Comment ne pas être tiraillé entre deux sentiments puisque nous avons aujourd'hui un exemplaire des sonnets de William Shakespeare très probablement grâce à un vol ?
En effet, il existe un recueil des Sonnets de Shakespeare publiés en même temps que le long poème intitulé A Lover’s Complaint dans ce que l’on appelle le Quarto de 1609.
Alors, excepté si vous faites partie d’une variété de négationnistes shakespearien (ces bipèdes épuisants feront d’ailleurs l’objet de notre prochain article), Shakespeare a bien écrit toute la poésie qui est dans le Quarto et ses pièces de théâtre nous sont presque toutes parvenues (Love’s Labour’s Won [Peines d’amour gagnées] a été perdue – à moins qu’il ne s’agisse du premier titre d’une autre pièce ; le mystère reste entier) grâce à l’extraordinaire travail de son ami Ben Johnson qui travailla pendant sept ans à recueillir le travail de Shakespeare après sa mort et à faire vérifier les textes par les acteurs qui avaient joués les personnages de Shakespeare dans le First Folio [Premier Folio] qui fut publié en 1623.
Nous vous reparlerons de Johnson dans notre prochain article, mais restons sur le sujet des sonnets.
En 1598, Francis Meres (1565-1647) publia un ouvrage intitulé Palladis Tamia: Wits Treasury où il mentionna quelques œuvres de Shakespeare et notamment des sonnets, mais il nous expliqua que ces poèmes n’étaient accessibles qu’à ses amis proches. Curieux ? Peut-être pas si vous les avez lus.
Il y a cent cinquante-quatre sonnets dans le Quarto. Les sonnets 153 et 154 servent en quelque sorte de conclusion à l’ensemble, les sonnets 127 à 152 sont inspirés par une « Dark Lady » (peut-être une brune au teint mat, mais, là encore, le mystère reste entier), mais les sonnets 1 à 126 sont inspiré par un « Fair Young Man » (un jeune homme blond ? Allez savoir).
La tradition veut que les sonnets à la dame parlent d’un désir plus charnel, tandis que les sonnets au jeune homme sont spirituels. Pourquoi pas ? Nous vous recommandons cependant la lecture du sonnet 18 qui nous semble une splendide et émouvante déclaration :
Shall I compare thee to a summer’s day?
Thou art more lovely and more temperate:
Rough winds do shake the darling buds of May,
And summer’s lease hath all too short a date:
Sometime too hot the eye of heaven shines,
And often is his gold complexion dimm’d,
And every fair from fair sometime declines,
By chance, or nature’s changing course untrimm’d:
But thy eternal summer shall not fade,
Nor lose possession of that fair thou ow’st,
Nor shall death brag thou wand’rest in his shade,
When in eternal lines to time thou grow’st,
So long as men can breathe, or eyes can see,
So long lives this, and this gives life to thee.
Si votre anglais est un peu rouillé, voici la traduction de François-Victor Hugo :
Te comparerai-je à un jour d’été ? Tu es plus aimable et plus tempéré. Les vents violents font tomber les tendres bourgeons de mai, et le bail de l’été est de trop courte durée.
Tantôt l’œil du ciel brille trop ardemment, et tantôt son teint d’or se ternit. Tout ce qui est beau finit par déchoir du beau, dégradé, soit par accident, soit par le cours changeant de la nature.
Mais ton éternel été ne se flétrira pas et ne sera pas dépossédé de tes grâces. La mort ne se vantera pas de ce que tu erres sous son ombre, quand tu grandiras dans l’avenir en vers éternels.
Tant que les hommes respireront et que les yeux pourront voir, ceci vivra et te donnera la vie.
N’oublions pas que, même si Shakespeare ne montrait ces sonnets qu’à ses amis, même si ses sentiments étaient plus que littéraires, il lui aurait été impossible de parler d’amour pour un homme sans risquer la torture ou la mort.
Soit ces sonnets étaient un exercice de style (il faut bien s’entraîner quand on est auteur et ce même sur des sujets que nous n’avons pas vécu[1] et donc Shakespeare aurait eu à imaginer comment ses héroïnes parleraient à l’homme de leur rêve et cela pourrait aussi expliquer le « jeune homme blond » qui servirait alors de modèle), soit ils nous parlent d’aspects très privés de la vie de William Shakespeare.
Comment, alors, se fait-il que nous pouvons lire le Quarto qui regroupe les sonnets ? Pourquoi Shakespeare aurait-il décidé de partager avec la terre entière la façon dont il s’exerçait à écrire des pentamètres iambiques dont il avait besoin pour certaines de ses pièces ? Pourquoi aurait-il décidé de révéler au monde qu’un jeune homme blond et une jolie brune lui donnaient des idées romantiques ? En fait, en regardant qui a publié le Quarto, il est possible de déduire que Shakespeare n’eut certainement absolument rien à voir dans cette publication, d’où notre référence à un possible vol.
L’homme qui publia les sonnets est un dénommé Thomas Thorpe. Ce cher monsieur avait la triste réputation d’emprunter des exemplaires d’ouvrages laissés chez des copistes et de les publier sans l’autorisation des auteurs. Nous n’avons aucune preuve que c’est ce qui est arrivé avec les sonnets, mais les mauvaises habitudes – à répétition – de Thorpe nous semblent être un énorme indice.
Si Shakespeare prêtait ses sonnets à ses amis (si vous avez jamais prêté un livre à quelque lecteur indélicat, vous savez pertinemment dans quel triste état l’ouvrage peut nous revenir), il est possible qu’il ait eu besoin d’une nouvelle copie, ce qui expliquerait la présence de Thorpe dans cette histoire. Les sonnets sont d’une rare beauté, mais un censeur qui se serait penché de plus près sur les possibles motivations extra-littéraires de Shakespeare aurait pu lui causer bien du tort. La publication du Quarto avec la bénédiction de Shakespeare n’est pas logique, mais, une fois publiés, Shakespeare n’aurait pu se permettre de faire trop de reproches à Thorpe et la seule solution était de garder le silence au sujet de la publication de ces œuvres bien évidemment strictement littéraires.
Les motivations littéraires (ou non) de Shakespeare et le droit[2] de Thorpe à publier une copie des sonnets restent cependant des mystères.
Thorpe était loin d’être stupide et il obtint en 1609 une licence afin de publier « a Booke called Shakespeares sonnettes » [un ouvrage intitulé Sonnets de Shakespeare], vendu par William Aspley. Au moins, même si Thorpe était effectivement un voleur, il n’était pas un censeur[3] et il est indéniable que nous lui devons la survie des sonnets.
En revanche, ce qui est une certitude dans cette histoire, c’est que l’imprimeur, George Eld, était très, très mauvais. Il n’y a pas un seul sonnet sans coquille. Pas un.
Certaines sont de simples inversions de lettres faciles à corriger.
Certaines nous ont fait nous arracher les cheveux quand nous avons édité une version du Quarto.
Le sonnet 73 est l’un des pires car la coquille principale ne ressemble à rien.
Au vers 4 chez Thorpe/Eld, on peut lire « rn’wd » qui ne veut strictement rien dire. La plupart des éditions corrigent ce mot en « ruin’d », mais nous avons décidé d’appliquer des techniques de paléographies à ce problème de typographie en observant le mot par la fin.
Le « d » final est forcément à sa place, mais l’apostrophe ne doit pas y être et doit indiquer un participe passé élidé « _w’d » (pour « _wed » qui a d’autres occurrences dans les sonnets). Nous nous retrouvons avec « rnw’d » (et « bare ruined choirs », c'est-à-dire « des chorales nues et ruinées » demanderait une virgule entre « bare » et « ruined ») et en regardant une casse d’imprimeur, le n et le o se trouvent sur la même ligne et nous pensons que le texte pourrait être « bare-rowed choirs » (« des chorales désertées/des chorales vides »).
« rn’wd » reste une atroce coquille, mais notre correction nous semble une possibilité intéressante.
Voici le sonnet en question (typographie d’origine, version moderne et traduction d’Hugo – avec notre version entre crochets) :
That time of yeeare thou maiÌ in me behold,
When yellow leaues, or none, or few doe hange
Vpon thoÇe boughes which Èake againÌ the could,
Bare row’d quiers, where late the Çweet birds Çang.
In me thou ÇeeÌ the twi-light of Çuch day,
As after Sun-Çet fadeth in the WeÌ,
Which by and by blacke night doth take away,
Deaths Çecond Çelfe that Çeals vp all in reÌ.
In me thou ÇeeÌ the glowing of Çuch Äre,
That on the aÈes of his youth doth lye,
As the death bed, whereon it muÌ expire,
ConÇum’d with that which it was nurriÈt by.
This thou perceu’Ì, which makes thy loue more Ìrong,
To loue that well, which thou muÌ leaue ere long.
That time of year thou may’st in me behold,
When yellow leaves, or none, or few do hang
Upon those boughs which shake against the cold,
Bare-row’d choirs, where late the sweet birds sang.
In me, thou see’st the twilight of such day,
As after sunset fadeth in the west,
Which, by and by, black night doth take away,
Death’s second self that seals up all in rest.
In me, thou see’st the glowing of such fire,
That on the ashes of his youth doth lie,
As the death-bed, whereon it must expire,
Consum’d with that which it was nourish’d by.
This thou perceiv’st, which makes thy love more strong,
To love that well, which thou must leave ere long.
Tu peux voir en moi ce temps de l’année où il ne pend plus que quelques rares feuilles jaunes aux branches qui tremblent sous le souffle de l’hiver, orchestres nus et ruinés [chorales désertées] où chantaient naguère les doux oiseaux.
En moi tu vois le crépuscule du jour, qui s’évanouit dans l’occident avec le soleil couchant et va tout à l’heure être emporté par la nuit noire, cet alter ego de la mort qui scelle tout dans le repos.
En moi tu vois la lueur d’un feu qui agonise sur les cendres de sa jeunesse, lit de mort où il doit expirer, éteint par l’aliment dont il se nourrissait.
Tu t’en aperçois, et c’est ce qui fait ton amour plus fort pour aimer celui que tu vas si tôt perdre.
[1] : Notre autre incarnation littéraire peut en témoigner.
[2] : Le fait que la dédicace du Quarto soit du fait de Thorpe, éditeur, et non pas de Shakespeare, auteur, fait cependant pencher la balance légèrement du côté d’un vol possible. À l’époque, seuls les auteurs ajoutaient des dédicaces ; Thorpe a peut-être signé son crime en dédiant l’ouvrage à un ami.
[3] : En 1640, John Benson publia une nouvelle version des sonnets, mais il ne respecta pas l’ordre de publication de Thorpe, créa des groupes artificiels, ne publia pas tout et changea les pronoms des sonnets au « jeune homme blond » afin de faire croire qu’ils étaient écrits pour une femme.