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Le Lion de Florence

            Lors d’une visite au Louvre, nous avons croisé une œuvre qui nous a fait nous arrêter dans la salle 934 (aile Sully, niveau 2).

En fait, il s’agit d’une très grande toile qui a été accrochée très haut, ce qui fait que le pauvre lion qui y est peint à l’air très étrange – tellement étrange que nous avons brièvement pensé que ce pauvre animal faisait partie de la triste collection « l’artiste n’en a jamais vu de sa vie, mais il l’a quand même représenté ».

Mais non.

Le problème, c’est la hauteur. D’ailleurs, ayons une pensée pour ces artistes du Salon dont les travaux se retrouvaient à un cheveu du plafond, car cette œuvre nous prouve que même un grand tableau n’est pas à son avantage si son côté inférieur se trouve largement à plus de deux mètres du sol et il est donc difficile, voire impossible, de l’admirer correctement.

Donc, le tableau qui nous a fait être momentanément injuste envers un pauvre lion est celui-ci :

 


Exposé à Paris au Salon de 1801 (an IX), avec le n° 250, Le Lion de Florence, comme on l’appelle aujourd’hui fut à l’origine présenté, comme nous l’apprend la base Joconde sous le titre Trait sublime de maternité du siècle dernier arrivé à Florence. La notice de cette œuvre ajoute les précisions suivantes : « église San Lorenzo; un lion s’était échappé de la ménagerie du Grand-Duc de Florence, et courait dans les rues de la ville ; l’épouvante se répand de tous côtés [...] Une femme, qui emportait son enfant dans ses bras le laisse tomber en courant. Le lion le prend dans sa gueule. La mère éperdue se jette à genoux devant l’animal terrible, et lui demande son enfant avec des cris déchirants... Le lion s’arrête, la regarde fixement, remet l’enfant à terre sans lui avoir fait aucun mal, et s’éloigne ».

Le peintre était Nicolas André Monsiau, né à Paris en 1754 (selon Bénézit, mais la base Joconde envisage aussi une naissance en 1755) et mort dans la même ville le 31 mai 1837. Ce peintre d’Histoire, formé à l’Académie royale de Paris, séjourna à Rome en même temps que Jacques-Louis David (1748-1825). Il avait un style assez particulier : « poussiniste » pour ce qui était des couleurs, mais influencé dans le choix des thèmes par son camarade à Rome. Un poussiniste davidien ? À vous de juger :

La Folie conduisant l’Amour aveugle (1796 – aujourd’hui dans une collection particulière à Paris)

 

Aspasie s’entretenant avec les hommes illustres 

[i.e. : Socrate et Alcibiade, si vous vous posiez la question] (1801 – Musée Pouchkine)

 

Alexandre et Diogène (1818 – Musée des Beaux-Arts de Rouen)

 

            Monsiau n’est pas le peintre le plus connu du grand public aujourd’hui, mais il reste un témoin très intéressant de son temps.

            En cherchant des informations sur le lion – n’oublions pas que cette pauvre bête fut notre point de départ, nous avons trouvé deux éléments intéressants : tout d’abord, une reproduction de la toile de Monsiau se trouvait chez le professeur Jean Itard (1774-1838) et il semblerait qu’il ait été fort impressionné par la représentation de cette scène[1] et il existe aussi un court récit, consultable sur Gallica, qui raconte une version de ce curieux épisode. 

En 1876, Le Lion de Florence de Régis Hellimer est en fait un petit recueil qui contient trois histoires ; la première page nous apprend qu’il s’agissait d’une publication de « Bibliothèque chrétienne de l’adolescence et du jeune âge publiée avec approbation de Monseigneur l’Évêque de Limoges ».

            Ce texte est très poétique. Très daté. Très sexiste.

            Pour l’occasion, nous avons appris à utiliser un site Internet qui propose de l’OCR en ligne (le PDF de Gallica est composé d’images ; le texte ne peut pas être copié/collé).

            Voici le texte :

LE LION DE FLORENCE

 

Durant les premiers siècles de l’ère chrétienne, les Romains, maîtres d’une partie de l’Afrique, avaient importé de ces contrées brûlantes dans leur mère-patrie tout ce qui leur avait paru rare, précieux, ou seulement curieux. C’est ainsi que, des déserts de la Lybie et des gorges de l’Atlas, ils avaient fait venir à Rome les animaux les plus sauvages et les plus féroces.

Ils en employaient une quantité considérable : ‘aux jeux du cirque, sans parler de ceux qui devaient être les instruments inintelligents du supplice des martyrs. Le nombre des carnivores retenus: en captivité dans les principales villes d’Italie diminua beaucoup lorsque les Barbares eurent démembré l’empire romain, et que la religion eut fait cesser les divertissements sanglants des arènes. On conserva quelques individus de chaque espèce, mais on n’eut plus occasion de les faire sortir des cages grillées où on les enfermait avec toutes les précautions possibles.

Parmi ces animaux redoutables que l’homme se plaît à enchaîner et à retenir prisonniers, le lion a toujours eu le premier rang et a toujours été considéré, non-seulement comme le plus terrible, mais encore comme le plus noble et le plus généreux. Sa magnanimité est à présent aussi bien reconnue que la fidélité du chien. Certains naturalistes prétendent que sa face présente une vague analogie avec le visage de l’homme. Il est vrai qu’il a les yeux ombragés de sourcils, le nez long et large, le front carré, la mâchoire épaisse. Sa langue très grosse, couverte d’aspérités aussi dures que la corne, ne saurait lécher sans amener aussitôt le sang à fleur de peau, ce qui rend ses caresses excessivement dangereuses, car l’odeur du sang l’enivre, anime sa fureur et l’excite à dévorer.

Les voyageurs se sont plus à multiplier les anecdotes sur la générosité du lion. Les uns prétendent qu’autrefois les femmes des environs de Tunis le poursuivaient, armées simplement de bâtons ou de pierres, et l’obligeaient fort bien à quitter la proie qu’il avait saisie.

D’autres assurent que les Maures avaient un moyen sûr et facile de se débarrasser de lui quand ils le rencontraient inopinément. Ils se couchaient à terre, demeuraient immobiles, et il passait outre, à moins qu’il ne fût tourmenté par la faim.

Il n’est pas nécessaire de dire que ces histoires sont entièrement controuvées et parfaitement absurdes. Labat en rapporte une moins extraordinaire, mais qui cependant, si elle n’est point apocryphe, prouve une fois de plus la- justesse de l’aphorisme du critique.

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

Une jeune femme et son fils se promenaient sur la lisière d’une forêt située tout auprès de la ville de Florence. L’enfant courait sur la pelouse, et la mère souriait à ses jeux. La solitude était profonde et le silence imposant. Nul autre bruit ne se faisait entendre que le frémissement du vent agitant le feuillage, et le bourdonnement des ‘insectes distillant le suc des fleurs nouvellement écloses. Le soleil brillait haut dans un ciel d’une pureté limpide, et les promeneurs, attirés par la fraicheur et l’ombre, s’enfonçaient dans la forêt peu à peu.

Ils marchèrent longtemps, la mère heureuse et souriante, l’enfant bruyant et joyeux ; l’un récoltant dans les pans de sa tunique des gerbes de plantes odorantes, l’autre effeuillant à la brise ou disposant en diadème sur son front les myrtes qu’elle cueillait dans les clairières ; tous deux ne songeant qu’à jouir de la sérénité de ce jour sans nuages et ne redoutant aucun danger.

Ils se proposaient revenir enfin sur leurs pas lorsque, à une certaine distance, se fit entendre un bruit inusité et très étrange : si étrange que le petit garçon se troubla malgré l’insouciance de son âge ; il laissa tomber les fleurs d’arbousier, de lentisque, d’oléandre qu’il tenait à deux mains, et courant auprès de la jeune femme :

- Ma mère, n’avez-vous pas entendu ? demanda-t-il d’une voix un peu tremblante en employant le doux idiome toscan.

Elle aussi avait paru inquiète d’abord, mais elle s’était promptement rassurée.

- J’ai entendu, dit-elle, les refrains des pêcheurs qui raccommodent leurs filets au bord de l’Arno. Si un autre son est parvenu à mon oreille, il était si vague et si lointain que nous ne devons pas nous en préoccuper.

À peine avait-elle fait cette réponse qu’un rugissement sonore, éclatant, prolongé, éveilla l’écho et se répandit au travers de la forêt comme une rumeur funèbre.

Très alarmée, elle prit l’enfant dans ses bras et regarda dans toutes les directions avec un effroi qui augmenta prodigieusement lorsque la même voix se fit entendre beaucoup plus  près que  la première fois.

Cependant elle n’aperçut rien qui put justifier ses appréhensions. La fauvette chantait paisiblement au sommet des grands arbres, l’abeille bourdonnait toujours dans le calice des cistes, ces jolies fleurs violettes et blanches qui ressemblent à des églantines largement ouvertes. Les rayons du soleil, tamisés par le feuillage, répandaient sur la terre brune des milliers d’étincelles, et le seul bruit de la voix importune venait troubler le calme de cette solitude. Même les pécheurs avaient fini de raccommoder leurs filets ; du moins leurs chants avaient cessé. La jeune femme crut s’être abandonnée à une terreur puérile, et posant son fils sur le gazon :

- Va jouer, dit-elle, nous sommes ici en parfaite sécurité; la forêt ne renferme aucun animal malfaisant.

Mais lui, sans doute, possédant l’instinct des jeunes agneaux qui pressentent longtemps à l’avance l’arrivée de l’ennemi, et courent se réfugier auprès du berger lorsque celui-ci n’a point encore songé à s’alarmer ; il s’attacha obstinément à la jupe de sa mère, et cachant sa jolie tête blonde dans les plis de sa ceinture à longues franges, il déclara qu’il ne voulait point s’éloigner.

Elle s’efforçait de le rassurer quand un nouveau rugissement retentit par toute la forêt, rauque, terrible, menaçant, empreint d’une sorte de colère douloureuse.

Il n’y avait plus possibilité de se méprendre : c’était la voix du lion, furieux, blessé peut-être, si l’on en jugeait d’après ces inflexions plaintives qui glaçaient d’épouvante. Elle connaissait ce cri de la force enchaînée, ce mugissement puissant et sombre qui, au désert, impose le silence à tous les animaux de la création ; elle comprit que le plus redoutable des carnivores venait de s’échapper de sa cage grillée, qu’il était parvenu à sortir de Florence, et qu’il errait au travers de la campagne.

Cette pensée, qui la rendit folle de terreur, décupla ses forces au lieu de les paralyser. Elle s’empara de son fils et se mit à courir comme peut courir une mère lorsqu’il s’agit de sauver la vie à son enfant unique.

Elle parcourut la forêt au hasard, traversant les fourrés les plus épais, les taillis les plus épineux, heurtant son front pâle aux troncs noueux des arbres, déchirant ses bras aux ronces et aux lianes hérissées de pointes piquantes, meurtrissant ses pieds sur les cailloux et les racines desséchées, et s’enfonçant toujours davantage dans le bois. Car elle n’avait point cherché à s’orienter, mais seulement à fuir cet ennemi qui indubitablement devait la mettre en pièces dans le cas où il parviendrait à la rejoindre.

C’était véritablement un lion qui, après avoir répandu l’alarme dans toutes les rues de Florence, venait de se réfugier dans cette forêt où il était attiré par une sorte d’instinct. Ceux qui le poursuivaient, en le blessant à la patte, l’avaient rendu encore plus terrible. Sa longue crinière se dressait menaçante, il courait avec une vélocité extrême, ce qui lui arrive rarement, seulement quand il poursuit quelque proie ; sa marche habituelle est lente, grave, très majestueuse.

La jeune femme sentait ses forces s’épuiser, néanmoins elle continuait à fuir, et redoublait de courage et d’énergie chaque fois qu’un nouveau rugissement, de plus en plus rapproché, parvenait à son oreille. Le lion était sur ses traces, elle n’en pouvait douter; et elle essayait vainement de le dépister. La voix menaçante, qui s’élevait à intervalles inégaux au milieu du silence profond, lui prouvait d’une manière évidente qu’il gagnait du terrain. À chaque instant il lui semblait qu’une griffe puissante allait déchirer son épaule, et elle croyait qu’une haleine fétide et brûlante courait sur son cou et dans ses cheveux.

Ce n’était qu’une illusion ; mais qu’elle était affreuse !

Soudain le petit garçon qui l’étreignait de ses deux bras fit un geste d’horreur, poussa un cri de désespoir en étendant sa main vers un épais buisson au milieu duquel se mouvait un objet qu’on n’apercevait qu’indistinctement.

La jeune femme traça rapidement sur son front et sur sa poitrine le signe du salut, engagea son fils à l’imiter, puis levant ses bras aussi haut que possible, et s’approchant d’un platane centenaire, dont les rameaux touffus s’inclinaient vers le sol, elle parvint à le placer sur une grosse branche.

Tout-en accomplissant cet acte désespéré, tout en recourant à ce suprême moyen, elle regardait fixement le monstre qui avait bondi à quelques pas d’elle. Lorsqu’elle vit son fils en sûreté, car il lui parut qu’il n’avait rien à craindre s’il consentait à demeurer immobile, elle songea à se soustraire aussi à la mort effrayante qui l’attendait. Elle disparut dans les massifs épais, soit pour chercher son salut dans la fuite, soit, ce qui est plus probable, pour grimper à son tour sur un arbre moins élevé et d’un accès moins difficile.

Dès que l’enfant ne l’aperçut plus, il se mit à pousser des cris horribles qui 1a firent revenir sur ses pas, et qui malheureusement attirèrent le lion au pied du platane.

Arrivé là il s’arrêta soudain, et la fugitive, qui épiait au travers du feuillage ce qui allait advenir de son fils, vit une épouvantable scène. L’animal, furieux et blessé, rugissait, écumait, labourait le sol de ses griffes, levait sa tête menaçante et semblait fasciner la faible et innocente victime qui se penchait irrésistiblement vers lui, ne se retenant plus aux branches que d’un bras fatigué.

La mère vit tout-à-coup — elle n’eut pas cru auparavant pouvoir considérer un semblable spectacle sans mourir de terreur — elle vit les paupières de son enfant aimé papilloter et s’abattre sur ses yeux comme celle d’un oiseau de nuit exposé soudain à la lumière ; elle vit ses bras se détacher de l’arbre et s’agiter dans le vide ; elle entendit un cri — peut-être elle crut entendre, et ce fut elle-même qui cria et elle ouït distinctement le bruit produit par la chute de cette frêle créature qui alla rouler aux pieds du monstre. Un lion depuis longtemps captif doit être avide de chair humaine : celui-ci saisit précipitamment l’enfant par sa tunique et se disposa à l’emporter probablement dans quelque rocher creux qui pût lui servir d’antre.

La mère alors, dédaigneuse du péril auquel elle s’exposait, oubliant tout danger, excepté celui qui menaçait son fils, se précipita au-devant de l’animal furieux, se mit à crier, à sangloter, le suppliant d’épargner son enfant, de leur faire grâce de la vie, lui parlant absolument comme s’il eût pu l’entendre.

Il l’entendit en effet, et s’il ne comprit point le sens de ses paroles, du moins il se laissa toucher par son immense désespoir.

Lentement il déposa à terre le petit garçon, et passant auprès de l’heureuse mère sans lui faire aucun mal, il s’éloigna et disparut dans les profondeurs de la forêt.

C

 

            Dans cette histoire, heureusement que le lion attrape l’enfant par sa tunique (en revanche, dans le travail de Monsiau, la prise du lion aurait laissé des traces de crocs sur le malheureux enfant).

            Après avoir lu ce texte, nous avons cherché à savoir qui était Régis Hellimer. La Bibliothèque nationale de France nous donne les dates suivantes : 1835-19_ (uniquement parce qu’un texte de l’auteur fut publié en 1901, mais nous manquons de données).

            En fait, c’est le Volume 7 de la Bibliographie contemporaine : histoire littéraire du XIXe siècle, manuel critique et raisonné de livres rares, curieux et singuliers... depuis 1800 jusqu’à nos jours, avec l’indication du prix d’après les catalogues de ventes et de librairies : supplément de Brunet, de Quérard, de Barbier, etc. publiée par Antoine Laporte (1835-1900) qui nous apprend que « Régis Hellimer » était le nom de guerre de Mademoiselle G. Ronnot, née à Roulans dans le Doubs. Certaines publications récentes lui donnent « C. » pour initiale. L’erreur est pardonnable s’ils n’ont tous consulté que les tables décennales de Roulans, car le fonctionnaire qui les a rédigées avait une écriture atroce. En combinant Ronnot, Roulans et 1835, nous trouvons Laure Émilie Joséphine Ronnot, fille du notaire et maire de la commune Joseph Ronnot, née à 23h30 le 3 mars 1835. Les sites des archives et ceux de généalogie en ligne ne donnent pas d’autres informations sur cette femme qui parvint à faire publier son travail – avec un nom d’homme (et le coup de plume qui allait avec).

            Laure Ronnot/Régis Hellimer disparaît des catalogues en 1901.

 

            La peinture d’un gros chat mal accrochée peut mener à bien des découvertes.



[1] : Pour plus d’informations sur le sujet, consultez l’ouvrage de Thierry Gineste, Le Lion de Florence : sur l’imaginaire des fondateurs de la psychiatrie, Pinel (1745-1826) et Itard (1774-1838), paru à Paris chez Albin Michel en 2004.