Négationnisme littéraire (version Shakespeare)

Comme promis dans l’article précédent, nous allons vous parler de négationnisme littéraire à l’égard de William Shakespeare (1564-1616). Le terme peut sembler violent, mais cette pratique est violente – comme tout négationnisme.

Il est malheureusement plus courant d’entendre ce terme lié à d’infâmes bipèdes qui, alors que nous avons des archives et encore quelques survivants, vont, souvent pour vendre un immonde bouquin, prétendre que l’Holocauste n’a pas eu lieu ou que les femmes réduites en esclavage sexuel par l’armée japonaise pendant la Seconde guerre mondiale étaient toutes volontaires[1].

Le phénomène existe dans d’autres domaines que l’Histoire et nous avons donc quelques surprises en littérature.

Dans la seconde émission Secrets d’histoire consacrée à Molière, l’un des invités déclara, face caméra, qu’il ne croyait pas que Molière ait écrit certaines des œuvres de Molière et il les attribuait à Corneille. Dans la même émission, l’excellent chartiste Jean-Baptiste Camps apportait la preuve définitive que le style de Corneille n’avait strictement rien à voir avec celui de Molière. Malgré cette preuve, cela n’empêchera pas certaines personnes de continuer à douter que Poquelin ait été assez génial pour écrire ces œuvres de Molière que nous aimons lire encore aujourd’hui.

 

Le cas Shakespeare est encore pire et ce malgré le fait que nous avons plus d’archives sur William Shakespeare, Gentleman[2], que sur n’importe quel autre auteur de la même époque.

Quel est donc le problème ?

Il nous semble que nous avons quatre catégories de gens qui vous dirons que « Shakespeare n’a pas écrit Shakespeare » :

1 – ceux qui ne connaissent rien sur Shakespeare, n’ont pas lu une seule ligne de son travail et répètent aveuglément ce qu’ils ont vaguement entendu quelque part.

2 – ceux à qui on a enseigné que Shakespeare n’avait pas écrit Shakespeare et qui ne sont pas allé chercher plus loin.

3 – ceux qui ont quelque chose à vous vendre et qui n’ont aucune conscience professionnelle.

4 – ceux qui sont jaloux du génie de Shakespeare (souvent indifférenciables des négationnistes de la catégorie précédente).

 

Il existe aujourd’hui plusieurs variantes de négationnistes shakespeariens et nous allons en faire la triste liste avant de vous parler de ce qui nous semble être le tournant qui fit prendre de l’importance à cette pratique pathétique.

 

Nous avons des « Marloviens ». Ces admirateurs de Christopher Marlowe (1564-1593) ont d’ailleurs réussi un coup d’éclat en 2016 lorsque les très respectables (mais apparemment aussi très crédules[3]) Oxford University Press décidèrent d’écouter une poignée de « chercheurs » qui déclarèrent que Marlowe et Shakespeare avaient collaboré sur les trois pièces historiques Henry VI, ce qui fut imprimé dans leur New Oxford Shakespeare. Les « chercheurs » affirment avoir la preuve de la collaboration des deux dramaturges, grâce à l’analyse syntaxique et au travail d’un superordinateur. Si quelqu’un voulait nous prêter un superordinateur (et le mathématicien qui va avec afin de mitonner l’algorithme qui va dire à l’ordinateur quoi chercher), il nous semble tout à fait possible d’arriver à prouver que ces « chercheurs » sont en fait ballerines au Bolchoï depuis 1792 – au moins. Ils devraient sans doute demander de l’aide à M. Camps, mais la vérité et une pseudo-crédibilité apportée par les éditions d’Oxford leur rapporterait moins d’argent et de pseudo-prestige.

Nous savons que Shakespeare, après avoir quitté Stratford-upon-Avon, est allé à Londres, est devenu acteur, puis poète, puis dramaturge, mais Marlowe était déjà un célèbre dramaturge et une collaboration avec un Shakespeare débutant en écriture théâtrale est illogique.

Le problème d’une partie de mes collègues « chercheurs » est qu’ils n’ont d’expérience littéraire que leur dissection des textes, mais telle une grenouille dans un laboratoire, leur analyse est invariablement froide ; ils comprennent le vers et la grammaire, mais la magie de l’écrit littéraire leur échappe. Ils expliquent la grenouille morte et sont persuadé d’avoir résolu le mystère – à tort. La seule, en 2016, à avoir émis une hypothèse intéressante est le Professeur Carol Rutter qui évoqua la possibilité que les points communs entre Shakespeare et Marlowe venaient peut-être des acteurs qu’ils fréquentaient tous deux.

Quelques Marloviens vont même jusqu’à dire que Marlowe a feint d’être mort et que c’est lui qui écrivait les pièces que Shakespeare présentait.

 

Nous avons des « anti-Stratfordiens ». Ceux-là partent du principe qu’un illettré de la campagne qui n’est pas allé à l’université ne peut en aucun cas avoir écrit de telles merveilles et le pécore Shakespeare devait obligatoirement servir de prête-nom à un autre auteur, voire d’autres auteurs. Nous comprenons qu’il puisse être frustrant d’avoir affaire à un génie (nous pouvons même comprendre une certaine dose de jalousie), mais dénigrer Shakespeare malgré les faits que nous connaissons sur sa vie est puéril.

Le père de William, John Shakespeare, n’était peut-être pas le plus honnête des hommes, mais il fut un notable de Stratford.

Sa mère, Mary Arden, était fascinante, même si elle aussi est victime de préjudices : dans un documentaire sur elle, un présentateur de la respectable BBC la décrivit dès son introduction comme une fermière. Alors, certes, elle possédait une ferme et des terres, mais elle était la fille d’un très respectable gentleman farmer dont la famille remontait à la conquête normande. Elle savait plumer les volailles, mais elle savait aussi utiliser leurs plumes pour écrire et elle savait lire ; c’est elle qui apprit à ses fils à lire et écrire avant que la position de son mari ne leur permette de les envoyer à l’école de la ville, la King’s New School.

William savait donc lire, écrire, compter en anglais et en latin. Il n’alla ni à Cambridge, ni à Oxford, mais nous savons qu’il était un avide lecteur. Certains membres de sa famille étaient illettrés et certains considèrent que leur manque d’éducation devait avoir des répercutions sur Shakespeare lui-même, ce qui est particulièrement irritant et nous recommandons à ces personnes d’imaginer leur réaction s’ils étaient mis dans le même panier que leur plus stupide parent simplement parce qu’ils sont de la même famille[4].

Nous savons que William Shakespeare a été baptisé le lundi 26 avril 1564 à l’église Holy Trinity (Sainte Trinité) et la coutume veut qu’il soit né le jour de la Saint Georges le 23 avril (à l’époque, les parents avaient trois jours pour déclarer un nouveau né).

À dix-huit ans, en 1582, William eut une aventure avec une jeune femme de vingt-cinq ans, Anne Hathaway. Elle était enceinte de trois mois lorsque le 27 novembre de la même année ils obtinrent la licence qui les autorisa à se marier (nous avons toujours trace de la licence, mais les registres paroissiaux ont disparu). En 1583, leur fille Susanna naissait et le 2 février 1585, les Shakespeare accueillaient des jumeaux, Judith et Hamnet[5].

Nous ne savons pas exactement quand et comment Shakespeare devint acteur, mais il quitta Stratford après la naissance des jumeaux et nous le retrouvons acteur et dramaturge débutant à Londres en 1592. Il était dans la troupe des Lord Chamberlain’s Men et, si nous ignorons aujourd’hui quels rôles il interpréta, William Beeton, fils de son compagnon de scène Christopher, déclara que Shakespeare était un très bon acteur.

En revanche, en tant que dramaturge, il commença à déranger assez tôt (sans doute un mélange de jalousie et d’élitisme déjà à l’époque). Environ quinze jours après la mort du dramaturge Robert Greene (1558-1592), un pamphlet qu’il avait rédigé fut publié, Groats-worth of Witte, bought with a million of Repentance. On peut y lire : « There is an upstart crow, beautified with our feathers, that with his Tygers heart wrapt in a Players hide supposes he is as well able to bombast out a blank verse as the best of you; and, being an absolute Johannes Factotum, is in his own conceit the only Shake-scene in a country. ».  [Il y a un corbeau arriviste, paré de nos plumes, qui avec son cœur de tigre dans la peau d’un acteur se croit aussi capable que le meilleur d’entre vous de créer avec emphase des vers non rimés et, étant un parfait touche-à-tout, s’imagine être le seul cheikh-sur-scène[6] du pays.]

Certains de nos négationnistes vous diront que ces mots n’étaient pas adressés à Shakespeare. Il faudra leur rappeler que l’ami proche et éditeur de Greene, Henry Chettle, présenta ses excuses à Shakespeare pour n’avoir pas corrigé le texte avant sa publication[7].

Greene semblait simplement ne pas apprécier qu’un simple acteur (un corbeau arriviste) se tourne vers l’écriture (les plumes empruntées). Il est possible que le tigre fasse référence à la ligne de Shakespeare « O tiger’s heart wrapped in a woman’s hide » [Oh, cœur de tigre dans la peau d’une femme] qui se trouve dans la troisième partie d’Henry VI (acte I, scène 4, ligne 137). Il faudrait prévenir les Marloviens que Greene ne mentionne pas de collaboration entre leur idole et Shakespeare[8].

En 1592, la peste était en Angleterre et les théâtres furent fermés. Shakespeare écrivit de la poésie : en 1593, il dédia Venus and Adonis à son protecteur (et peut-être le « jeune homme » des Sonnets selon certains), Henry Wriothesley, troisième comte de Southampton ; en 1594, il lui dédia Lucrece, puis retourna au théâtre.

En 1595, il est comptabilisé comme acteur par le trésorier de la reine (Treasurer of the Queen’s Chamber).

En 1598, Francis Meres (1565/66-1647) publia Palladis Tamia: Wits Treasury où il mentionna les fameux sonnets que Shakespeare ne faisait lire qu’à ses amis et quelques pièces de notre acteur devenu également dramaturge.

En 1599, Shakespeare se retrouva détenteur de 12,5% de parts dans le théâtre The Globe[9]. Cet épisode de la vie de Shakespeare est amplement documenté dans les archives conservées à Londres au Public Record Office. Le premier à localiser ces documents en effectuant une recherche plus générale sur l’histoire du théâtre fut Charles William Wallace (1865-1932) ; le travail de ce chercheur minutieux contient les preuves que Shakespeare était un acteur, un dramaturge et l’un des copropriétaires du Globe[10]. En général, les anti-Stratfordiens l’ignorent.

De même qu’ils ignorent royalement toutes les pièces publiées individuellement du temps de Shakespeare et qui stipulent, noir sur blanc, que Shakespeare était leur auteur.

Il est aisé d’imaginer que Ben Johnson, à qui nous devons le First Folio [Premier Folio] qui réuni les pièces de Shakespeare, serait furieux de voir que ses sept ans de travail sont mis en doute par des jaloux et des incompétents. Mises en doute également son élégie de Shakespeare, dramaturge génial et intemporel, et celles des autres auteurs qui se prêtèrent à l’exercice.

Au début du XVIIe siècle, personne ne disait que William Shakespeare n’avait pas écrit les sonnets, poèmes, pièces historiques, tragédies et comédies qui avaient été publiés avec son nom sur la première page. Personne. Le problème apparut plus tard, quand on redécouvrit Shakespeare.

 

Nous avons des « Oxfordiens ». Ils sont persuadés qu’Edward de Vere (1550-1606), dix-septième comte d’Oxford, était le véritable auteur des pièces et que sa position sociale ne lui permettait pas d’assumer le fait d’être dramaturge. Si vous regardez les dates de décès de ces deux hommes, chers Lecteurs, vous remarquerez que de Vere est mort en 1606 et Shakespeare en 1616 et que, de 1606 à 1616, Shakespeare écrivit douze nouvelles pièces. Si de Vere était le véritable auteur, comment expliquer ces douze nouvelles pièces ? Sans le moindre embarras, un Oxfordien vous déclarera avec la plus grande assurance que de Vere, anticipant sa mort, avait laissé à son homme de paille un certain nombre de pièce à utiliser après sa mort. Faites-leur alors remarquer que les douze pièces contiennent des références directes à des événements postérieurs à la mort du comte et ils vous diront qu’il avait ordonné à Shakespeare que personnaliser son travail avec quelques histoires et jeux de mots nouveaux. Faites-leur remarquer qu’ils disent haut et fort que Shakespeare était illettré et donc incapable d’écrire quoi que ce soit et qu’il est donc impossible qu’il ait pu apporter les touches nouvelles demandées par son maître et donnez-leur un minute afin de trouver leur prochaine justification saugrenue.

Il pourrait être tentant de demander aux Oxfordiens de se présenter aux Jeux Olympiques : leur maîtrise du grand écart est digne des meilleurs gymnastes.

De plus, de Vere est mentionné en tant qu’auteur par Francis Meres. Il était donc un écrivain bien distinct de Shakespeare.

 

            Nous avons enfin les « Baconiens » et c’est avec eux que le négationnisme shakespearien prit des proportions incroyables – à cause d’une tragédie dont nous pensons avoir identifié la vraie cause.

Pour eux, le véritable génie était Francis Bacon (1561-1626).

Le problème a commencé avec Joseph C. Hart (1798-1855) qui était persuadé que la diversité de style de Shakespeare ne pouvait s’expliquer que si son corpus d’œuvres avait été écrit par plusieurs auteurs et, en 1852, avec Robert W. Jameson (1805-1868) qui publia anonymement, ce qui est d’un rare courage, un article intitulé Who Wrote Shakespeare? [Qui a écrit Shakespeare ?] qui reprenait les conclusions de Hart, mais en ajoutant qu’en tant que régisseur de théâtre, Shakespeare avait dû payer un poète en résidence qui écrivait ses pièces.

Ces deux-là furent une étincelle. Le brasier fut allumé par la dramaturge au destin tragique, Delia Salter Bacon (1811-1859).

Dans une compétition littéraire, elle obtint le premier prix devant Edgar Allan Poe, qui chanta ses louanges. Malgré ce départ prometteur, sa pièce The Bride of Fort Edward [La Mariée de Fort Edward] fut un échec.

Vers 1845, elle commença à émettre l’hypothèse que les œuvres de Shakespeare avaient été écrites par Francis Bacon, Sir Walter Raleigh, Edmund Spencer et bien d’autres car elle pensait qu’un seul homme ne pouvait pas être aussi génial.

En 1857, elle publia un énorme livre, The Philosophy of the Plays of Shakespeare Unfolded, [Révélations sur la philosophie des pièces de Shakespeare]. Pendant ses recherches, elle s’était liée d’amitié avec Ralph Waldo Emerson et Nathaniel Hawthorne: ils pensaient qu’elle avait raison de questionner la légitimité de Shakespeare en tant qu’auteur de ses pièces et Walt Whitman rejoignit leur groupe de sceptiques avec Mark Twain à sa suite (mais que penser d’un homme qui avait une aussi piètre opinion de Jane Austen ?).

En plus de ces prestigieuses amitiés qui entretenaient ses doutes, Delia Bacon sympathisa avec Samuel Morse[11] (1791-1872), qui était passionné par les codes, les secrets et les chiffres. Ce dernier apprit à Delia Bacon que Francis Bacon s’était intéressé au plus haut point aux chiffres et codes secrets et elle commença à chercher des signes de Bacon dans les œuvres de Shakespeare. Quand elle s’enfonça dans cette recherche, Emerson se mit à douter du bien fondé de ses incertitudes, mais il ne cessa jamais de l’admirer.

Son intérêt pour Bacon la poussa à traverser l’Atlantique après avoir trouvé des sponsors sous de fallacieux prétextes. En Angleterre, elle rencontra Thomas Carlyle (1795-1881) et lui exposa ses théories ; horrifié, il lui conseilla d’aller explorer les archives afin de comprendre à quel point elle faisait fausse route. Delia Bacon ne l’écouta pas et tenta d’ouvrir la tombe de Francis Bacon avant de tenter la même chose sur celle de Shakespeare ; les gardiens des églises l’arrêtèrent, mais ces braves hommes comprirent rapidement que cette pauvre femme allait très mal. Elle rentra aux États-Unis et fit publier son livre où elle pensait démontrer que William Shakespeare n’avait pas écrit les œuvres de Shakespeare. Whitman et Henry James crurent qu’elle avait raison, mais la plupart des universitaires et critiques de l’époque déclarèrent unanimement que ses conclusions étaient complètement fausses et qu’elle n’avait absolument aucune preuve de ce qu’elle avançait – ce qui était vrai ; elle n’avait aucune carte en main.

Alors, pourquoi une femme intelligente et douée s’est-elle plongée dans un tel cloaque de mensonges ? Permettez-nous de nous transformer en hybride de Sherlock Holmes et du docteur Watson.

Deux incidents dans la vie de Delia Bacon nous semblent pouvoir expliquer sa monomanie.

Le point de départ fut ses longues discutions sur la paternité des œuvres de Shakespeare avec Alexander MacWorther. Ce dernier était un pasteur qu’elle avait rencontré en 1846. Le frère de Delia pensa que les conversations de sa chère sœur avec cet homme avait dû porter atteinte à l’honneur de sa sœur et il fit un procès à MacWorther. Le frère de Delia se ridiculisa complètement lors du procès que MacWorther gagna ; toute la bonne société se moqua de Delia, qui se réfugia à Boston, humiliée.

Ce choc émotionnel – à une époque où le bien-être des femmes n’était pas un sujet d’actualité, où la psychanalyse n’existait pas et où les antidépresseurs étaient de la science-fiction – a dû briser bien plus que le cœur fragile de Delia Bacon. Son obsession – et sa haine – pour Shakespeare datent de ce moment.

Cet élément psychologique est très important, mais sa santé physique est également à prendre en considération : Delia Bacon manqua mourir lors d’une épidémie de choléra, ce qui la fragilisa et elle contracta ensuite la malaria. Nous pensons que la clef du mystère se trouve là.

Les études médicales que nous avons consultées nous ont appris qu’à l’époque de Delia Bacon il n’y avait aucun traitement efficace contre la malaria et ce ne fut que des décennies après sa mort, en 1880, que les scientifiques comprirent qu’il s’agissait d’une infection parasitaire. Encore aujourd’hui, les médecins ont malheureusement pu étudier des malades qui n’avaient pas eu accès à des traitements modernes et nous savons donc ce qui arrive dans ce cas de figure et il est possible, d’autant plus d’après les descriptions des hommes d’églises qui ont stoppé Delia Bacon, que ce soit ce qui est arrivé à la malheureuse. Ceux qui ont contracté la malaria et n’ont pas de soin connaissent un déclin cognitif plus ou moins grand. Les parasites de la malaria restent à vie dans le foie, qui peut en rejeter dans l’organisme à n’importe quel moment. Les cellules parasitées finissent par monter au cerveau où elles font exploser les capillaires et causent des hémorragies cérébrales (les autopsies de victimes de la malaria ont des pétéchies dans le cerveau et les méninges et les nodules de malaria se retrouvent alors dans tout le cerveau).

Il est possible que l’état mental de Delia Bacon s’explique par la malaria et le choc du procès perdu par son frère.

Si tel est le cas, son histoire et son obsession sont une tragédie.

Les Baconiens et autres négationnistes qui se sont servi ou se servent de son livre afin de justifier leur jalousie n’ont, eux, aucune excuse.

Certains Baconiens furent si obnubilés par leur théorie fumeuse que Bacon a laissé un code dans les œuvres de Shakespeare qu’ils allèrent jusqu’à inventer des appareils déchiffreurs (un nommé Orville Ward Owen a inventé une roue de déchiffrement qui est un objet tarabiscoté… mais qui révèle parfaitement jusqu’où ils sont prêts à aller dans leur déni).

 

            Bref, puisqu’il n’y a plus de Shakespeare pour défendre leur ancêtre William, puisque tant de gens se fichent de savoir qui a écrit quoi et que tant d’éditeurs et de gratte-papiers ont trouvé la poule aux œufs d’or, les mensonges fleurissent et se multiplient.

 

            Si vous voulez vous amuser, nous vous recommandons une série de la BBC, Upstart Crow, où la vie et l’œuvre de Shakespeare fait l’objet d’une comédie à l’humour typiquement anglais. Incidemment (notre mention de cette série n’était bien évidemment pas innocente), une scène du second épisode de la troisième saison voit Greene comploter avec Bacon et le comte d’Oxford en ajoutant Marlowe à son sinistre plan. Les scénaristes évoquent les négationnistes Shakespearien d’aujourd’hui ainsi :

 

Greene: With Marlowe's disappearance, I plant the first of my theories of conspiracy which will dog the Crow's reputation for all time. [Avec la disparition de Marlowe, je vais semer la première de mes théories complotistes qui ruineront à jamais la réputation du Corbeau]

Bacon: The first? Mr Greene, you have more? [La première ? Vous en avez d’autres, M. Greene ?]

Greene: Oh, yes. Next must you, Sir Francis Bacon, ensure that included in your future writings there be certain words and punctuation common to those used by Mr Shakespeare. Thus will future anally retentive, self-important saddos find evidence of similarity between your works and his and conclude that you are Shakespeare. [Oh, oui. Vous, Sir Francis Bacon, devrez ensuite faire en sorte d’inclure dans vos prochains écrits certains mots et éléments de ponctuation que l’on trouve communément chez M. Shakespeare. Ainsi les futurs psychorigides ringards à l’égo démesuré trouveront des preuves de la similarité entre votre œuvre et la sienne et ils en concluront que vous êtes Shakespeare.]

Bacon: But, Mr Greene, of course there will be similarities of words and punctuation. We both write in English. [Mais, M. Greene, il est bien évident qu’il y aura des similarités de vocabulaire et de ponctuation. Nous écrivons tous deux en anglais.]

Greene: Exactly. It's so conclusive, I'm almost convinced myself. And you, my dear Earl of Oxford, I intend that you, too, will one day be thought of as a putative author of the Crow's plays. [Exactement. C’est tellement probant que je me suis presque convaincu moi-même. Et vous, mon cher comte d’Oxford, j’ai bien l’intention que, vous aussi, soyez un jour considéré comme un potentiel auteur des pièces du Corbeau.]

Oxford: This is absurd, Mr Greene. There is not one single shred of evidence linking either Marlowe, Bacon, or myself to Shakespeare's plays. [C’est absurde, M. Greene. Il n’y a pas la moindre évidence d’un lien quelconque entre Marlowe, Bacon ou moi et les pièces de Shakespeare.]

Greene: Exactly! There is no evidence. Can you think of better proof of a cover-up? And it begins… with the death... of Christopher Marlowe. [Exactement. Il n’y a pas la moindre preuve. Pourrait-on trouver meilleure preuve qu’il y a anguille sous roche ? Et cela commence… avec la mort… de Christopher Marlowe.]

 

            Rien de tel qu’un peu de sarcasme britannique pour se moquer de ceux qui veulent dépouiller Shakespeare de sa paternité littéraire.

 

            Si seulement le positivisme était appliqué en Histoire et en littérature, nous n’aurions pas des brochettes d’arrivistes arrogants qui veulent réécrire les choses à leur profit, quitte à ignorer des faits, des archives ou des témoignages.

 

            Dans tous les domaines, ne prenez pas pour argent comptant ce qu’on vous annonce – et faites vos devoirs !

            Finissons donc cet article avec une petite anecdote : en 1987, l’Américain Charlton Ogburn Jr. (1911-1998) demanda à trois juges de la Cour Suprême des États-Unis de décider si les œuvres de Shakespeare avaient été écrites par Shakespeare ou par le comte d’Oxford. Les juges n’entendirent exclusivement que des témoignages en faveur d’Oxford, les Shakespeariens n’ayant pas été autorisés à s’exprimer. Que pensez-vous qu’il se passa ? Les trois juges déclarèrent qu’Ogburn avait complètement tort, que sa théorie était fumeuse et que Shakespeare avait écrit toutes les œuvres qu’on lui attribuait.

L’année suivante, et malgré le cuisant échec d’Ogburn, une autre tentative Oxfordienne eut lieu – à Londres cette fois-ci. Universitaires spécialistes de Shakespeare et Oxfordiens fanatiques furent autorisés à prendre la parole. La conclusion des juges américains fut à nouveau confirmée par des juges britanniques.

Donc, quand on regarde les archives et les faits et qu’on n’a pas un mensonge à vendre ou une jalousie à alimenter, il n’y a aucun problème : William Shakespeare était un génie.



[1] : Il y a quelques années, nous eûmes un virulent échange sur Internet avec un Japonais d’une vingtaine d’années. Son lavage de cerveau était assez remarquable et il était tout simplement hermétique à toute preuve matérielle prouvant la culpabilité des militaires japonais et aux témoignages des survivantes de toutes nationalités.

[2]: Vers 1568, John Shakespeare avait contacté les hérauts du College of Arms (l’autorité en héraldique basée à Londres) afin d’obtenir un blason pour sa famille. Comme il fallait payer entre dix et trente livres, ce qui était le salaire annuel de certains ouvriers à l’époque, John ne put se permettre de donner suite à cette démarche. En 1596, la demande fut renouvelée et le blason accordé (en 1599, les Shakespeare obtinrent l’autorisation de joindre leur blason à celui des Arden). Dès l’accord du blason, John et ses fils eurent le droit d’ajouter le terme « gentleman » après leur patronyme ; ils étaient d’un rang inférieur aux chevaliers, mais ils avaient le droit de porter une épée. Après la mort de John en 1601, un des hérauts s’inquiéta de voir un acteur appelé gentleman et il s’inquiéta de savoir si les Shakespeare méritaient un tel honneur, mais le héraut principal, William Camden, déclara que le service du grand-père de John dans les troupes du roi Henry VII justifiait pleinement l’obtention du titre.

[3] : Nous avons décidé d’être très généreuse à leur égard.

[4] : C’est aussi intelligent que de reprocher à quelqu’un du XXIe siècle d’avoir un ancêtre qui a été esclavagiste ou régicide il y a quatre siècles.

[5] : Ces prénoms étaient ceux de leur parrain et marraine, Hamnet et Judith Sadler, notables de Stratford qui étaient amis des Shakespeare.

[6] : Pardon pour ce jeu de mot, mais Greene n’est pas aisé à traduire. Plus littéralement, et sans jeu de mot, on pourrait dire « phénomène de scène ».

[7] : En parlant de négationnistes… Dans les années 1960, on fit avaler à un pauvre ordinateur des algorithmes biaisés qui avaient pour but de prouver que c’était Chettle qui avait écrit le fameux pamphlet, chose qu’il avait nié de son vivant et il fallu des années afin de démontrer la supercherie – même si certains pensent encore que le premier résultat de l’ordinateur était le bon.

[8] : Ils sont au courant, mais dans le déni.

[9] : Le théâtre prospéra jusqu’en 1613 ; cette année-là, un accident sur scène fit brûler le toit de chaume. Ses propriétaires le firent reconstruire – avec un toit en tuiles – et il resta ouvert jusqu’à l’arrivée au pouvoir des Puritains qui ordonnèrent la fermeture des théâtres en 1642. En 1644, il fut détruit afin de construire des logements. Il est aujourd’hui reconstruit très près de l’emplacement original.

[10] : Nous vous recommandons notamment The Children of the Chapel at Blackfriars, 1597–1603 (1908), The Evolution of the English Drama Up to Shakespeare (1912), and The First London Theatre: Materials for a History (1913).

[11] : De même que le téléphone ne fut pas une invention d’Alexander Graham Bell (1847-1922), qui vola l’idée du téléphone à Antonio Meucci (1808-1889), l’alphabet Morse n’était pas du fait de Morse, mais de son collègue Alfred Vail, qui eut l’idée de créer un chiffre qui utilisait des points et des traits.

Shakespeare - Sonnet 73

Comment ne pas être tiraillé entre deux sentiments puisque nous avons aujourd'hui un exemplaire des sonnets de William Shakespeare très probablement grâce à un vol ?

En effet, il existe un recueil des Sonnets de Shakespeare publiés en même temps que le long poème intitulé A Lover’s Complaint dans ce que l’on appelle le Quarto de 1609.

Alors, excepté si vous faites partie d’une variété de négationnistes shakespearien (ces bipèdes épuisants feront d’ailleurs l’objet de notre prochain article), Shakespeare a bien écrit toute la poésie qui est dans le Quarto et ses pièces de théâtre nous sont presque toutes parvenues (Love’s Labour’s Won [Peines d’amour gagnées] a été perdue – à moins qu’il ne s’agisse du premier titre d’une autre pièce ; le mystère reste entier) grâce à l’extraordinaire travail de son ami Ben Johnson qui travailla pendant sept ans à recueillir le travail de Shakespeare après sa mort et à faire vérifier les textes par les acteurs qui avaient joués les personnages de Shakespeare dans le First Folio [Premier Folio] qui fut publié en 1623.

Nous vous reparlerons de Johnson dans notre prochain article, mais restons sur le sujet des sonnets.

En 1598, Francis Meres (1565-1647) publia un ouvrage intitulé Palladis Tamia: Wits Treasury où il mentionna quelques œuvres de Shakespeare et notamment des sonnets, mais il nous expliqua que ces poèmes n’étaient accessibles qu’à ses amis proches. Curieux ? Peut-être pas si vous les avez lus.

Il y a cent cinquante-quatre sonnets dans le Quarto. Les sonnets 153 et 154 servent en quelque sorte de conclusion à l’ensemble, les sonnets 127 à 152 sont inspirés par une « Dark Lady » (peut-être une brune au teint mat, mais, là encore, le mystère reste entier), mais les sonnets 1 à 126 sont inspiré par un « Fair Young Man » (un jeune homme blond ? Allez savoir).

La tradition veut que les sonnets à la dame parlent d’un désir plus charnel, tandis que les sonnets au jeune homme sont spirituels. Pourquoi pas ? Nous vous recommandons cependant la lecture du sonnet 18 qui nous semble une splendide et émouvante déclaration :

 

Shall I compare thee to a summer’s day?

Thou art more lovely and more temperate:

Rough winds do shake the darling buds of May,

And summer’s lease hath all too short a date:

Sometime too hot the eye of heaven shines,

And often is his gold complexion dimm’d,

And every fair from fair sometime declines,

By chance, or nature’s changing course untrimm’d:

But thy eternal summer shall not fade,

Nor lose possession of that fair thou ow’st,

Nor shall death brag thou wand’rest in his shade,

When in eternal lines to time thou grow’st,

So long as men can breathe, or eyes can see,

So long lives this, and this gives life to thee.

 

Si votre anglais est un peu rouillé, voici la traduction de François-Victor Hugo :

 

Te comparerai-je à un jour d’été ? Tu es plus aimable et plus tempéré. Les vents violents font tomber les tendres bourgeons de mai, et le bail de l’été est de trop courte durée.

Tantôt l’œil du ciel brille trop ardemment, et tantôt son teint d’or se ternit. Tout ce qui est beau finit par déchoir du beau, dégradé, soit par accident, soit par le cours changeant de la nature.

Mais ton éternel été ne se flétrira pas et ne sera pas dépossédé de tes grâces. La mort ne se vantera pas de ce que tu erres sous son ombre, quand tu grandiras dans l’avenir en vers éternels.

Tant que les hommes respireront et que les yeux pourront voir, ceci vivra et te donnera la vie.

 

N’oublions pas que, même si Shakespeare ne montrait ces sonnets qu’à ses amis, même si ses sentiments étaient plus que littéraires, il lui aurait été impossible de parler d’amour pour un homme sans risquer la torture ou la mort.

Soit ces sonnets étaient un exercice de style (il faut bien s’entraîner quand on est auteur et ce même sur des sujets que nous n’avons pas vécu[1] et donc Shakespeare aurait eu à imaginer comment ses héroïnes parleraient à l’homme de leur rêve et cela pourrait aussi expliquer le « jeune homme blond » qui servirait alors de modèle), soit ils nous parlent d’aspects très privés de la vie de William Shakespeare.

Comment, alors, se fait-il que nous pouvons lire le Quarto qui regroupe les sonnets ? Pourquoi Shakespeare aurait-il décidé de partager avec la terre entière la façon dont il s’exerçait à écrire des pentamètres iambiques dont il avait besoin pour certaines de ses pièces ? Pourquoi aurait-il décidé de révéler au monde qu’un jeune homme blond et une jolie brune lui donnaient des idées romantiques ? En fait, en regardant qui a publié le Quarto, il est possible de déduire que Shakespeare n’eut certainement absolument rien à voir dans cette publication, d’où notre référence à un possible vol.

L’homme qui publia les sonnets est un dénommé Thomas Thorpe. Ce cher monsieur avait la triste réputation d’emprunter des exemplaires d’ouvrages laissés chez des copistes et de les publier sans l’autorisation des auteurs. Nous n’avons aucune preuve que c’est ce qui est arrivé avec les sonnets, mais les mauvaises habitudes – à répétition – de Thorpe nous semblent être un énorme indice.

Si  Shakespeare prêtait ses sonnets à ses amis (si vous avez jamais prêté un livre à quelque lecteur indélicat,  vous savez pertinemment dans quel triste état l’ouvrage peut nous revenir), il est possible qu’il ait eu besoin d’une nouvelle copie, ce qui expliquerait la présence de Thorpe dans cette histoire. Les sonnets sont d’une rare beauté, mais un censeur qui se serait penché de plus près sur les possibles motivations extra-littéraires de Shakespeare aurait pu lui causer bien du tort. La publication du Quarto avec la bénédiction de Shakespeare n’est pas logique, mais, une fois publiés, Shakespeare n’aurait pu se permettre de faire trop de reproches à Thorpe et la seule solution était de garder le silence au sujet de la publication de ces œuvres bien évidemment strictement littéraires.

Les motivations littéraires (ou non) de Shakespeare et le droit[2] de Thorpe à publier une copie des sonnets restent cependant des mystères.

Thorpe était loin d’être stupide et il obtint en 1609 une licence afin de publier « a Booke called Shakespeares sonnettes » [un ouvrage intitulé Sonnets de Shakespeare], vendu par William Aspley. Au moins, même si Thorpe était effectivement un voleur, il n’était pas un censeur[3] et il est indéniable que nous lui devons la survie des sonnets.

En revanche, ce qui est une certitude dans cette histoire, c’est que l’imprimeur, George Eld, était très, très mauvais. Il n’y a pas un seul sonnet sans coquille. Pas un.

Certaines sont de simples inversions de lettres faciles à corriger.

Certaines nous ont fait nous arracher les cheveux quand nous avons édité une version du Quarto.

Le sonnet 73 est l’un des pires car la coquille principale ne ressemble à rien.

Au vers 4 chez Thorpe/Eld, on peut lire « rn’wd » qui ne veut strictement rien dire. La plupart des éditions corrigent ce mot en « ruin’d », mais nous avons décidé d’appliquer des techniques de paléographies à ce problème de typographie en observant le mot par la fin.

Le « d » final est forcément à sa place, mais l’apostrophe ne doit pas y être et doit indiquer un participe passé élidé « _w’d » (pour « _wed » qui a d’autres occurrences dans les sonnets). Nous nous retrouvons avec « rnw’d » (et « bare ruined choirs », c'est-à-dire « des chorales nues et ruinées » demanderait une virgule entre « bare » et « ruined ») et en regardant une casse d’imprimeur, le n et le o se trouvent sur la même ligne et nous pensons que le texte pourrait être « bare-rowed choirs » (« des chorales désertées/des chorales vides »).

« rn’wd » reste une atroce coquille, mais notre correction nous semble une possibilité intéressante.

Voici le sonnet en question (typographie d’origine, version moderne et traduction d’Hugo – avec notre version entre crochets) :

That time of yeeare thou maiÌ in me behold,

When yellow leaues, or none, or few doe hange

Vpon thoÇe boughes which Èake againÌ the could,

Bare row’d quiers, where late the Çweet birds Çang.

In me thou ÇeeÌ the twi-light of Çuch day,

As after Sun-Çet fadeth in the WeÌ,

Which by and by blacke night doth take away,

Deaths Çecond Çelfe that Çeals vp all in reÌ.

In me thou ÇeeÌ the glowing of Çuch Äre,

That on the aÈes of his youth doth lye,

As the death bed, whereon it muÌ expire,

ConÇum’d with that which it was nurriÈt by.

     This thou perceu’Ì, which makes thy loue more Ìrong,

       

     To loue that well, which thou muÌ leaue ere long.

 

That time of year thou may’st in me behold,

When yellow leaves, or none, or few do hang

Upon those boughs which shake against the cold,

Bare-row’d choirs, where late the sweet birds sang.

In me, thou see’st the twilight of such day,

As after sunset fadeth in the west,

Which, by and by, black night doth take away,

Death’s second self that seals up all in rest.

In me, thou see’st the glowing of such fire,

That on the ashes of his youth doth lie,

As the death-bed, whereon it must expire,

Consum’d with that which it was nourish’d by.

         This thou perceiv’st, which makes thy love more strong,

         To love that well, which thou must leave ere long.

 

Tu peux voir en moi ce temps de l’année où il ne pend plus que quelques rares feuilles jaunes aux branches qui tremblent sous le souffle de l’hiver, orchestres nus et ruinés [chorales désertées] où chantaient naguère les doux oiseaux.

En moi tu vois le crépuscule du jour, qui s’évanouit dans l’occident avec le soleil couchant et va tout à l’heure être emporté par la nuit noire, cet alter ego de la mort qui scelle tout dans le repos.

En moi tu vois la lueur d’un feu qui agonise sur les cendres de sa jeunesse, lit de mort où il doit expirer, éteint par l’aliment dont il se nourrissait.

Tu t’en aperçois, et c’est ce qui fait ton amour plus fort pour aimer celui que tu vas si tôt perdre.



[1] : Notre autre incarnation littéraire peut en témoigner.

[2] : Le fait que la dédicace du Quarto soit du fait de Thorpe, éditeur, et non pas de Shakespeare, auteur, fait cependant pencher la balance légèrement du côté d’un vol possible. À l’époque, seuls les auteurs ajoutaient des dédicaces ; Thorpe a peut-être signé son crime en dédiant l’ouvrage à un ami.

[3] : En 1640, John Benson publia une nouvelle version des sonnets, mais il ne respecta pas l’ordre de publication de Thorpe, créa des groupes artificiels, ne publia pas tout et changea les pronoms des sonnets au « jeune homme blond » afin de faire croire qu’ils étaient écrits pour une femme.

Fra Paul Siméon de Balbi de Quiers (et Georges Doublet)

En juin 2022, nous nous sommes rendue aux Archives départementales des Alpes-Maritimes afin de vérifier que notre transcription du texte de Georges Doublet sur le siège de 1543, que nous allons publier dès que notre biographie de l'auteur sera terminée, était complète.

Nous avons profité de cette visite afin de consulter un document (H 1161) mentionné par Doublet.

En avant-première, voici ce qu'il en disait :

« Enghien doit avoir accordé une trêve momentanée aux troupes ducales et la permission qu’elles emportassent au château ce qu’il leur semblerait bon d’y transférer. En effet le trésorier de la place, Carra (ou, pour user de son vrai nom, Nicolas de Beaumont, qui était auditeur de la Chambre ducale des Comptes) et le seigneur de Corcelles, L[udovic] de Prey, également auditeur de cette chambre – mais non, quoi qu’en ait dit […]* le sergent-major d’Arenthon – descendent avec des officiers et soldats pour monter « les poudres, balles, monitions, grains, vins, huyles, farines, autres victuailles et les cloches des églises » sous la direction d’un Milanais, Landriano, qui aura dû, je suppose, réunir des bêtes afin de charger tout cela. Badat parle de deux cents Niçois qui portèrent des vivres au château. Il ne reste dans la ville inférieure (ou dans la moyenne) que la grosse cloche, beaucoup trop lourde pour être descendue précipitamment, de la tour municipale de l’Horloge. Il y a lieu de vous signaler que le transport de toutes ces cloches est confirmé dans un des rares documents que nous possédons en original. Il se trouve aux archives départementales, dans le fond du ci-devant couvent de Saint-Dominique où d’ailleurs il n’a rien à faire[1]. C’est une attestation de Paul Simeone, datée de 1554, 25 juillet, signée par lui et munie de son sceau dont la conservation est assez bonne*. Vous y distinguez le blason des Balbi, d’or à cinq bandes d’azur. La ligne des Simeoni y joignait un chef qu’on aperçoit assez mal sur l’empreinte du sceau du « capitaine du château et autres forteresses du comté de Nice », ce qui est son titre officiel. Il atteste que, dans la « dedditione di Nizza a Barbarossa et ai Francesi », toutes les cloches furent portées, « sur l’ordre du duc, en son château », et qu’un certain nombre se rompirent. On voit que Charles II avait prévu que la ville succomberait et pris ses mesures pour que l’ennemi ne s’emparât point des cloches ; que le transport de celles-ci s’effectua sans beaucoup de précautions. Mais avait-on assez de temps pour en prendre ?

Le papier est un peu rongé à gauche. Ce n’est pas, quoi qu’en dise l’Inventaire sommaire du fonds H des Archives départementales publié par Moris en 1893, une déclaration certifiant que la cloche du couvent de Saint-Dominique eût été rendue aux prêcheurs. L’archiviste départemental, ou l’employé qu’il aura chargé de lire et d’analyser le document écrit en italien, n’en aura pas compris le sens. C’est sans aucun motif que cette curieuse pièce figure dans le fonds de l’ancien couvent de Saint-Dominique. Ici encore Moris a mal réfléchi à ce qu’il faisait. »

Incidemment, Paul Siméon de Balbi de Quiers, personnage fascinant qui, a dix-huit ans, se retrouva commandant lors d'un siège contre les Turcs où il parvint à les faire fuir en ordonnant à tous les civils (vieillards, femmes, enfants) de mettre un uniforme et de se placer sur les remparts, ce qui fit croire aux Turcs que la ville avait reçu des renforts, est souvent mentionné sous plusieurs noms : Paul Siméon, Paul Simeone, Siméon de Balbi, Balbi de Quiers... Lors du remaniement du texte de notre thèse, nous avons fait le choix de le nommer en utilisant la totalité de son titre de noblesse.

Lorsque nous avons pris une photo du document rédigé par Paul Siméon de Balbi de Quiers, nous avons demandé l'autorisation de la publier sur ce blog. La voici :


Nous aurons sous peu des nouvelles au sujet de la publication du texte de Doublet et de notre thèse.

* : Le sergent-major d’Arenthon n’est pas mentionné à ce moment-là du siège par Gioffredo ou Durante. Doublet voulait peut-être mentionner Samuel Guichenon (1607 – 1664) qui, lui, place d’Arenthon dans cette opération de récupération.

[1] : Archives départementales des Alpes-Maritimes, H 1161.

* : Nous ignorons à quelle date Doublet a vu ce document, mais lorsque nous l’avons consulté en juin 2022, le sceau était malheureusement en très mauvais état.

« Trucs » de recherche et information au sujet de Léonce Couture

Notre biographie de Georges Doublet qui va servir d’introduction à son propre texte est en train de virer à l’Odyssée (ce qui aurait sans doute amusé notre historien-archiviste qui enseignait le grec).

Cette recherche particulière nous a permis d’explorer de nouveaux moyens de recherche. L’état civil reste une source très intéressante, mais la totalité des archives peut révéler des points importants dans la vie des personnes étudiées. Pour vous donner un seul exemple, c’est en lisant en ligne (avant qu’ils ne soient victimes d’une cyber-attaque) le dossier d’hypothèque d’Adèle Doublet, née Hochet, quand elle vendit la maison familiale quelques années après le décès de son mari, que nous avons découvert qu’elle avait eu un fils de son premier mariage (nous avions trouvé ses deux filles, nées dans la ville de résidence du couple, mais ce fils a vu le jour dans une autre ville et s’il n’avait été témoin lors de la signature avec l’acheteuse de la maison, nous ne l’aurions probablement jamais trouvé). Cette découverte est d’autant plus importante que le lieu de naissance de ce fils et les renseignements sur son acte de naissance nous ont livré de précieux éléments sur la vie d’Adèle (future Mme Doublet à l’époque).

En parlant d’Adèle (en réalité, Élisa Adèle Hochet), c’est grâce à l’Acadèmia Nissarda, et en particulier à son secrétaire général, que nous avons pu découvrir en quelle année elle nous avait quitté. Si le service de l’état civil à Nice a été un peu sec, dirons-nous, l’archiviste du service nous a trouvé l’information dont nous avions besoin en quelques minutes. Pensez à contacter les archivistes !

En revanche, certaines institutions semblent apprécier le silence radio… ou elles ne consultent jamais les messages envoyés par formulaire de contact sur leurs sites (les associations d’anciens élèves sont particulièrement silencieuses – et dans le cas de l’École Normale Supérieure, un message de l’archiviste de l’ENS, qui, lui, nous avait répondu dès réception de nos questions, avec en copie l’association des anciens élèves, reste sans réponse de la part de cette association[1]). Le téléphone est peut-être la solution.

 

Sans trop vous dévoiler le début de notre biographie de Doublet, nous pouvons quand même vous dire que nous utilisons une citation de Jean-François Bladé (Lectoure, 15 novembre 1827 – Paris, 30 avril 1900) qui se trouve dans une lettre adressée à son grand ami le professeur Léonce Couture (Cazaubon, 3 septembre 1832 – Toulouse, 17 février 1902).

Il nous arrive régulièrement de chercher des informations sur des auteurs en passant par la notice qui leur est dédiée sur Gallica en espérant que la Bibliothèque nationale de France nous apportera des renseignements sur les publications des personnes que nous recherchons et quelques indices sur leur biographie. En lisant la fiche de «  Joseph Bernard Léonce Couture », le lieu de son décès manquait, nous sommes donc partie à sa recherche et avons alors découvert que la date donnée par la BNF, le 20 mars 1902, était fausse[2].

Il est mort à Toulouse le 17 février 1902 comme indiqué dans l'acte n° 539 (Vue 70 sur cette page).

L’enregistrement de sa naissance à Cazaubon avait déjà été étrange car l’adjoint au maire avait fait quelques fautes. Si les prénoms «  Joseph Bernard Léonce » sont bien en marge de l’acte, en revanche l’enfant est appelé « Léon » dans le corps de la déclaration et cette erreur-là n’a pas été relevée.  L’acte n° 36 se trouve à cette page si vous souhaitez le consulter.

 

Nous allons replonger dans nos chères archives, mais nous avons quelques sujets à partager avec vous très bientôt.



[1] : Pouvons-nous dire que nous sommes déçue ? Oui, en effet, d’autant plus que l’archiviste avait fait tout son possible afin de les inclure dans notre conversation.

[2] : Nous espérons que notre message à ce sujet leur parviendra sans encombre.

 

2004 à Babylone

Petites recommandations de lecture : ces dernières semaines, nos lectures « dans le bus ou le métro » (il faut bien rentabiliser le temps de transport et faire quelque chose d’agréable) ont été consacrées à nos recherches sur Georges Doublet afin de rédiger sa biographie pour notre édition de son texte sur Le Siège de Nice en 1543.

En revanche, nous avons replongé dans d’autres lectures historiques cette semaine. La personne dont nous lisons la biographie était une amie de T. E. Lawrence, le fameux Lawrence d’Arabie (ce n’est pas notre sujet, mais son Seven Pillars of Wisdom est une lecture fascinante encore aujourd’hui et si vous souhaitez avoir un nouvel éclairage sur l’Histoire d’une partie du Moyen-Orient, ce livre reste une excellente clef de déchiffrage).

La femme extraordinaire dont nous lisons une biographie, éditée par Georgina Howell sous le titre : A Woman in Arabia – The Writings of the Queen of the Desert[1], est Gertrude Lowthian Bell (1868-1926).

Bell était le premier enfant d’un riche industriel britannique et de régulières visites chez un oncle en poste dans diverses ambassades lui permirent de voyager et sa destination la plus marquante fut à Bagdad. Elle y apprit la langue locale – et de nombreux dialectes. Elle nous a laissé des traductions de poésies locales d’une rare qualité. Elle fut aussi historienne et archéologue. Sa passion pour la photographie (elle était passionnée, certes, mais son travail valait celui des meilleurs professionnels de l’époque) nous a laissé des centaines de plaques de verre où des sites aujourd’hui disparus ou gravement endommagés par le temps ou quelques bipèdes barbares sont conservés comme autant de pièces d’Histoire léguées par leur protectrice. D’autant plus protectrice que Bell parvint à faire voter une loi garantissant que 50% des découvertes archéologiques faites en Irak, dont elle aida notamment à la fondation, resteraient dans le pays et ne seraient pas emportées pillées par des coloniaux.

La population locale savait que Bell était une interlocutrice fiable, car elle parlait leur langue et les comprenait. Grâce au fait qu’elle était une « faible » femme, elle pouvait parfois se rendre là où des hommes n’auraient jamais été invités ou autorisés ; certains hommes comprirent l’importance qu’elle pourrait avoir et elle fut aussi une espionne pour le compte de son gouvernement. Toutes ces activités ne sont qu'un mince échantillon de ses réussites.

Malheureusement, sa voix, si lucide pourtant, fut ignorée sur des sujets importants... à l’époque et encore aujourd’hui, ce qui nous ramène aux « bipèdes barbares » ci-dessus mentionnés, à l’introduction d’Howell et au titre que nous utilisons.

À la page XV, Howell écrit :

« If the American and British invaders of 2003, after ousting Saddam Hussein, had read and taken to heart what Gertrude had to say on establishing peace in Iraq, there might have been far fewer of the bombings and burnings that have continued to this day. » [Si les envahisseurs américains et britanniques de 2003, après avoir déposé Saddam Hussein, avaient lu et vraiment pris en considération les recommandations de Gertrude afin d’instaurer la paix en Irak, il y aurait peut-être eu beaucoup moins de bombardements et d’incendies qui perdurent jusqu’à aujourd’hui.].

Il était bien prévisible que les envahisseurs n’allaient pas écouter une femme.

À la page XIX, Howell nous rappelle une tragédie historique qui est arrivée en 2004 et qui aurait brisé le cœur de Bell (ou lui aurait donné envie de faire un saut au Pentagone afin d’avoir une légère explication avec le scribouillard militaire qui aurait donné le feu vert à cette opération affligeante) :

« Through her position as honorary director of antiquities for Iraq she supervised the teams of foreign archaeologists who came to dig the precious sites of Ur and Babylon – the latter eventually bulldozed for an American military base. » [Grâce à son poste de directrice honoraire des antiquités irakiennes, elle surveilla les équipes d’archéologues étrangers qui venaient fouiller les précieux sites d’Ur et de Babylone – cette dernière fut éventuellement détruite au bulldozer pour faire place à une base américaine.].

Lorsque la triste nouvelle parvint au reste de la planète en 2005, nous nous souvenons d’articles qui déploraient le saccage de Babylone, qui ne fut hélas pas la seule victime de cette invasion dont les véritables raisons commencent seulement à être évoquées (à grande échelle). En cherchant à nous rafraichir la mémoire, nous avons notamment relu un article de la BBC où la crasse hypocrisie des militaires américains est on ne peut plus visible : la courte liste des dégâts causés par la soldatesque ne s’explique que par un complet mépris du site légendaire de la part de la bleusaille. Dans cet article, il est écrit :

« The US Army says the troops based in the city, some 50 miles (80km) south of Baghdad, are well aware of its historical significance. » [L’armée américaine déclare que les troupes basée dans cette ville, à environ cinquante miles (quatre-vingt kilomètres) au sud de Bagdad, sont parfaitement conscients de son importance historique.].

Ce que l’armée américaine a pensé très fort, mais sans le déclarer est sans doute assez proche de « mais s’en moque complètement en raison des ordres donnés et des intérêts pétroliers qu’elle défend ». C’eut été plus honnête, mais donc impossible à avouer.

 

Le spectre de Bell ne doit pas gêner ces destructeurs. L’Histoire les jugera, tout comme les iconoclastes décérébrés qui ont détruit les Bouddhas de Bâmiyân en 2001, mais les pertes sont là et les plaies sur l’âme de l’humanité resteront à jamais.



[1] : Il existe d’ailleurs un film, Queen of the Desert, qui n’est pas trop exagéré pour une production hollywoodienne avec un casting prestigieux.

Évitons les parties de poker...

En prépa, nous avions reçu l'ordre de suivre les préceptes d'Henri-Irénée Marrou – notamment sur le point suivant :

« [...] il a toujours été entendu qu’un savant honnête devait fournir à ses lecteurs le moyen de contrôler la validité de ses  affirmations : de là  les notes de bas de page, les références  précises aux sources ; c’est un des mérites incontestables du positivisme que de nous avoir appris à être très exigeants en fait de minutie dans ces indications. »[1]

Notre éditeur[2] quand nous collaborions à L'Émoi de l'histoire (la revue de l'Association historique des élèves du Lycée Henri IV) nous avait suggéré de rédiger nos travaux de façon à ce qu'un lecteur qui ne connaitrait rien à notre sujet n'aurait pas besoin d’aller chercher des compléments d’information dans des piles de documents difficilement accessibles. Tout devait être clair et aisément compréhensible – et complet.

En travaillant sur les écrits de Georges Doublet, prédécesseur de Marrou, nous avons réalisé avec horreur que certains historiens traitaient – encore aujourd'hui – leurs recherches comme une partie de poker où l'on doit garder le secret de sa main.

Au moment du remaniement de notre thèse, nous avons décidé d’ajouter une partie avec les documents publiés entre notre date de soutenance et le commencement de notre remaniement. Nous avons alors trouvé un article qui avance un fait capital sans y apporter la moindre référence ou justification. Nous sommes alors partagée entre une intense frustration quant au non-partage de la source de cette information et une méfiance scientifique devant cette bombe historique que personne n'aurait mentionnée en quatre siècles. Comment un profane pourrait-il vérifier cette donnée si nous, spécialiste, n'avons jamais croisé ce fait ? C'est impossible.

Frustration récente : nous avons consulté un article historique rédigé par une légiste qui cite les mémoires d’un auteur à deux reprises. Deux notes de fin de chapitre donnent un « titre » et des pages de référence pour les citations. « Parfait », pensez-vous ? Détrompez-vous, chers Lecteurs. Le nom de l’auteur cité associé au « titre » ne donnent aucun résultat sur aucun catalogue de bibliothèque et aucun moteur de recherche et comme le « titre » n’est accompagné d’aucune référence de maison d’édition ou d’année de publication, les références avancées ne servent strictement à rien.

Nous avons passé des heures à rechercher l’œuvre de l’auteur mentionné et notre seul espoir est que le « titre » soit celui d’un chapitre dans l’un des ouvrages que nous comptons consulter en bibliothèque la semaine prochaine.

Un peu moins de poker (chers collègues, garder le secret de vos informations jette le doute sur vos travaux) et un peu plus de positivisme seraient les bienvenus. Merci d’avance !



[1] : Cf. Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 231.

[2] : Bonjour, Hugo !

Brèves nouvelles

Archives et bibliothèques sont des dévoreuses de temps (d'autant plus quand on travaille sur plusieurs sujets en même temps !).

Notre travail sur Crauk est déposé à la B.N.F. (et sera bientôt disponible si notre projet de site Internet n'est pas retardé) et le remaniement de notre thèse sur Le siège de Nice en 1543 et ses conséquences sera sous peu prêt à être envoyé au dépôt légal.

Le texte de Georges Doublet que nous avions consulté aux Archives départementales des Alpes-Maritimes est si intéressant que nous allons le publier également (accompagné d'une nouvelle biographie de l'auteur).

Nous avons également hâte de poursuivre nos recherches afin d'écrire une nouvelle biographie de Constance Mayer La Martinière.