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Combien se nommaient Guillaume à ce Noël 1171 ?

            Un jour, on nous a raconté l’histoire d’une fête de Noël où un prince n’avait invité que des chevaliers nommé « Guillaume ».

            D’après un certain dicton, la curiosité serait un vilain défaut, mais nous avons fini par saisir pelle et pioche historiques à la recherche de cette histoire de Guillaume et notre plongeon nous a menée à plusieurs récits de cette histoire.

 
Enluminure du couronnement d'Henry le Jeune en 1170

            En fait, en 1171, Henry le Jeune (1155-1183) – le prince de notre histoire – avait refusé d’obéir à son père, Henry II (1133-1189), et de rentrer à la cour.

Henry le Jeune, nommé Henry III à l’époque puisque son père l’avait fait couronner afin d’être certain qu’il n’y aurait pas de problème de succession, s’était laissé dire par quelques ambitieux, d’après le récit de William de Newburgh (1135 ?-1198 ?) dans L’Histoire des affaires anglaises (Livre II, chapitre 27) que, puisqu’il était couronné, c’était à lui seul de régner, même si son père était encore en vie.

En fait, une tradition capétienne  et les taux de mortalité à l’époque faisaient que certains souverains nommaient leur fils aîné co-souverain avec eux ; quand on a affaire à un nourrisson ou un jeune enfant, ceux qui sont chargés d’une éventuelle régence gèrent le souverain mineur, mais Henry le Jeune était officiellement majeur.

Henry II avait déjà perdu le premier fils qu’il avait eu avec Aliénor d’Aquitaine (1124-1204) – elle eut deux princesses de France avec son premier époux, Louis VII le Pieux (1120-1180) et cinq princes et trois princesses avec Henry II – et cette perte fut peut-être une des nombreuses raisons qui le poussèrent à prendre cette mauvaise décision quant à son fils Henry.

Dès 1162, le roi Henry II avait souhaité faire couronner son fils, mais celui qui fut, de 1162 à 1163, précepteur d’Henry le Jeune, Thomas Beckett[1] (1119 ?- 29 décembre 1170) s’y opposa catégoriquement et comme Beckett, en tant qu’archevêque de Canterbury depuis mai 1162, était le seul qui pouvait procéder au couronnement de son jeune élève, le roi était bloqué.

Henry II patienta huit ans, mais il finit par faire couronner Henry le Jeune par l’archevêque d’York, Roger de Pont l’Évêque (1115 ?-1181) – très probablement avec l’aide de l’évêque de Londres, Gilbert Foliot (1110 ?-1187) et de l’évêque de Salisbury, Jocelin de Bohon (1111 ?-1184). Lorsque Beckett apprit la nouvelle du couronnement, il demanda au pape Alexandre III (1105 ?-1181 [Rolando Bandinelli]) d’excommunier les ecclésiastiques qui avaient pris part à la cérémonie, ce qui fut fait.

Les frictions entre Henry II et Beckett avaient commencées à la nomination de Beckett à l’archevêché de Canterbury. À un moment, Beckett avait même dû brièvement s’exiler en France.

Henry II se plaignit de la réaction de Beckett au couronnement de l’héritier légitime et quatre chevaliers (Reginald Fitzurse, Hugues de Morville, Guillaume de Tracy et Richard le Breton) allèrent assassiner Beckett.

Malgré le peu de temps qu’il avait passé avec Beckett, Henry le Jeune s’était attaché à lui et il ne pardonna pas à son père d’être plus ou moins à l’origine de cet assassinat.

Donc, en 1171, Henry le Jeune resta sur le continent, à Bur près de Bayeux. Curieusement, ce fut dans ce château qu’Henry II appréciait beaucoup qu’Aliénor fut informée de l’assassinat de Beckett (probablement au début de l’année 1171, puisqu’il fut tué le 29 décembre 1170 et que le messager qui fit la traversée dut avoir besoin de quelques jours afin de rejoindre sa reine en Normandie).

« Bur juxta Baiocas » (Bur, près de Bayeux) comme nous le raconte[2] un contemporain, Robert de Thorigni (1105 ?-1186), abbé du Mont-Saint-Michel, nous pose un autre gros problème car, aujourd’hui, ce « Bures » est associé à Bourg-le-Roi ou Bures-en-Bray (sans doute à cause de Jean-Eugène Decorde, qui dans son  Histoire de Bures-en-Bray (1872) aux pages 15 et 16 écrit : « Henri le Jeune se donnait du bon temps en Normandie et tenait sa cour à Bures aux fêtes de Noël 1172[3]. Pour se figurer combien cette cour était nombreuse il nous suffira de citer Dumoulin qui assure qu il y avait à dîner en une seule salle cent dix seigneurs et chevaliers du nom de Guillaume sans comprendre les simples escuyers et seruiteurs qui portoient le mesme nom »). Certes, ces deux lieux se trouvent en Normandie, de même que la commune de Bures, tout court, mais ces trois bourgs ne se trouvent pas près de Bayeux. De nos jours, la distance qui les sépare de Bayeux se compte en heures (en voiture), mais comment l’abbé de Thorigni aurait-il pu écrire « juxta Baiocas » en parlant de ces communes ? C’est improbable. En revanche, au sud de Noron-la-Poterie, qui n’est qu’à 9 km de Bayeux, se trouve les maigres ruines du château de Bur-le-Roi[4].

L’histoire, racontée par Robert de Thorigni est la suivante :

Henricus rex junior ad Natale fuit ad Bur juxta Baiocas ; et quia tunc primum tenebat curiam in Normannia, voluit ut magnifice festivitas celebraretur. Interfuerunt episcopi, abbates, comites, barones, et multa multis largitus est. Et ut appareat multitudo eorum qui interfuerunt, cum Willermus de Sancto Johanne, Normanniae procurator, et Willermus filius Hamonis, senescallus Brittanniae, qui venerat cum Gaufrido, duce Brittannice, domino suo, comederent in quadem camera, prohibuerunt ne quis miles comederet in eadem camera, qui non vocaretur Willermus; et ejectis aliis de camera, remanserunt centum et decem milites, qui omnes vocabantur Willermi, exceptis plurimis aliis ejusdem nominis, qui comederunt in aula cum rege.

 

Le roi Henri le Jeune assista à Noël à Bur près de Bayeux ; et parce qu’il tenait une cour en Normandie pour la première fois, il voulait que la fête soit célébrée magnifiquement. Des évêques, des abbés, des comtes, des barons et bien d’autres y assistèrent. Pour montrer la multitude de ceux qui étaient présents, Guillaume de Saint-Jean, gouverneur de Normandie, et Guillaume, fils de Hamon, intendant de Bretagne, qui étaient venus avec Geoffroy, duc de Bretagne, leur seigneur, dînaient dans une certaine salle, et ils défendaient à tout chevalier de dîner dans la même pièce, à moins qu’il ne s’appelle Guillaume ; et après que d’autres eurent été expulsés de la salle, il restait cent dix chevaliers, qui s’appelaient tous Guillaume, sans compter beaucoup d’autres du même nom, qui dînaient dans la salle avec le roi.

 

 

            Ce curieux Noël normand où des hommes prénommés Guillaume/William furent présents et mis à l’honneur marqua quelques esprits à travers l’Histoire.

En 1535 étaient publiées Les annales d'Aquitaine, faictz & gestes en sommaire des Roys de France, & d'Angleterre, & pays de Naples & de Milan de Jean Bouchet (1476-1557) qui nous disent, p. 150 : « Henry le jeune retourna en Normandie, où il assigna un festin, qui fut faict magnifiquement & en grand somptuosité. Et afin que croiez qu’il y eut beaucoup de Chevaliers, celuy qui a faict le suite de la Cronique de Sigibert, recite qu’il se trouva dans une Salle, où estoient Guillaume de Sainct Iean, Seneschal de Normandie, & Guillaume fils de Haimond Seneschal de Bretaigne, qui estoient venus audit festin, avec Geoffroy Duc dudit païs de Bretaigne, & frere dudit Henry : lesquels deux Seneschaux, par singularité, & afin qu’il en fust mémoire, entreprindrent que tous ceux qui avoient le nom de Guillaume, disneroient ensemble en ladite Salle, & non autres : ce qu’on fist sçavoir au Roy Henry le jeune, qui le voulut, & fit faire commandement à tous les Chevaliers, nommez Guillaume, de se trouver audit disner en laditte Salle : & deffenses à tous autres de non y entrer, fors ceux qui les serviroient. Et ils se trouverent cent & dix Chevaliers dudit nom, sans les simples Escuyers ou serviteurs ».

Michel de Montaigne (1533-1592), dans un de ses essais, Des Noms, (Livre I, chapitre 46) donna cette version : « Item, c’est une chose legiere, mais toutefois digne de memoire pour son estrangeté et escripte par tesmoing oculaire, que Henry, Duc de Normandie, fils de Henry second, Roy d’Angleterre, faisant un festin en France, l’assemblée de la noblesse y fut si grande que, pour passetemps, s’estant divisée en bandes par la ressemblance des noms, en la premiere troupe, qui fut des Guillaumes, il se trouva cent dix Chevaliers assis à table portans ce nom, sans mettre en conte les simples gentils-hommes et serviteurs ».

En 1631, Gabriel Du Moulin dans son Histoire générale de Normandie. Contenant les choses memorables aduenuës depuis les premieres courses des Normands Payens, tant en France qu'aux autres pays ; de ceux qui s'emparerent  du pays de Neustrie sous Charles le Simple. Auec l'histoire de leurs ducs, leur Genealogie, & leurs conquestes, tant en France, Italie, Angleterre, qu'en Orient iusques à la reünion de la Normandie à la Couronne de France, par M. Gabriel du Moulin, curé de Maneual., écrivit, p. 392,  que « le jeune Henry se donne du bon temps en Normandie, & à la feste de Noel tint son Tinel, ou Cour ouverte à Bures, pour faire voir comme sa Cour estoit grosse, Guilaumes de S. Jean Sénéchal de Normandie & Guillaume fils Haimon Sénéchal de Bretagne, & les autres Chevaliers du nom de Guilaume disnerent  seuls en une salle, & fut trouvé qu’ils estoient cent dix Guillaumes, sans comprendre les simples Escuyers & serviteurs, qui portoient le mesme nom. »

La mention la plus récente quant au nombre d’invités se trouve dans l’Aliénor d’Aquitaine de Régine Pernoud (1909-1998). Cette extraordinaire chartiste était positiviste et à la page 165 de son ouvrage, Pernoud nous racontait que « à Bures, en Normandie, il décide d’inviter à sa table tous ceux qui se prénomment Guillaume - c’est à l’époque le prénom le plus répandu après celui de Jean ; il y en eut cent dix-sept qui dînèrent avec lui ce soir-là. ». Elle a peut-être trouvé d’autres témoignages sources, mais ce qui est troublant, c’est que les sources qu’elle cite donne elles aussi cent dix chevaliers se prénommant Guillaume.

Soit elle avait replongé dans les originaux – et il est possible d’avoir de sacrées surprises en retournant aux sources afin de les vérifier, soit il faudrait dire deux mots à l’éditeur/imprimeur de son texte.

 

            Bref, avec une historiette entendue un jour, on peut découvrir bien des choses en creusant.



[1] : On peut aussi faire référence à lui en le nommant Thomas de Londres ou saint Thomas de Canterbury. À la toute fin du XVIe siècle, le dramaturge et poète Thomas Nashe (1567-1601 ?) parla de lui en disant « Thomas à Beckett » ; cette erreur persiste encore parfois.

[2] : Cf. Delisle (Léopold), Chronique de Robert de Torigni, t. 2, Rouen, Métérie, 1873, p. 31.

[3] : Cette erreur de date est sans doute due à un moment d’inattention de la part de Decorde quand il consulta la toute nouvelle édition de Robert de Thorigni par Léopold Delisle puisque ce dernier indiquait une année, mais commençait le nouveau chapitre avec le Noël de l’année précédente. Donc, le banquet des Guillaumes est à « 1172 », mais correspond au 25 décembre 1171, ce qui est d’ailleurs indiqué en note.

[4] : C’est quand même fou. Nous pensions sincèrement vous raconter une petite histoire, mais nous voici à sortir les cartes, calculer les distances et prendre en compte le latin de Thorigni, les messagers de l’époque et les habitudes des ducs de Normandie (et rois d’Angleterre depuis le débarquement d’un certain… Guillaume).