Curiosités de musée : l'Aurige [Villa Kérylos... et Delphes]

-         Delphes ?

-         Non, Beaulieu-sur-Mer.

            Cette œuvre n’est pas un bronze grec antique, mais une réplique en plâtre qui se trouve dans la bibliothèque de la magique et somptueuse Villa Kérylos. C’est l’une des copies d’œuvres classiques qui furent choisies par le propriétaire de la villa : Théodore Reinach (Saint-Germain-en-Laye, 3 juillet 1860 – Paris XVI, 28 octobre 1928).

Cet homme fut un extraordinaire polymathe : il remporta dix-neuf prix au Concours général, fut historien, numismate, musicologue, juriste et homme politique. Il s’installa à Beaulieu-sur-Mer où il fit construire entre 1902 et 1908 la Villa Kérylos, qui était la reconstitution d’un palais de la Grèce antique. Il travailla en étroite collaboration avec son architecte et décorateur, Élysée Emmanuel Pontremoli (Nice, 13 janvier 1865 – Paris VII, 22 juillet 1956), qui, en plus de la villa, créa une bonne partie des objets qui la parent.

Pontremoli était grand prix de Rome. Il visita l’Italie, l’Asie mineure et la Grèce, où il s’arrêta notamment à Delphes, tout comme Reinach qui fut présent lors de la découverte de l’Aurige.

            En effet, si notre histoire finit à Beaulieu-sur-Mer, en revanche, elle commence à Delphes.

Elle commence à Delphes au Ve siècle avant notre ère. Ce bronze nous est parvenu par miracle ; de cette ère, il ne nous reste en tout que cinq grands bronzes, car la plupart des œuvres ont été fondues à diverses époques.

Ce qui rend l’ἡνίοχος (celui qui tient les rênes) exceptionnel – en plus d’avoir survécu grâce à un glissement de terrain à la suite du tremblement de terre de 373 avant notre ère qui l’a enseveli et donc protégé d’une fonte intempestive – c’est que nous avons une fourchette de dates pour sa création, ce qui est plus que rare, grâce à une inscription sur son socle.

Lors des jeux delphiques de 478 ou 474 avant JC, le Sicilien Polyzalos avait financé un char de course qui remporta l’épreuve. Ce qui est également fascinant, c’est que le texte du socle de la statue commémorant la victoire de Polyzalos fut corrigé ; la version initiale, en graphie de Syracuse d’après les hellénistes qui découvrirent cette œuvre, nous dit que « Polyzalos, maître de Géla, a dédié ce monument commémoratif (Μνᾶμα Πολύζαλος με Γέλας ἀνέθεκεν ἀνάσσον) » ; la correction, en écriture ionienne, cherche à faire oublier que Polyzalos était devenu le tyran de Géla à la suite de son aîné Hiéron, ancien tyran de Géla qui était devenu tyran de Syracuse à la mort de leur aîné Gélon, en déclarant que « Vainqueur grâce à ses chevaux, Polyzalos m'a consacré. Très honoré Apollon, fais prospérer ce fils de Déinoménès ! (Νικάσας ἵπποισι Πολύζαλός μ’ἀνέθηκεν / ὑιος Δεινομένεος, τόν ἄεξ’, εὐόνυμ’ Ἄπολλον) ». Soit Polyzalos a souhaité être plus humble afin de ne pas offenser Apollon, soit Hiéron exigea que son cadet ne fasse pas une offrande trop somptueuse.

Comme l’inscription est très abîmée, Théophile Homolle[1] avait des interrogations sur certains détails (Cf. Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, « Lettre relative à la statue de bronze découverte à Delphes » 40ᵉ année, N. 3, 1896. p. 187).

Une inscription trouvée près de l’ensemble, qui devait compter l’aurige, le char, quatre chevaux et deux lads, attribue peut-être cette œuvre au sculpteur Sotades. Certains associent cette œuvre à Pythagore de Samos.

            L’ensemble de l’offrande fut enseveli à la suite d’un séisme et ce ne fut donc qu’en 1896 qu’elle fut déterrée.  

Georges Radet[2], qui constituait à lui seul la promotion de l’École française d’Athènes de 1884, écrivit L’Histoire et l’œuvre de l’École française d’Athènes  où il livre des informations précieuses sur la création, la vie et le fonctionnement de l’École française d’Athènes et où il relate la découverte de l’aurige ainsi : « A l'extrémité nord-ouest du sanctuaire, Bourguet et Fournier, du 28 avril au 7 mai[3], trouvèrent mieux encore. En contre-bas du théâtre, entre la façade extérieure du mur de scène et l'épaulement nord de la Voie sacrée, à quelques pas de la Chasse d'Alexandre, ils eurent la joie de voir apparaître, « dans toute la fleur de sa patine vert-bleu, sans une oxydation, une déformation, ni un défaut[4], » le joyau des fouilles, ce merveilleux bronze de Polyzalos, universellement admiré aujourd'hui sous le nom d'Aurige[5]. »[6]

D’ailleurs, au sujet du nom, Théophile Homolle trouvait qu’il n’était pas vraiment approprié pour une œuvre grecque (un peu comme la Vénus de Milo qui devrait être l’Aphrodite de Melos). Solution de facilité, simple erreur, nivellement par le bas ou supériorité en nombre des latinistes ? L’hêníokhos fut baptisé en latin.

            La dernière fois que nous avons croisé l’aurige au musée de Delphes, nous n’avions pas encore d’appareil photo numérique et nous n’avons pas retrouvé nos propres clichés. Nous allons donc emprunter quelques images sur Internet.

            Ce qui reste frappant – et extraordinaire – après ces si nombreux siècles passés sous terre dans une sorte de glaise qui aurait pu causer des dommages irréversibles sur cette œuvre, c’est son regard. Du coin de l’œil, si vous êtes à une certaine distance, la statue peut vous donner l’impression que quelqu’un vous observe :

Les yeux de la statue ont des éléments différents (blanc de l’œil, pupille, iris, tour de l’iris et même un petit morceau de corail pour le coin de l’œil), mais la totalité de l’œuvre est époustouflante pour une œuvre aussi ancienne. Les cils ont été ajoutés, lèvres et dents sont dans d’autres matières afin que l’ensemble ne soit pas monochrome.

            Plus d’un siècle après nous être revenu, des archéologues et scientifiques décidèrent d’étudier l’Aurige de plus près. Entre 2017 et 2022, le musée du Louvre, l’École française d’Athènes (EFA) et le gouvernement grec travaillèrent ensemble en utilisant les dernières technologies à leur disposition.

Dès le début, Homolle et ses confrères avaient compris que l’Aurige était extraordinaire, mais aujourd’hui encore ceux qui se penchent sur lui découvrent toujours plus de preuves de son caractère exceptionnel. Notamment, les nombreuses soudures qui réunirent les diverses parties de l’Aurige sont d’une telle qualité que des spécialistes n’ont pu parvenir à les détecter.

Des analyses sur les métaux et sur des restes des noyaux de coulée (Homolle et ses collègues n’avaient pas complètement nettoyé l’intérieur de la statue) ont permis de faire une multitude de découvertes dont la zone géographique où l’œuvre fut fondue. Il fut également possible, grâce à toutes les données récoltées, de reconstituer la polychromie d’origine (le métal de base, le décor du bandeau, des sourcils, des lèvres et des dents) :

Le Louvre nous apprend qu’il y eu un colloque « L’Aurige de Delphes et la grande statuaire grecque en bronze : nouvelles perspectives à l’époque dite du style sévère » sur le sujet en décembre 2022 (Voir pour les résultats de l’étude sur l’Aurige et pour le colloque le site du C2RMF et celui de l’EFA); l’École française d’Athènes a mis en ligne un court documentaire sur le sujet :

 
 
L’hêníokhos n’a pas fini de nous fasciner.
 

[1] : Jean Théophile Homolle (Paris [ancien] X, 19 décembre 1848 – Paris VI, 13 juin 1925) était normalien et agrégé d’Histoire. Il commença sa carrière d’archéologue en Italie, puis il se rendit en Grèce et devint directeur de l’École française d’Athènes.

[2] : Georges Albert Radet (Chesley, 28 novembre 1859 – Saint-Morillon, 9 juillet 1941), helléniste passionné, fut un membre libre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres à partir de 1925. Il enseigna l’histoire ancienne à la faculté des lettres de Bordeaux où il fut aussi doyen. En littérature, ses noms de guerre étaient Georges Chesley et G.-R. Cheslay.

[3] : Voici dans quel ordre les morceaux sortirent du sol : 1° (28 avril), partie inférieure de la statue (la jupe cannelée et les pieds, avec l'inscription du socle) ; 2° (1er mai), partie supérieure (tête et buste, avec le bras qui subsiste); 3° (7 mai), derniers fragments.

[4] : Homolle, C. R. Acad. Inscr., t. XXIV, 1896, p. 186.

[5] : Voir les trois études que lui a consacrées Homolle : C. R. Acad. Inscr., t. XXIV, 1896, p. 362-384 et pl- I-III BCH., t. XXI, 1897, p. 581-683 ; Monuments Piot, t. IV, 1897, p. 169-208 et pl. XV-XVI. Cf. Lechat, Rev. Études gr., t. IX, 1896, p. 466-457, et XI, 189g, p. 179-183.

[6] : Radet (Georges), L’Histoire et l’œuvre de l’École française d’Athènes, Albert Fontemoing, Paris, 1901, pp310-311.


L'histoire de la Villa Minerve ou de l'importance de consulter les hypothèques

           À Nice, au coin de la rue des Boers et de la rue du Soleil, se trouve une ancienne villa qui fut pendant quelques années la propriété de Georges et Adèle Doublet : la Villa Minerve.

Photo de la villa le 21 juin 2024

            Au sujet de cette villa, dans Demeures d’azur : Nice de Didier Gayraud (publié à Breil-sur-Roya par Les Éditions du Cabri en 1998 et dont un extrait est téléchargeable en PDF ici), vous pourrez lire : « C’est en 1897 que Georges Doublet, professeur de rhétorique au lycée de Nice, fit bâtir dans le quartier de Saint Barthélémy une villa qu’il baptisa Minerve.

            Grand érudit, agrégé de lettres et historien, il passa une partie de sa vie à effectuer des fouilles en Grèce, en Crète, en Tunisie et en Algérie. Dans ce pays, il participa à la création des musées archéologiques d’Alger et de Constantine avant d’être nommé, de 1890 à 1892, chef du service beylical des antiquités et des arts.

            De retour à Nice en 1897, Georges Doublet, très marqué par ses séjours en Afrique du Nord et par la civilisation arabe, choisit de faire édifier sa villa dans un style fortement inspiré du mauresque. Passionné d’histoire locale, ce normalien fut l’auteur de plusieurs ouvrages dont une « Histoire des Alpes-Maritimes » et écrivit de nombreux articles sur la ville de Foix où il enseigna durant trois ans. Il collabora également à diverses revues régionales telles que « Nice historique », « Le bulletin de la société des lettres et des arts des Alpes-Maritimes », « L’aloès », « L’Éclaireur de Nice »...

            Georges Doublet habita la demeure jusqu’à la fin des années 1920, date a laquelle il la vendit à Monsieur Prévost. Il s’installa alors non loin de là à la villa Brin de Rêve (aujourd’hui disparue) où il termina sa vie en 1936.

            Désormais encadrée d’immeubles, la villa Minerve a toutefois conservé son aspect originel. »

 

            De même, à la page 283 de son article « Georges Doublet (Versailles 1863 – Nice 1936) » (publié dans la revue Provence historique en 2018, Luc Thevenon écrit : « Son originalité, liée au souvenir nostalgique du Maghreb, lui fit choisir, pour la villa qu’il fait construire à Nice dès 1898, un style mauresque de fantaisie. La villa « Minerve », nom qui n’est pas choisi au hasard, est conservée rue du Soleil (fig. 6). Il la vend fin 1920 à un certain Prévost. Mais il reste aux environs immédiats en emménageant dans une villa au n)1 rue des Boers. Puis en 1930 il s’éloigne à peine, restant dans le quartier Saint-Barthélemy en s’installant dans la ville « Brin de Rêve » avenue Stephen Liégeard. Contrairement aux précédents, cet édifice a été détruit ! »

 

            Alors… Non. Non, non, et non.

            Aujourd’hui, l’état civil de nos protagonistes et les hypothèques sont consultables en ligne, ce qui est un avantage, mais ces documents ont toujours été disponibles, en mairies et aux Archives départementales des Alpes-Maritimes.

            Voici la véritable histoire de la villa « Minerve » : Georges Doublet (1863-1936) dû espérer très vite qu’il ferait le reste de sa carrière à Nice après avoir eu son premier poste d’enseignant à Foix, car il acheta une propriété dans le quartier de Saint-Barthélemy à Nice où se trouvait la « Villa Marius », villa d’inspiration mauresque pour le style et qui avait été édifiée par M. Palmero en 1887. Doublet la renomma-t-il « Villa Minerve » pour des raisons pratique en conservant le « M » initial ? c’est une possibilité, puisqu’il était plutôt helléniste que latiniste, mais nous n’avons pas réussi à déterminer si la lettre « M » décore de quelque façon cette villa.

Cette demeure se trouvait à près de trois kilomètres du lycée où Doublet enseignait, mais il y avait à l’époque très peu de constructions dans le quartier (au départ, la villa fut une construction isolée et la future rue des Boers n’avait pas encore de nom à ce moment-là). Il y avait un jardin devant et un derrière et la villa était élevée sur cave et rez-de-chaussée ; le terrain était clos de murs et avait une superficie totale d’environ 930 m².

Les propriétaires étaient : Hippolyte Aubry de la Noé, Louis Ravan et Louis Mayan (en 1882), les Palmero et les Curnier (en 1890). La propriété faisait partie d’un plus grand terrain et la vente se fit en deux temps.

Le terrain avait été initialement acheté au début du XIXe siècle par Louis Milon de Veraillon, son fils, Frédéric, en avait hérité, puis ses quatre enfants (trois fils et une fille), ce qui avait fait passer le terrain dans la famille Aubry de la Noé.

Le contre-amiral Charles Aubry de la Noé  et  son  épouse,  Mme  Héloïse  Marie  Guynot  de  Boismenu, qui  résidaient  au  9,  rue  Sainte-Honorine  à  Cherbourg  vendirent 811,5 m² aux Doublet pour 16 230 francs.

La villa fut vendue avec ses meubles par le  propriétaire du casino de Boulogne,  M. Marius Louis Curnier (d’où le nom initial de la villa), et son épouse Mme Jeanne Bathilde Cazaux, qui habitaient au 51, rue d’Amsterdam à Paris, 22 000 francs ; les meubles furent vendus pour 8 000.

Donc, pour 46 230 francs, les Doublet devinrent Niçois le 17 février 1896.

 

Les Doublet  résidèrent Villa Minerve jusqu’en 1930 (donc, ni « la fin des années 1920 » (Gayraud), ni « fin 1920 » (Thevenon).

Le 19 janvier, ils achetèrent la « Villa Brin de rêve » et son jardin  pour 85 000 francs à  Mlle Rosset[1]. Ils en eurent la jouissance rétroactive à partir du 1er décembre 1929 (certes, les Doublet étaient dans les murs en 1929, mais l’acte de propriété date de 1930 lors de la signature de l’acte authentique).

La superficie du jardin était d’environ 225 m². La propriété avait au nord, l’avenue Stephen Liegeard, Castellane à l’est, le chemin de l’église au sud et un mur mitoyen avec Mlle Belhomme à l’ouest. Des agrandissements étaient possibles seulement au nord et au sud et les arbres ne devaient pas mesurer plus de quatre mètres.

            Le 12 mars, les Doublet vendirent la Villa Minerve et son jardin, c’est-à-dire presque 800 m² en tout à M. Prévost[2].

La vente fut conclue pour 250 000 francs ; les Doublet reçurent 148 966,63 francs et 101 033,37 francs restants furent versés par Prévost en  échéances au Crédit Foncier de France, au 19, rue des Capucines à Paris, en  remboursement d’un prêt des Doublet pour 98 972 francs contracté le 28 août 1929 ; les Doublet n’avaient plus à être en communication sur ce sujet avec le Crédit Foncier.

Cette année-là, Prévost fit une demande pour construire un garage Villa Minerve et modifier la villa sur l’angle de la rue du Soleil et de la rue des Boers et Doublet déposa une demande pour construire une annexe avenue Stephen Liegeard.

 


Une carte postale ancienne se trouve en ligne et ce qui est intéressant est qu’elle porte le nom de Louis Prévost.

 

            L’histoire de la Villa Minerve nous démontre une fois de plus l’importance de remonter aux sources et que généalogie et hypothèques peuvent contenir des trésors d’information.



[1] : Marguerite Flavie Rosset (Nice, 21 février 1900 – 21 août 1969) au moment de la vente était « célibataire majeure, sans profession » ; elle résidait avenue Stephen Liegeard à la « Villa La Madelon ». Elle épousa Victor Casteu (1902-1970) le 9 avril 1942 à Nice.

[2] : Louis Prévost était né le 2 novembre 1867 à Vatan. Il était déjà propriétaire au 15, rue du Soleil.

Ingres, ce talentueux violoniste

            « Avoir un violon d’Ingres » est une charmante expression idiomatique… qui a le don de nous agacer au plus haut point parce que, la plupart du temps, nombreux sont ceux qui pensent qu’un « violon d’Ingres » est une activité pratiquée avec passion, mais sans sérieux.

Ce qui nous chiffonne, c’est que Jean-Auguste Dominique Ingres (Montauban, 29 août 1780 – Paris, 14 janvier 1867) aimait profondément la musique et qu’il finança ses premiers cours de peinture en étant rémunéré, de treize à seize ans, comme second violon à l’Orchestre du Capitole de Toulouse. Certes, il n’était sans doute pas second violon à Paris, mais il devait être assez extraordinaire afin de garder cette charge et donc ceux qui perpétuent l’idée que ses dons musicaux étaient assez ordinaires nous semble grandement injustes envers lui.

            Second prix de Rome en 1800, il obtint le premier prix l’année suivante, mais il ne put se rendre à Rome qu’en 1806 (quand les politiques sont en ébullition, les arts pâtissent souvent). Il résida en Italie – à Rome, puis à Florence – jusqu’en 1824 et retourna à Rome de 1835 à 1841 afin d’y diriger l’Académie de France.

Il connut le succès dès son retour en 1824, mais critiques et collègues ne furent pas toujours tendres à son égard en musique, mais aussi en peinture. Il fut cependant l’un des peintres pilier du néo-classicisme et des génies de la musique appréciaient ses talents musicaux (pour ne citer qu’eux, Franz Liszt (1811-1886) chantait les louanges du peintre-violoniste avec qui il avait joué à Rome lorsqu’Ingres dirigeait la Villa Médicis et Luigi Cherubini (1760-1842) composa pour lui O salutate Ingres).

            Donc, Ingres était un bon musicien. D’où vient alors cette expression idiomatique qui nous énerve tant ? Nous n’étions pas dans les salons de l’époque, mais l’écrivain Émile Bergerat (1845-1923) écrivit dans ses Souvenirs d’un enfant de Paris (mémoires en trois tomes de 1911 à 1913) qu’il était à l’origine de cette expression – après la mort d’Ingres. Dans le premier volume, publié en 1911, en parlant de son beau-père, Théophile Gautier (1811-1872), qui avait rêvé devenir peintre (ce qui explique qu’il fut parfois critique d’art), Bergerat écrivit :

            « Toute la joie du « home » chantait dans le salon qui n’était guère, d’ailleurs, qu’une chambre à peintures. C’était là qu’il était heureux. Comme je vous l’ai déjà dit, Théophile Gautier ne s’est jamais consolé de ne pas avoir été peintre. Comme il disait : « On ne naît pas toujours dans sa patrie », il professait encore « que personne n’exerce le métier ni l’art pour lequel la nature l’a formé ».

            – Tiens, faisait-il plaisamment, Victor Hugo, eh bien ! c’était un architecte. Il était spécialement créé pour édifier des cathédrales. Du reste, c’est ce qu’il a fait, en somme.
            Sur cette déviation des dons innés, à laquelle j’ai, le premier, appliqué la synecdoche de : « Violon d’Ingres », je n’étais pas d’accord avec mon maître, au moins pour ce qui le concernait. »[1]

            Il est certain que l’expression « violon d’Ingres » se répandit dans les salons à la fin du XIXe siècle et dans le reste de la population au début du siècle suivant, mais Gautier étant mort, Bergerat pouvait se dire auteur de l’expression.

            « Avoir un violon d’Ingres » garde un côté péjoratif (cette discrète critique qui nous pose problème). Dès son apparition, la veuve d’Ingres tenta de protéger la mémoire de son défunt époux ; la seconde Mme Ingres, Delphine Ramel (Paris, 26 décembre 1808 – 11 mai 1887), qui était la nièce d’un des mécènes d’Ingres, Charles Marcotte d’Argenteuil (1773-1864) dénonça l’expression dans les colonnes du journal Le Figaro le 30 juillet 1885 (n° 211) :

            « Monsieur le rédacteur,

            Depuis longtemps je désire rectifier une assertion qui se propage dans les journaux et dans les mémoires artistiques à propos des prétentions que M. Ingres montrait pour son violon, beaucoup plus, dit-on, que pour son pinceau.

            Il est sûr qu’il était très bon musicien et qu’il adorait Mozart, Gluck, Beethoven. Mais jamais il n’a eu la prétention de se poser en virtuose, interprétant simplement la deuxième partie de violon dans les admirables quatuors de ces maîtres.

            Cette rectification me paraît nécessaire pour ne laisser passer à la postérité un dit-on qui a tout l’air d’un ridicule.

            Je vous serais très obligée, Monsieur, d’insérer cette petite note dans Le Figaro, qui par sa publicité, rectifiera, j’espère une opinion répandue bien à tort.

            Recevez d’avance, monsieur, tous mes remerciements, ainsi que l’assurance de ma parfaite considération.

            Veuve Ingres »

 

            Malheureusement, ces messieurs continuèrent à utiliser ce bon mot (injuste et inexact).

 

            Tentons une mise à jour :

Avoir un violon d’Ingres : [expression idiomatique] pratiquer une activité avec passion et avec assez de talent pour pouvoir éventuellement en faire une activité professionnelle.

 

Espérons que Delphine Ingres, née Ramel, aimerait mieux cette définition.

 

Dessin de Mlle Ramel en 1844, future Mme Ingres (en 1852)

 



[1] : Bergerat (Émile), Souvenirs d'un enfant de Paris. [Volume 1], Paris, E. Fasquelle, 1911, p. 326.

Exposition : La collection Torlonia au Louvre

            Si vous aimez la sculpture antique et n’avez pas la possibilité de vous rendre à Rome, essayez de passer au Louvre où, du 26 juin au 11 novembre 2024, sont présentés les chefs-d’œuvre de la collection Torlonia.

            Le site de la Fondazione Torlonia nous apprend que la réunion des diverses pièces gréco-romaines de la collection commença dès 1800 (la famille Torlonia, d’origine auvergnate, se lança dans la banque, à Rome, et travailla avec le Vatican et ce fut le pape Pie VI (1717-1799) qui anoblit la famille à la fin du XVIIIe siècle). Les pièces de la collection furent soient achetées, soit trouvées lors de fouilles.

            Par exemple, vous pourrez y croisez notre vieil ami l’empereur Hadrien (76-138) :

 


             Certes, vous n’aurez pas le charme romain de la Fondation (qui se visite gratuitement, mais uniquement sur demande, le formulaire pouvant être téléchargé sur le site – et un don à la fondation pourrait faire apparaître votre formulaire plus près du dessus de la pile de demandes[1]), mais vous pourrez admirer les appartements d’Anne d’Autriche (1601-1666) qui ont été restaurés pendant vingt mois et qui servent d’écrin aux marbres antiques prêtés par la Fondazione Torlonia. 

D’ailleurs, si vous n’avez pas rendez-vous avec la dame Touy, l’Aphrodite de Mélos ou Le Rêve du bonheur de Mayer La Martinière, nous vous conseillons de passer de l’autre côté du Louvre afin de visiter les appartements de Napoléon III (aile Richelieu, salles 539 à 549) qui ont été entièrement rénovés et qui sont de nouveau ouverts au public depuis juin 2024.



[1] : La philosophie du Vatican les inspire peut-être.

 

Écouen - sa forêt, son château, son musée

            Nous nous souvenons d’une visite au Louvre et d’une visite au château de Vincennes alors que nous étions à l’école primaire.

            Il y eut aussi une visite de Versailles (toujours en primaire) qui aurait dû avoir lieu pour notre classe, mais qui fut accordée à une autre.

            Nous nous souvenons de pièces de théâtre et de films au collège et au lycée (nos années de prépa nous envoyèrent vers des destinations plus… exotiques).

            Dans toute notre scolarité, alors que nous étions en classe à Paris, il ne fut jamais question d’aller visiter le musée national de la Renaissance, mais il est vrai que la logistique est infernale si vous voulez visiter un musée avec une classe – et si vous ajoutez un car scolaire afin de transporter les élèves, l’enfer se fait beaucoup plus chaud.

            Il est dommage que nos enseignants n’aient pas eu la possibilité de nous emmener à Écouen, car le musée et son domaine sont absolument splendides.

 

            Nous avions planifié notre visite un lundi et nous avons eu la chance qu’il n’y ait pas trop de visiteurs ce jour-là, ce qui fait que nous avons pu prendre en photo d’incroyables perspectives.

Mais parlons déjà du trajet jusqu’à Écouen.

La page d’information du musée est très bien faite ; nous n’avons pas testé l’itinéraire recommandé pour les voitures, mais le parcours « transilien » indiqué était parfait : il suffit d’emprunter la ligne H au départ de la gare du Nord (voie 30 ou 31) et 25 minutes plus tard, on arrive à la gare d’Écouen-Ézanville.

Là, vous pouvez prendre un bus qui vous dépose tout près du château, mais pourquoi voudriez-vous vous priver d’un « bain » de forêt ? Certes, le chemin monte, mais quel bonheur de verdure !

Toujours sur la page d’information du musée, vous avez un petit plan afin de traverser la forêt jusqu’au domaine – c’est vraiment un très petit plan, mais il aide bien. En revanche, au premier embranchement, alors qu’un panneau vous indique la direction du musée sur la gauche, nous vous recommandons de prendre à droite :

            Quand vous arrivez au carrefour, prenez la route du Luat. Respirez, écoutez les oiseaux et admirez le paysage (ça donne envie de revenir avec un pique-nique et un bon gros livre) :


            Tout en haut d’une petite côte, vous arriverez à une des grilles du domaine. Si elle est fermée, suivez le mur sur la gauche et vous arriverez à une porte qui, elle, sera ouverte. Allez tout droit et rattrapez l’allée principale (qui monte encore, ce qui est logique puisque ce château fut bâti sur une colline et qui était tout à fait normal et logique pour l’époque).

Là vous arriverez au château qui abrite le musée :


            Si votre curiosité l’emporte et que vous allez sur la gauche, vous pourrez admirer la façade principale :


            Cependant, il vous faudra revenir sur vos pas et aller sur la droite afin d’arriver à l’entrée du musée (les très anciennes fenêtres sont en train d’être remplacées et il y a des travaux sur certaines façades ; d’un côté, il faut bien viser pour prendre des photos sans les échafaudages, mais le tarif réduit est appliqué à tous les visiteurs en ce moment) :


            Les terres où s’élève le château actuel appartenaient à la famille Bouchard de Montmorency et l’excellente situation géographique fait qu’une forteresse médiévale y avait été bâtie depuis quatre siècles quand Anne de Montmorency la fit détruire afin de faire construire un château digne de son rang et digne de la Renaissance.

Anne de Montmorency (Chantilly, 15 mars 1493 – Paris, 12 novembre 1567) était un homme extraordinaire. Sa famille était proche de la famille royale ; d’ailleurs, même si « Anne » peut être un prénom masculin, de Montmorency fut nommé Anne en l’honneur de sa marraine, la reine Anne de Bretagne (Nantes, 26 janvier 1477 – Blois, 9 janvier 1514), qui fut l’épouse de Charles VIII (1470-1498) et de Louis XII (1462-1515).

La proximité avec la famille royale fit que Montmorency fut élevé avec le futur François Ier (1494-1547) et en 1527, il épousa une cousine du roi, Madeleine de Savoie (1510-1586), avec qui il eut douze enfants (il eut aussi une fille illégitime).

Montmorency avait hérité de nombreuses terres et possessions et il fit fructifier son héritage. Son talent au service des rois de France fit qu’il augmenta le nombre de fiefs en sa possession (Écouen et Chantilly semblent avoir eu une place particulière dans ses attentions). En 1526, il fut Grand Maître de France (c’est-à-dire qu’il était chef de la Maison du roi). François le nomma Connétable (c’est-à-dire chef des armées) en 1538. En 1551, Henri II (1519-1559), qui était fort attaché à Montmorency, éleva la baronnie de Montmorency en duché-pairie.

Ce fut au service de Charles IX (1550-1574) que Montmorency mourut, après avoir été mortellement blessé lors de la bataille de Saint-Denis le 10 novembre 1567.

Le château d’Écouen resta dans la famille de Montmorency jusqu’en 1696 : Henri II de Montmorency (1595-1632) fut décapité sur ordre de Richelieu (1585-1642), qui en profita afin de saisir le château, mais il fut éventuellement rendu à la demi-sœur d’Henri, Charlotte de Montmorency (1571-1636). Cette dernière était l’épouse de Charles d’Angoulême (1573-1650) et leur fils aîné, Louis-Emmanuel d’Angoulême (1596-1653), eut une fille, Marie-Françoise (1631-1696), duchesse d’Angoulême et duchesse de Joyeuse par son mariage avec Louis de Lorraine (1622-1654) qui le légua à la famille des Condé (ces derniers possédaient déjà Chantilly).

Pendant la Révolution, le château fut utilisé comme prison militaire et comme hôpital.

Ce fut Napoléon (1769-1821), en 1805, qui transforma le château en institution pour les filles de la Légion d’honneur. Le site du musée nous apprend qu’en « octobre 1807, après la reconstruction d'une aile orientale, la rentrée des élèves se fait sous la direction de l'intendante Madame Campan à laquelle Napoléon avait dit : " Faites-en de bonnes mères de famille catholique, je ne veux pas de bas-bleus ". » Toujours aussi charmant cet empereur.

Louis XVIII (1755-1824) rendit le château aux Condé, qui n’en firent pas grand-chose, et en 1850, un autre Bonaparte, Louis-Napoléon (1808-1873), y installa la Maison de la Légion d’honneur, où des générations de jeunes filles furent instruites jusqu’en 1962. À  partir de cette année-là, le château fut transformé en musée.

            Il fallut de longs travaux afin que le musée national de la Renaissance ouvre ses portes en 1977.

Les Condé avaient abattu l’aile d’entrée et les vitraux de la galerie de Psyché se trouvent aujourd’hui au château de Chantilly certains pavements ont aussi été déplacés.

Les meubles, emportés à la Révolution, se trouvent en grande partie dans d’autres musées et au château de Chantilly.

L’Esclave rebelle et l’Esclave mourant de Michel-Ange (1475-1564) qui étaient dans des niches de l’aile d’entrée du château (celle qui fut détruite par les Condé), sont maintenant au Louvre. Henri II les offrit à Richelieu peu de temps avant que ce dernier ne le fit exécuter ; après avoir voyagé de résidence en résidence, ces statues entrèrent au Louvre à la Révolution

Certaines collections présentées proviennent de dons et certaines œuvres étaient conservées au musée de Cluny, qui n’avait pas assez de place afin de les exposer.

Le musée d’Écouen est le seul uniquement consacré à la renaissance.







            Le site en lui-même est une merveille, mais ce qui surprend, parce que les séries et les films nous conditionnent à croire que Moyen-Âge et Renaissance étaient ternes, c’est la couleur.

Aujourd’hui, certaines salles ont perdu certaines de leurs couleurs, mais, à l’origine, il y avait de la couleur du sol au plafond. Littéralement. L’effet produit est magnifique… magique… presque irréel. Pourtant, les sols déplacés d’une salle à l’autre et quelques cheminées dont le décor peint n’est plus complet nous rappellent que lorsque le château était habité par Anne de Montmorency l’éventail de couleurs était encore plus grand et prestigieux qu’il ne l’est aujourd’hui.

 

            Du 2 juillet au 3 novembre 2024, il y a, à Versailles, une exposition « Cheval en majesté – au cœur d’une civilisation » et Versailles a un partenariat avec Écouen où sera présenté, du 16 octobre 2024 au 27 janvier 2025, l’exposition « À cheval : Le portrait équestre de la France de la Renaissance ».

 

Bref, si vous ne connaissez pas Écouen, sa forêt, son château et son musée, n’attendez plus afin d’aller découvrir ces merveilleux trésors – et pensez au pique-nique en forêt (et ne laissez rien derrière vous ou nous vous lancerons quelque malédiction égyptienne bien sentie).