- Delphes ?
- Non, Beaulieu-sur-Mer.
Cette œuvre n’est pas un bronze grec antique, mais une réplique en plâtre qui se trouve dans la bibliothèque de la magique et somptueuse Villa Kérylos. C’est l’une des copies d’œuvres classiques qui furent choisies par le propriétaire de la villa : Théodore Reinach (Saint-Germain-en-Laye, 3 juillet 1860 – Paris XVI, 28 octobre 1928).
Cet homme fut un extraordinaire polymathe : il remporta dix-neuf prix au Concours général, fut historien, numismate, musicologue, juriste et homme politique. Il s’installa à Beaulieu-sur-Mer où il fit construire entre 1902 et 1908 la Villa Kérylos, qui était la reconstitution d’un palais de la Grèce antique. Il travailla en étroite collaboration avec son architecte et décorateur, Élysée Emmanuel Pontremoli (Nice, 13 janvier 1865 – Paris VII, 22 juillet 1956), qui, en plus de la villa, créa une bonne partie des objets qui la parent.
Pontremoli était grand prix de Rome. Il visita l’Italie, l’Asie mineure et la Grèce, où il s’arrêta notamment à Delphes, tout comme Reinach qui fut présent lors de la découverte de l’Aurige.
En effet, si notre histoire finit à Beaulieu-sur-Mer, en revanche, elle commence à Delphes.
Elle commence à Delphes au Ve siècle avant notre ère. Ce bronze nous est parvenu par miracle ; de cette ère, il ne nous reste en tout que cinq grands bronzes, car la plupart des œuvres ont été fondues à diverses époques.
Ce qui rend l’ἡνίοχος (celui qui tient les rênes) exceptionnel – en plus d’avoir survécu grâce à un glissement de terrain à la suite du tremblement de terre de 373 avant notre ère qui l’a enseveli et donc protégé d’une fonte intempestive – c’est que nous avons une fourchette de dates pour sa création, ce qui est plus que rare, grâce à une inscription sur son socle.
Lors des jeux delphiques de 478 ou 474 avant JC, le Sicilien Polyzalos avait financé un char de course qui remporta l’épreuve. Ce qui est également fascinant, c’est que le texte du socle de la statue commémorant la victoire de Polyzalos fut corrigé ; la version initiale, en graphie de Syracuse d’après les hellénistes qui découvrirent cette œuvre, nous dit que « Polyzalos, maître de Géla, a dédié ce monument commémoratif (Μνᾶμα Πολύζαλος με Γέλας ἀνέθεκεν ἀνάσσον) » ; la correction, en écriture ionienne, cherche à faire oublier que Polyzalos était devenu le tyran de Géla à la suite de son aîné Hiéron, ancien tyran de Géla qui était devenu tyran de Syracuse à la mort de leur aîné Gélon, en déclarant que « Vainqueur grâce à ses chevaux, Polyzalos m'a consacré. Très honoré Apollon, fais prospérer ce fils de Déinoménès ! (Νικάσας ἵπποισι Πολύζαλός μ’ἀνέθηκεν / ὑιος Δεινομένεος, τόν ἄεξ’, εὐόνυμ’ Ἄπολλον) ». Soit Polyzalos a souhaité être plus humble afin de ne pas offenser Apollon, soit Hiéron exigea que son cadet ne fasse pas une offrande trop somptueuse.
Comme l’inscription est très abîmée, Théophile Homolle[1] avait des interrogations sur certains détails (Cf. Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, « Lettre relative à la statue de bronze découverte à Delphes » 40ᵉ année, N. 3, 1896. p. 187).
Une inscription trouvée près de l’ensemble, qui devait compter l’aurige, le char, quatre chevaux et deux lads, attribue peut-être cette œuvre au sculpteur Sotades. Certains associent cette œuvre à Pythagore de Samos.
L’ensemble de l’offrande fut enseveli à la suite d’un séisme et ce ne fut donc qu’en 1896 qu’elle fut déterrée.
Georges Radet[2], qui constituait à lui seul la promotion de l’École française d’Athènes de 1884, écrivit L’Histoire et l’œuvre de l’École française d’Athènes où il livre des informations précieuses sur la création, la vie et le fonctionnement de l’École française d’Athènes et où il relate la découverte de l’aurige ainsi : « A l'extrémité nord-ouest du sanctuaire, Bourguet et Fournier, du 28 avril au 7 mai[3], trouvèrent mieux encore. En contre-bas du théâtre, entre la façade extérieure du mur de scène et l'épaulement nord de la Voie sacrée, à quelques pas de la Chasse d'Alexandre, ils eurent la joie de voir apparaître, « dans toute la fleur de sa patine vert-bleu, sans une oxydation, une déformation, ni un défaut[4], » le joyau des fouilles, ce merveilleux bronze de Polyzalos, universellement admiré aujourd'hui sous le nom d'Aurige[5]. »[6]
D’ailleurs, au sujet du nom, Théophile Homolle trouvait qu’il n’était pas vraiment approprié pour une œuvre grecque (un peu comme la Vénus de Milo qui devrait être l’Aphrodite de Melos). Solution de facilité, simple erreur, nivellement par le bas ou supériorité en nombre des latinistes ? L’hêníokhos fut baptisé en latin.
La dernière fois que nous avons croisé l’aurige au musée de Delphes, nous n’avions pas encore d’appareil photo numérique et nous n’avons pas retrouvé nos propres clichés. Nous allons donc emprunter quelques images sur Internet.
Ce qui reste frappant – et extraordinaire – après ces si nombreux siècles passés sous terre dans une sorte de glaise qui aurait pu causer des dommages irréversibles sur cette œuvre, c’est son regard. Du coin de l’œil, si vous êtes à une certaine distance, la statue peut vous donner l’impression que quelqu’un vous observe :
Les yeux de la statue ont des éléments différents (blanc de l’œil, pupille, iris, tour de l’iris et même un petit morceau de corail pour le coin de l’œil), mais la totalité de l’œuvre est époustouflante pour une œuvre aussi ancienne. Les cils ont été ajoutés, lèvres et dents sont dans d’autres matières afin que l’ensemble ne soit pas monochrome.
Plus d’un siècle après nous être revenu, des archéologues et scientifiques décidèrent d’étudier l’Aurige de plus près. Entre 2017 et 2022, le musée du Louvre, l’École française d’Athènes (EFA) et le gouvernement grec travaillèrent ensemble en utilisant les dernières technologies à leur disposition.
Dès le début, Homolle et ses confrères avaient compris que l’Aurige était extraordinaire, mais aujourd’hui encore ceux qui se penchent sur lui découvrent toujours plus de preuves de son caractère exceptionnel. Notamment, les nombreuses soudures qui réunirent les diverses parties de l’Aurige sont d’une telle qualité que des spécialistes n’ont pu parvenir à les détecter.
Des analyses sur les métaux et sur des restes des noyaux de coulée (Homolle et ses collègues n’avaient pas complètement nettoyé l’intérieur de la statue) ont permis de faire une multitude de découvertes dont la zone géographique où l’œuvre fut fondue. Il fut également possible, grâce à toutes les données récoltées, de reconstituer la polychromie d’origine (le métal de base, le décor du bandeau, des sourcils, des lèvres et des dents) :
Le Louvre nous apprend qu’il y eu un colloque « L’Aurige de Delphes et la grande statuaire grecque en bronze : nouvelles perspectives à l’époque dite du style sévère » sur le sujet en décembre 2022 (Voir pour les résultats de l’étude sur l’Aurige et pour le colloque le site du C2RMF et celui de l’EFA); l’École française d’Athènes a mis en ligne un court documentaire sur le sujet :
[1] : Jean Théophile Homolle (Paris [ancien] X, 19 décembre 1848 – Paris VI, 13 juin 1925) était normalien et agrégé d’Histoire. Il commença sa carrière d’archéologue en Italie, puis il se rendit en Grèce et devint directeur de l’École française d’Athènes.
[2] : Georges Albert Radet (Chesley, 28 novembre 1859 – Saint-Morillon, 9 juillet 1941), helléniste passionné, fut un membre libre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres à partir de 1925. Il enseigna l’histoire ancienne à la faculté des lettres de Bordeaux où il fut aussi doyen. En littérature, ses noms de guerre étaient Georges Chesley et G.-R. Cheslay.
[3] : Voici dans quel ordre les morceaux sortirent du sol : 1° (28 avril), partie inférieure de la statue (la jupe cannelée et les pieds, avec l'inscription du socle) ; 2° (1er mai), partie supérieure (tête et buste, avec le bras qui subsiste); 3° (7 mai), derniers fragments.
[4] : Homolle, C. R. Acad. Inscr., t. XXIV, 1896, p. 186.
[5] : Voir les trois études que lui a consacrées Homolle : C. R. Acad. Inscr., t. XXIV, 1896, p. 362-384 et pl- I-III BCH., t. XXI, 1897, p. 581-683 ; Monuments Piot, t. IV, 1897, p. 169-208 et pl. XV-XVI. Cf. Lechat, Rev. Études gr., t. IX, 1896, p. 466-457, et XI, 189g, p. 179-183.
[6] : Radet (Georges), L’Histoire et l’œuvre de l’École française d’Athènes, Albert Fontemoing, Paris, 1901, pp310-311.