Nous avions initialement intitulé cet article « Tragédie chez les Dédé », mais nommer la jeune fille nous a semblé plus important.
Il est courant aujourd’hui de reprocher aux feuilles de choux et autres journaux à poisson de ne plus faire du journalisme et de se contenter de nous abreuver de brèves copiées-collées chez de grandes agences qui nous servent des pseudos-infos qui se consomment en moins de trois minutes. D’ailleurs, il est accablant de constater que bon nombre de publications actuelles indiquent le temps de lecture d’un article (désolée, mais si ça se lit en deux minutes, voire moins, ce n’est pas un article, c’est une dépêche qui s’ingère rapidement parce que le propriétaire de la publication et ses larbins considèrent que le public, le lecteur, ne doit pas trop réfléchir, trop se poser de questions et surtout ne pas trop protester face aux scandales qui arrivent sur nos écrans l’un derrière l’autre à la vitesse d’un neutrino enthousiaste).
On pourrait croire que ce manque de respect du lecteur est récent, mais la manipulation (certes, à l’origine soi-disant pour des raisons pratiques) date de plus d’un siècle.
Une petite preuve ? Mais bien sûr.
En cherchant des informations sur la famille Dédé, nous avions trouvé le récit d’une tragédie qui se déroula au domicile d’Edmond Dédé (1827-1901) et Sylvia Leflet (1835-1911). Leur fils, Eugène (1867-1919), s’était marié le 6 mars 1894 ; il est probable qu’il avait quitté le domicile parental peu de temps après avec sa jeune épouse, Ilka Fuchs (1868-1905).
Pour des raisons qui resteront probablement inconnues, une jeune femme qui résidait chez les Dédé s’est jetée du cinquième étage et est morte.
Voici ce que rapportent deux journaux champenois par exemple :
Suicide d’une artiste [Le Petit Troyen du 18 août 1894]
Suicide d’une actrice [L’Écho de l’arrondissement de Bar-sur-Aube du 19 août 1894]
Une jeune artiste de concert, Mlle Denise, âgée de vingt-deux ans, habitant chez son tuteur, M. Dédé, compositeur de musique, 178, avenue du Maine, s’est précipitée hier matin, vers huit heures, de la fenêtre de sa chambre située au cinquième étage, sur le pavé de la cour.
La malheureuse jeune fille a été immédiatement transportée à 1’hôpital Broussais, où elle est morte deux heures plus tard.
On ignore la cause de ce suicide.
Mlle Denise avait une conduite très régulière. La suicidée, à l’âge de douze ans, avait avalé le contenu d’une fiole de laudanum. Détail à noter, son père s’était donné la mort dans les mêmes circonstances.
À l’exception du titre, le texte est exactement le même – parce que le texte venait d’une agence de presse parisienne.
Bien… mettons notre casquette de Sherlock Holmes et penchons-nous sur certains éléments du texte :
1 - « Mlle Denise »
2 – « âgée de vingt-deux ans »
3 – « s’est précipitée hier matin »
4 – « à l’âge de douze ans, avait avalé le contenu d’une fiole de laudanum »
5 – « son père s’était donné la mort dans les mêmes circonstances »
L’adresse de résidence de la malheureuse était dans le XIVème arrondissement de Paris, tout comme l’hôpital Broussais (au 96, rue Didot). Trouvons-nous une demoiselle « Denise » dans les tables décennales du quartier ? Non, parce que « Mlle Denise » était son nom d’artiste lyrique (point 1).
Que faire alors ? Prier tous les dieux de l’Olympe et aller consulter tous les actes de décès de la fin du mois d’août 1894 et chercher une jeune fille de vingt-deux ans (points 2 et 3).
Nous nous doutions que la nouvelle était peu fiable et nous avons fini par trouver l’acte de décès de Victoria Solari en date du 16 août à 10h. Elle était « âgée de vingt-quatre ans [pas vingt-deux ans, donc], artiste lyrique, née à Bordeaux (Gironde), domiciliée avenue du Maine, 188 [qui a raison ? L’état civil, ce qui voudrait dire qu’elle était voisine des Dédé au 178 et non colocataire, ou l’agence de presse qui implique les Dédé dans cette tragédie ?], décédée rue Didot, 96, hier matin [elle est donc morte le 15 août] à dix heures [ce qui confirme sa chute à 8h]. Fille de Pélagie, Joséphine Solari, sans autres renseignements et de père non dénommé ».
Donc, direction Bordeaux, où, si un jour on nous prête un TARDIS, nous irons dire deux mots aux officiers d’état civil qui ont commis les tables décennales pour 1863-1872 (c'est un sacré bazar), puisque, si son acte de décès était exact, elle avait dû naître en 1870 – ce qui est le cas.
Son acte de naissance, le n° 344 dans le registre 4E1490, est en date du 11 mars et nous apprend qu’elle est née le 10 mars à 3h, chez sa mère au 11, rue Montesquieu. Pélagie Joséphine Solari avait vingt-trois ans et elle était actrice ; le père est « non nommé ». Pélagie donna à sa fille les prénoms suivants : Anna Victoria.
Point 3 (encore) : les rédacteurs en chef n’ont même pas pris la peine d’indiquer la bonne date. Ils ont bouché un trou dans leurs colonnes avec une histoire parisienne pour faire parler les lecteurs. La rigueur ? Chose inconnue pour ces messieurs.
Points 4 et 5 : avala-t-elle vraiment une fiole de laudanum à douze ans ? Peut-être, mais rien ne le prouve. Le père inconnu s’est-il, lui aussi, suicidé ? Impossible de le savoir. Était-ce une histoire racontée par Pélagie ? Était-ce la triste vérité ? Était-ce une invention de journaleux afin de créer du sensationnel ? Tout est possible et rien n’est vérifiable.
Le bilan de cette petite nouvelle publiée n’est pas à l’honneur des journaleux du XIXe siècle : le vrai nom de l’artiste n’y figure pas, la date de son décès (pour ces deux publications) est donc inexacte et mentionner le laudanum et le père suicidaire relève du voyeurisme – aujourd’hui ils écriraient : « Voulez-vous connaître les démons de la chanteuse ? La génétique est-elle à blâmer ? Cliquez ici pour lire la suite ».
Nous avons le Wi-Fi et la 5G – et les mêmes pratiques journalistiques d’il y a plus d’un siècle (et la même curiosité malsaine).
La seule chose qui compte est qu’une jeune femme de vingt-quatre ans, Anna Victoria Solari, artiste lyrique sous le pseudonyme de « Mlle Denise », née à Bordeaux le 10 mars 1870, est morte à Paris le 15 août 1894 – peut-être à la suite d’une chute du 5ème étage, peut-être en se suicidant.
Dans les registres des pompes funèbres et des cimetières, nous avons découvert que quelqu'un (ou ses collègues) paya 102 francs pour son enterrement le 17 août au cimetière de Bagneux (dans la 30ème division) et la concession fut renouvelée le 29 décembre 1899 et le 10 avril 1906.
En mémoire de Victoria Solari, creusez les informations que des gens qui ne vous veulent pas du bien vous livrent en forme de miettes… et un article qui demande vingt ou trente minutes de lecture est peut-être un peu plus digne d’être lu, mais vérifiez quand même : casquette de Sherlock Holmes, loupe, pelle, pioche et surtout… méfiance (même les biens intentionnés peuvent aller trop vite).