l’âme de l’humanité resteront à jamais.



[1] : Il existe d’ailleurs un film, Queen of the Desert, qui n’est pas trop exagéré pour une production hollywoodienne avec un casting prestigieux.