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Ingres, ce talentueux violoniste

            « Avoir un violon d’Ingres » est une charmante expression idiomatique… qui a le don de nous agacer au plus haut point parce que, la plupart du temps, nombreux sont ceux qui pensent qu’un « violon d’Ingres » est une activité pratiquée avec passion, mais sans sérieux.

Ce qui nous chiffonne, c’est que Jean-Auguste Dominique Ingres (Montauban, 29 août 1780 – Paris, 14 janvier 1867) aimait profondément la musique et qu’il finança ses premiers cours de peinture en étant rémunéré, de treize à seize ans, comme second violon à l’Orchestre du Capitole de Toulouse. Certes, il n’était sans doute pas second violon à Paris, mais il devait être assez extraordinaire afin de garder cette charge et donc ceux qui perpétuent l’idée que ses dons musicaux étaient assez ordinaires nous semble grandement injustes envers lui.

            Second prix de Rome en 1800, il obtint le premier prix l’année suivante, mais il ne put se rendre à Rome qu’en 1806 (quand les politiques sont en ébullition, les arts pâtissent souvent). Il résida en Italie – à Rome, puis à Florence – jusqu’en 1824 et retourna à Rome de 1835 à 1841 afin d’y diriger l’Académie de France.

Il connut le succès dès son retour en 1824, mais critiques et collègues ne furent pas toujours tendres à son égard en musique, mais aussi en peinture. Il fut cependant l’un des peintres pilier du néo-classicisme et des génies de la musique appréciaient ses talents musicaux (pour ne citer qu’eux, Franz Liszt (1811-1886) chantait les louanges du peintre-violoniste avec qui il avait joué à Rome lorsqu’Ingres dirigeait la Villa Médicis et Luigi Cherubini (1760-1842) composa pour lui O salutate Ingres).

            Donc, Ingres était un bon musicien. D’où vient alors cette expression idiomatique qui nous énerve tant ? Nous n’étions pas dans les salons de l’époque, mais l’écrivain Émile Bergerat (1845-1923) écrivit dans ses Souvenirs d’un enfant de Paris (mémoires en trois tomes de 1911 à 1913) qu’il était à l’origine de cette expression – après la mort d’Ingres. Dans le premier volume, publié en 1911, en parlant de son beau-père, Théophile Gautier (1811-1872), qui avait rêvé devenir peintre (ce qui explique qu’il fut parfois critique d’art), Bergerat écrivit :

            « Toute la joie du « home » chantait dans le salon qui n’était guère, d’ailleurs, qu’une chambre à peintures. C’était là qu’il était heureux. Comme je vous l’ai déjà dit, Théophile Gautier ne s’est jamais consolé de ne pas avoir été peintre. Comme il disait : « On ne naît pas toujours dans sa patrie », il professait encore « que personne n’exerce le métier ni l’art pour lequel la nature l’a formé ».

            – Tiens, faisait-il plaisamment, Victor Hugo, eh bien ! c’était un architecte. Il était spécialement créé pour édifier des cathédrales. Du reste, c’est ce qu’il a fait, en somme.
            Sur cette déviation des dons innés, à laquelle j’ai, le premier, appliqué la synecdoche de : « Violon d’Ingres », je n’étais pas d’accord avec mon maître, au moins pour ce qui le concernait. »[1]

            Il est certain que l’expression « violon d’Ingres » se répandit dans les salons à la fin du XIXe siècle et dans le reste de la population au début du siècle suivant, mais Gautier étant mort, Bergerat pouvait se dire auteur de l’expression.

            « Avoir un violon d’Ingres » garde un côté péjoratif (cette discrète critique qui nous pose problème). Dès son apparition, la veuve d’Ingres tenta de protéger la mémoire de son défunt époux ; la seconde Mme Ingres, Delphine Ramel (Paris, 26 décembre 1808 – 11 mai 1887), qui était la nièce d’un des mécènes d’Ingres, Charles Marcotte d’Argenteuil (1773-1864) dénonça l’expression dans les colonnes du journal Le Figaro le 30 juillet 1885 (n° 211) :

            « Monsieur le rédacteur,

            Depuis longtemps je désire rectifier une assertion qui se propage dans les journaux et dans les mémoires artistiques à propos des prétentions que M. Ingres montrait pour son violon, beaucoup plus, dit-on, que pour son pinceau.

            Il est sûr qu’il était très bon musicien et qu’il adorait Mozart, Gluck, Beethoven. Mais jamais il n’a eu la prétention de se poser en virtuose, interprétant simplement la deuxième partie de violon dans les admirables quatuors de ces maîtres.

            Cette rectification me paraît nécessaire pour ne laisser passer à la postérité un dit-on qui a tout l’air d’un ridicule.

            Je vous serais très obligée, Monsieur, d’insérer cette petite note dans Le Figaro, qui par sa publicité, rectifiera, j’espère une opinion répandue bien à tort.

            Recevez d’avance, monsieur, tous mes remerciements, ainsi que l’assurance de ma parfaite considération.

            Veuve Ingres »

 

            Malheureusement, ces messieurs continuèrent à utiliser ce bon mot (injuste et inexact).

 

            Tentons une mise à jour :

Avoir un violon d’Ingres : [expression idiomatique] pratiquer une activité avec passion et avec assez de talent pour pouvoir éventuellement en faire une activité professionnelle.

 

Espérons que Delphine Ingres, née Ramel, aimerait mieux cette définition.

 

Dessin de Mlle Ramel en 1844, future Mme Ingres (en 1852)

 



[1] : Bergerat (Émile), Souvenirs d'un enfant de Paris. [Volume 1], Paris, E. Fasquelle, 1911, p. 326.