Publications, travaux et recherches

Quel silence depuis quelques mois.

Il se trouve que notre thèse remaniée, Nice - 1543, est au chaud chez sa marraine la BNF depuis août dernier et que nous avons repensé notre édition de Soixante ans dans les ateliers des artistes - Dubosc modèle par Gustave Crauk (nouvelle couverture, introduction revue et index reformatés) dont la nouvelle version va partir au dépôt légal dans quelques heures.

Nos recherches afin d'écrire une nouvelle biographie de Constance Mayer La Martinière avancent et il va maintenant falloir déchiffrer l'écriture du notaire qui a fait l'inventaire après décès.

Nous avons maintenant édité trois textes de Georges Doublet : Le siège de Nice en 1543, Catherine Ségurane et Recettes pour faire un personnage historique. Nous avons également terminé notre biographie de l'auteur ; nous pensions écrire une dizaine ou quinzaine de page, mais un an plus tard, nous avons cent vingt pages. Les index nous attendent maintenant.

Grâce à notre travail sur Crauk, nous avions remarqué que l'autobiographie de François Marius Granet (publiée dans le journal Le Temps en 1872) n'avait pas été publiée en un seul ouvrage. Nous sommes en train d'éditer ce texte. Cette fois-ci, au lieu de notes de bas de pages, nous allons créer une galerie de portraits pour les personnes mentionnées par Granet et des tableaux d'Histoire pour les événements intéressants qu'il mentionne, mais n'approfondit pas.

Nous avons des projets d'articles pour ce blog. Nous vous disons donc à très bientôt.

Divorçons, ma chère (après la loi Naquet) !

L’histoire du divorce en France est compliquée et à rebondissements.

La mainmise de l’Église catholique sur l’institution du mariage fut presque absolue jusqu’à la Révolution.

Il est vrai que quelques zones d’ombres perdurèrent ; les avis diffèrent quant à ce qui était toléré dans l’Église primitive : certains pensent que le remariage après une répudiation était possible (pour les hommes), d’autres que le remariage était déconseillé tant que la première épouse était vivante et d’autres pensent que les textes étaient explicitement contre toute rupture du mariage. Comme souvent, la qualité de la langue des textes dans les copies et l’exactitude des traductions sont à l’origine des diverses interprétations quant à ce qui était autorisé. En règle générale, les autorités ecclésiastiques combattirent la possibilité d’autoriser un homme à quitter son épouse afin d’en prendre une autre (il est bien évident que les femmes étaient systématiquement invitées à rester à jamais auprès de leur époux, même si ce dernier était un monstre et un tyran domestique ; leur devoir était d’obéir à leur maître). La séparation de corps était admise, mais les époux ne devaient pas chercher à se remarier.

En 1563, le Concile de Trente avec son décret « Tam et si » codifia le mariage comme un acte devant obligatoirement avoir lieu devant un curé et des témoins, ce qui acheva de réguler cet aspect de la vie des fidèles. La séparation restait possible, mais aucun remariage n’était possible.

Les autorités religieuses, qui n’étaient pas directement concernées par le sacrement du mariage, ont[1] des positions bien tranchées sur le sujet et les femmes sont considérées comme plus fautives que les hommes. L’unique possibilité pour un couple catholique, si la séparation ne leur paraissait pas suffisante, était le procès en nullité. Cette procédure particulière pouvait être très longue, compliquée et coûteuse ; devant un tribunal ecclésiastique, il fallait prouver qu’au moment du mariage il y avait eu une contrainte morale, une erreur grave sur la personne ou un vice de forme[2].

Une première réforme eut lieu en 1787, lorsque Louis XVI créa une forme civile de mariage qui fut étendue au moment de la Révolution. À partir de 1792, seul le mariage civil eut une valeur légale, mais en droit canonique, avoir uniquement un mariage civil revenait à être en situation irrégulière avec l’Église. La Révolution créa aussi la possibilité de divorcer et poussa l’innovation jusqu’à autoriser le divorce par consentement mutuel[3].

Alors que la société s’était donné les moyens d’être plus libre et plus moderne, Napoléon Bonaparte décida de reforger quelques verrous et obstacles. Avec le Code civil de 1804, le patriarcat dominateur fit son grand retour et les femmes redevinrent complètement dépendantes d’un homme (seules les veuves et les orphelines – si elles avaient des moyens de subsistance – furent épargnées par les lois napoléoniennes) et le divorce fut maintenu, mais avec de grandes restrictions.

La France revint encore plus en arrière quand le mariage fut de nouveau indissoluble à la promulgation de la loi Bonald, le 8 mai 1816.

Suivirent alors des décennies où seule la séparation de corps, qui étaient très mal vue, fut possible.

Alfred Naquet[4] se battit sans relâche afin de redonner aux Français la possibilité de pouvoir divorcer. Paradoxalement, la loi du 27 juillet 1884 qui rétablissait le divorce fut votée avec une écrasante majorité, mais elle resta controversée des années après sa mise en place.

Législateurs et hommes de loi disaient vouloir protéger femmes et enfants, mais leur entêtement contre le divorce était uniquement ancré dans un profond patriarcat. La possibilité que les femmes puissent prendre leurs propres décisions leur semblait impensable ; femmes et enfants, ces êtres si fragiles, innocents et ignorants, devaient être guidés dans la vie par un père ou un mari.

La loi Naquet fut votée, mais avec de nombreuses restrictions : il fallait remplir certaines conditions, il fallait un « coupable » et la procédure était coûteuse. Certaines mesures restèrent injustes pendant quelques années encore ; par exemple, jusqu’en 1893, une femme qui n’était que séparée de son mari parce qu’elle n’avait pas les moyens de divorcer ou qu’elle n’arrivait pas à faire la preuve qu’il était en faute dépendait toujours de lui pour tout et elle pouvait être poursuivie pour adultère.

Bien évidemment, l’Église catholique lutta bec et ongles contre cette réforme et certains parlent même de la dernière guerre de religion[5] en France, mais les ecclésiastiques ne parvinrent pas à empêcher le retour du divorce. Le mariage, par décision de l’État, n’était plus qu’un contrat civil qui pouvait être éventuellement rompu.

Au chapitre V[6] de son ouvrage La Loi du divorce, Alfred Naquet écrit : « Avant 1886, les époux devaient se présenter en personne à la mairie pour divorcer, comme ils s’y étaient présentés pour se marier. Cette double comparution s’accompagnait souvent de scènes regrettables. Elle a été supprimée. Ce sont maintenant les avoués des parties qui se chargent de faire transcrire sur les registres de l’état civil le jugement ou l’arrêt de divorce. ». En 1884, la personne qui gagnait le divorce avait deux mois pour provoquer la transcription ou le jugement devenait caduc. Cette mesure injuste fut changée en 1886 : la personne qui gagnait avait, seule, un mois pour signifier le jugement, passé ce mois, les deux conjoints pouvaient faire cette démarche pendant encore deux mois

Dès que le divorce fut de nouveau légal, cette possibilité fut utilisée ; elle le fut d’ailleurs majoritairement par les femmes, même si la procédure était à leur désavantage.

Une fois le divorce civil possible, le remariage civil était également possible[7]. De nombreux hommes de loi, profondément catholiques, déplorèrent cette possibilité, tel l’ancien magistrat et professeur à l’institut catholique de Paris, Jules Cauvière, qui déclara : « Soyons sans indulgence pour l’adultère légal.[8] ».

Comme le rappela le jésuite Henri Crouzel[9], lorsqu’il y avait adultère, la séparation devenait un devoir chrétien (notamment en référence à I Corinthiens VI, 13-20 : « celui qui s’unit à une fornicatrice devient un seul corps avec elle et souille ainsi le membre du Christ qu’il est ; la sainteté du mariage ne supporte pas que la vie commune se poursuive avec un conjoint adultère »), mais si le mariage n’était pas déclaré nul pour l’Église catholique, mari et femme étaient toujours considérés comme mariés, même s’ils se remariaient au civil et dans une autre foi.

Pendant presque un siècle, certains fidèles eurent du mal à comprendre la position de leur Église quant aux divorcés civils qui se remariaient au civil et étaient interdits de communion eucharistique, d’extrême onction et de funérailles ecclésiastiques[10]. En droit canonique, entre le Code de 1917[11] et le Concile de Vatican II en 1962, l’Église parlait de « bigames[12] » et les divorcés remariés étaient excommuniés ou « infâmes ». Ils avaient aussi du mal à comprendre en quoi c’était un péché d’épouser une personne divorcée et certains divorcés remariés qui étaient profondément croyants souffrait grandement d’être écartés, tels des pestiférés, de la vie de leur paroisse parce qu’ils avaient mis fin à un mariage qui ne leur apportait plus rien. Certains avaient aussi du mal à comprendre que certaines personnes, veufs ou veuves à répétition, pouvaient communier sans problème et étaient accueillis à bras ouverts dans leur paroisse.

Maintenant que vous avez cette toile de fond sur les divorces en France, penchons-nous plus précisément sur un divorce en particulier. Sur une branche fort éloignée de nous sur notre arbre généalogique, nous avons trouvé le mariage et le divorce du tisserand Paul Fouillade et d'Alphonsine Béchereau. Le divorce est particulièrement intéressant et sa lecture nous a fait vérifier les autres actes (naissance, mariage et décès) que nous avions trouvé à cause d'un léger problème de dates.

Le 1er avril 1898, au tribunal de Brive, François Marie Paul Fouillade, qui habitait à Donzenac à l’époque et était né à Clichy le 2 juin 1863, se présenta afin de divorcer (ils s’étaient mariés dans le treizième arrondissement de Paris le 5 avril 1890). Son épouse, Alphonsine Honorine Béchéreau, qui était née à Orléans le 9 décembre 1873, n’était pas présente et le tribunal ne savait pas où joindre Alphonsine.

Le divorce, demandé par Paul, lui fut accordé et il procéda à l’enregistrement de la décision dès le 28 avril. Il est mentionné qu’il n’y eut ni opposition, ni appel.

Nous ne saurons jamais pourquoi Paul décida de demander le divorce.

En revanche, nous pouvons vous dire pourquoi Alphonsine n’était pas au tribunal et pourquoi elle ne fit jamais appel : au 2, rue Ambroise Paré (c'est-à-dire à l’hôpital Lariboisière dans le dixième arrondissement de Paris), alors qu’elle résidait au 88 de la rue Bolivar et que la mairie du Xème savait que son mari résidait à Donzenac, Alphonsine mourut… et vous comprendrez pourquoi nous avons vérifié nos dates, car la malheureuse rendit l’âme à onze heures du matin le 10 mai 1897.

Certes, les communications Paris/province à la fin du XIXème siècle n’étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui, mais le fait qu’un veuf ait divorcé de son épouse morte depuis presque un an montre que le système, en général, était très loin d’être parfait.



[1] : Le sort des divorcés dans l’Église catholique continue de s’améliorer, mais leur position est loin d’être aussi bien acceptée que dans la société laïque – où les choses sont loin d’être parfaites.

[2] : Paradoxalement, si un mariage était déclaré nul, les enfants issus du mariage restaient légitimes (excellente décision pour les enfants, mais contorsionnisme intellectuel de la part du clergé).

[3] : La loi Bonald de 1816 supprima le divorce et ce ne fut qu’en 1975 que la loi Naquet de 1884 fut revisitée et autorisa de nouveau le divorce par consentement mutuel.

[4] : Alfred Naquet (Carpentras, 6 octobre 1834 – Paris XV, 10 novembre 1916) naquit dans une famille juive comtadine (ce qui déclencha un déferlement d’horreurs antisémites lorsqu’il fit de la politique). Il était d’abord médecin et homme de science.

[5] : Ils oublient ce qui s’est passé en 1905.

[6] : Cf. Alfred Naquet, La Loi du divorce, Paris, 1903, pp. 117-118.

[7] : Possibilité immédiate pour les hommes, mais les femmes devaient attendre dix mois avant de pouvoir se remarier à la mairie.

[8] : Cf. Jules Cauvière, Le Divorce au point de vue catholique et social, Imprimerie Jean Gainche, Paris, 1897, p. 6.

[9] : Cf. Henri Crouzel (s. j.), « À propos du Concile d’Arles », Bulletin de littérature ecclésiastique, Institut catholique, Toulouse, 1974, p. 37.

[10] : Ce ne fut qu’en 1962 avec le Concile de Vatican II que l’Église consentit à assouplir sa position. L’interdiction d’enterrer à l’église une personne divorcée remariée ne fut levée qu’en 1973.

[11] : Cf. Jean Werckmeister, « Quelques observations sur les personnes en situation matrimoniale irrégulière dans le droit de l'Église catholique », Revue des sciences religieuses [En ligne], 81/1 | 2007, mis en ligne le 03 octobre 2015, consulté le 30 octobre 2022, p. 1.

[12] : Cf. Jean Werckmeister : Can. 2356 du Code de 1917 : « Bigami, idest qui, obstante coniugali vinculo, aliud matrimonium, etsi tantum civile, ut aiunt, attentaverint », p. 9, note 1.

Raymond Louis Bouyer (Paris IX, 3 juillet 1862 - 20 janvier 1941)

Nous avons hésité pour le titre de cet article entre « Bon anniversaire ! » et « Un peu de positivisme, que diable ! ».

Pourquoi ? C'est très simple : il se trouve que le hasard a voulu que nous nous penchions sur la vie de Raymond (ou Raymond Louis, Raymond-Louis, voire même Louis ou Louis-Raymond) Bouyer à quelques jours de l’anniversaire de sa naissance il y a cent soixante-et-un ans. Et alors que nous nous penchions sur son histoire, tout Internet nous annonçait qu’il était mort en 1935 – même si la Bibliothèque nationale de France nous donne cette date avec un magnifique point d’interrogation. D’ailleurs, leur dernière trace écrite de lui date de 1934.

En revanche, toutes les pages s’accordent à dire que cet auteur, critique musical, critique d’art et secrétaire de rédaction de La Revue d’art était né à Paris dans le IXème arrondissement le 3 juillet 1862.

C’est là que le positivisme entre en jeu.

En voyant les doutes de notre chère Gallica quant à l’année de sa mort, nous avons immédiatement craint que cet auteur ait disparu soudainement sans laisser de trace – comme Rose Maireau, que nous cherchons toujours.

Puisqu’il est né en 1862 – donc après les incendies de la Commune, nous avons consulté les archives de Paris en ligne…

 

Trois minutes.

 

Il nous a fallu trois minutes pour trouver son acte de naissance (n° 1211), acte de naissance qui nous apprend qu’il est né au 34, rue de Trévise, qu’il était le fils du négociant Paul Bouyer, qui n’assista pas à sa naissance, et de la professeur de piano Pauline Rosine Caroline Grange ; ses parents avaient respectivement trente-huit et trente-et-un ans et s’étaient mariés dans le IIIème arrondissement en 1858. Sa naissance fut déclarée par le docteur qui avait accouché sa mère, Ernest Château, et par son oncle Louis Grange, qui habitait aussi au  34, rue de Trévise.

Ces renseignements sont déjà précieux, mais que trouvons-nous en mention marginale ? Hum ? Nous lisons noir sur blanc que l’enfant qui est né le 3 juillet 1862 s’est marié dans l’arrondissement où il est né. À quelle date ? Forcément avant 1935, voire en 1935, n’est-ce pas ? Pas du tout, chers lecteurs, notre auteur s’est marié le 18 janvier 1941 avec Jeanne Eugénie Luce Bernard.  

1941 !!! 

Pardonnez-nous ce festival de points d’exclamation, mais cela veut dire que personne n’a pris la peine de consulter l’acte de naissance de Raymond Bouyer, autrement la quasi-totalité des données sur lui n’annonceraient pas qu’il est mort en 1935.

Passons donc à l’acte de mariage (n° 22) de Raymond et Jeanne… Raymond y est décrit comme un « homme de lettres » et il réside toujours au 34, rue de Trévise et c’est là – littéralement là, chez lui, qu’il se maria. Gaston Broussier, adjoint au maire du IXème arrondissement, se rendit chez Raymond sur réquisition du Procureur de la République afin de procéder au mariage. Raymond avait soixante-dix-huit ans… Pas la peine d’être Sherlock Holmes pour déduire que le malheureux devait être bien malade pour que son mariage se déroule chez lui et non pas dans la maison commune ; en revanche, Gaston Broussier, afin de respecter la loi, fit « ouvrir les portes de la maison en vue de célébrer publiquement ledit mariage » - espérons que le pauvre Raymond ne fut pas exposé aux éléments afin que son mariage se déroule selon la loi (il devait faire bien froid en janvier 41). La mariée, concierge de l’immeuble, avait cinquante-deux ans et était la fille de Louis Bernard et Aline Voillemont ; elle était née le 18 juin 1888 à Doulevant-le-Petit en Haute-Marne.

La date du décès de Raymond n’a pas été ajoutée à son acte de naissance, mais les circonstances du mariage pouvaient nous laisser penser que le malheureux avait trop vite laissé une veuve.

Les tables annuelles des décès nous livrèrent très vite la fin de cette histoire : Raymond Louis Bouyer mourut le 20 janvier 1941 à 19h30. Son décès fut déclaré en mairie par un résident de l’immeuble le lendemain.

 

Si la totalité de cette recherche nous a pris vingt minutes, c’est bien le diable. En creusant encore un peu, nous avons même découvert que Bouyer avait été nommé chevalier de la Légion d’honneur le 6 mars 1929.

Nous ne sommes pas en 1923. Une mine d’information se trouve en quelques clics – ce qui permet d’ailleurs de faire des recherches en archives alors que celles-ci ont fermé leurs portes pour la nuit. Pourquoi est-ce que personne avant nous n’a tenté de résoudre le mystère de la date de décès de cet auteur ? Ça se comprend jusqu’en 1995 où il fallait souvent aller en archives ou bibliothèques afin de consulter un catalogue papier… mais aujourd’hui ? Pourquoi se contenter d’une date approximative – et erronée ?! Manque total d’intérêt ? Paresse intellectuelle ?

 

Le pire dans cette histoire est que nous n’en avons pas fini du mystère Bouyer : nous avons peut-être déterré son acte de décès, mais la raison pour laquelle nous nous sommes intéressée à lui va nous demander de creuser encore.

Il se trouve qu’en 1883, Bouyer se présenta au concours de l’École normale supérieure et fut admis à la vingt-et-unième place (vingt-cinq étudiants constituaient cette promotion). Cependant, il ne se présenta pas à l’école le vendredi 2 novembre pour la rentrée ; il n’arriva que le mercredi 7 et fut absent dès le 8 au soir.

Il démissionna et sa place fit attribuée à celui qui avait été vingt-sixième au concours et cet étudiant entra à l’école le 20 novembre 1883 après avoir été officiellement nommé la veille.

Cet étudiant qui remplaça Bouyer était… Georges Doublet.

Voila pourquoi nous avons cherché des informations sur Bouyer. Maintenant, reste à tenter de découvrir pourquoi il démissionna alors qu’il poursuivit ses études en Sorbonne et obtint sa licence ès Lettres en 1884, tout comme Doublet.

Quand l'art réinvente l'Histoire

Bien évidemment, nous n'allons pas exiger des artistes qu'ils mettent au placard leur imagination.

Les peintures de batailles sont-elles strictement fidèles à l'Histoire ? Non. Elles sont peintes bien après les faits (voire quelques siècles), elles sont une représentation idéalisée créée à la demande du vainqueur - ou d'un admirateur.

Les statues de Sainte Jeanne d'Arc sont-elles réalistes ? Non, car aucune représentation d'elle ne nous est parvenue.

La liste pourrait être plus longue que tous les catalogues de musées du monde et là n'est pas le propos.

Un phénomène curieux peut être engendré par les artistes : en imaginant une scène bien particulière d'une façon qui n'a pas grand chose à voir avec l'Histoire, il arrive que les créations de certains artistes pénètrent plus profondément l'imaginaire humain que les faits.

Des exemples ? Mais bien sûr.

Prenons Le Serment des Horaces de Jacques-Louis David (Paris, 30 août 1748 – Bruxelles, 29 décembre 1825) :


 

L'affrontement des Horaces et des Curiaces est effectivement rapporté par Tite-Live, mais cette scène sort tout droit de l'imagination de David. Cette représentation marqua tant les esprits que le geste des fils devint par la suite la représentation standard d'un salut « romain ». Pourtant, dans les écrits des auteurs latin, il n'est nullement fait mention d'un tel geste. On pourrait même se demander si certaines statues, plus ou moins anciennes, n'auraient pas inspiré David.

Un autre exemple d’œuvre d'art modifiant l'Histoire grâce à un succès culturel se trouve chez Jean-Léon Gérôme (Vesoul, 11 mai 1824 – Paris, 10 janvier 1904) avec sa toile Pollice verso (1872) :

 


Cette œuvre est à l’origine de l’idée que les Romains tournaient le pouce vers le bas afin de condamner un gladiateur à mort. Le pouce visible (pollex infestus) signifiait la mort, mais caché dans le poing fermé (pollex compressus) signifiait que le gladiateur devait être épargné. La très efficace image créée par Gérôme fut reprise par les premiers réalisateurs de péplum. L'image fut très forte dans l'imaginaire populaire ; personne ne chercha à savoir si c'était bien la pratique des Romains et le public a fait le reste.

L'influence de l'art sur la perception de l'Histoire est absolument fascinante.

Cherche guéridon pour une petite « séance »…

Nous sommes toujours en pleine rédaction de notre biographie de Georges Doublet et il est de plus en plus intéressant – mais notre biographie menace d’être aussi longue que le texte de Doublet que nous avons édité.

 

Au fil de nos recherches, nous avons collecté toutes les références au sujet de Doublet dans des articles parus entre les années 1880 et aujourd’hui. L’une de ces références, en 1889, est assez étrange et quelque peu frustrante.

Alors qu’il était élève à l’École normale supérieure, Doublet avait aussi suivi le cours de Bernard Haussoullier (1852-1926) à l’École pratique des hautes études et en 1889, alors que Doublet était encore en Grèce, Haussoullier publia un « Bulletin épigraphique » dans la Revue des Études Grecques (tome 2, fascicule 6, pp. 185-203) où il mentionna des travaux de Doublet.

Il écrivit notamment : « Il est d’ailleurs souvent difficile de se prononcer et ce n’est pas sans hésitation que Doublet, par exemple, identifie la ville ancienne de Latos avec le village actuel de Hos Nikolaos, au bord de la mer (Bull, de Corr. hellén., 1889, p. 55). L’emplacement de la nécropole de Lyttos lui semble plus certain (Ibid., p. 66) ».

Or, si l’on consulte directement l’article de Doublet intitulé « Inscriptions de Crète » dans le Bulletin de correspondance hellénique, on peut lire à la page 55 :

« 3. - LATOS (auj. Hagh. Nikolaos). - L’inscription suivante permet d’identifier la ville ancienne de Latos. Le nom des Λάτιοι est connu (1 : Corpus inscr. græc., nos 2554 et 3058), mais l’on pensait que leur ville était dans l’intérieur des terres et que leur port se nommait Kamara (2 : Le Bas et Waddington, Inscr. d’Asie Mineure, nos 67 et 74 ; cf. Head (hist. num., p. 399). Il semble que la ville ait occupé, l’emplacement du village actuel de Haghios Nikolaos, au bord de la mer. Inscr. copiée dans une maison en démolition. »

et à la page 66 :

« J’ai trouvé dans trois endroits de la plaine qui est au pied du village de Xyda, des inscriptions qui doivent indiquer la nécropole de Lyttos. »

 

Doublet formule une correction polie puisque l’emplacement exact de l’ancienne ville de Latos semble avoir posé problème jusqu’à ce qu’il localise une inscription dans le moderne village d’Haghios Nikolaos.

 

C’est là qu’il serait intéressant d’avoir recours à un guéridon et/ou une voyante (les pythies se font rares de nos jours) afin de demander à ce cher Haussoullier où il a vu une hésitation dans le texte de Doublet.

Doublet, étudiant de l’École française d’Athènes dont le mémoire de troisième année n’était pas encore validé (et alors même que son travail sur les voyages de l’empereur Hadrien semblait trop ennuyeux et inintéressant pour certains – qui n’aimaient peut-être guère cet empereur-là pour des questions de moralité chrétienne), ne pouvait pas se permettre de fanfaronner en criant sur les toits (et dans une publication officielle de son école) qu’il avait réussi à localiser sur la côte une ville antique qui avait jusqu’à présent été imaginée dans les terres.

D’ailleurs, Doublet est tout aussi humble au sujet de la localisation de la nécropole de Lyttos.

 

Haussoullier a dû suivre son idée quant aux difficultés afin d’effectuer des corrections, ce qui est un excellent point, mais il a dû se servir de Doublet pour illustrer le propos.

 

Doublet, professeur et archiviste positiviste, aurait peut-être écrit à son ancien maître si la remarque d’Haussoullier n’avait pas concerné le travail de l’étudiant Doublet bien des années avant que Doublet ne puisse s’autoriser à faire une remarque.

Négationnisme littéraire (version Shakespeare)

Comme promis dans l’article précédent, nous allons vous parler de négationnisme littéraire à l’égard de William Shakespeare (1564-1616). Le terme peut sembler violent, mais cette pratique est violente – comme tout négationnisme.

Il est malheureusement plus courant d’entendre ce terme lié à d’infâmes bipèdes qui, alors que nous avons des archives et encore quelques survivants, vont, souvent pour vendre un immonde bouquin, prétendre que l’Holocauste n’a pas eu lieu ou que les femmes réduites en esclavage sexuel par l’armée japonaise pendant la Seconde guerre mondiale étaient toutes volontaires[1].

Le phénomène existe dans d’autres domaines que l’Histoire et nous avons donc quelques surprises en littérature.

Dans la seconde émission Secrets d’histoire consacrée à Molière, l’un des invités déclara, face caméra, qu’il ne croyait pas que Molière ait écrit certaines des œuvres de Molière et il les attribuait à Corneille. Dans la même émission, l’excellent chartiste Jean-Baptiste Camps apportait la preuve définitive que le style de Corneille n’avait strictement rien à voir avec celui de Molière. Malgré cette preuve, cela n’empêchera pas certaines personnes de continuer à douter que Poquelin ait été assez génial pour écrire ces œuvres de Molière que nous aimons lire encore aujourd’hui.

 

Le cas Shakespeare est encore pire et ce malgré le fait que nous avons plus d’archives sur William Shakespeare, Gentleman[2], que sur n’importe quel autre auteur de la même époque.

Quel est donc le problème ?

Il nous semble que nous avons quatre catégories de gens qui vous dirons que « Shakespeare n’a pas écrit Shakespeare » :

1 – ceux qui ne connaissent rien sur Shakespeare, n’ont pas lu une seule ligne de son travail et répètent aveuglément ce qu’ils ont vaguement entendu quelque part.

2 – ceux à qui on a enseigné que Shakespeare n’avait pas écrit Shakespeare et qui ne sont pas allé chercher plus loin.

3 – ceux qui ont quelque chose à vous vendre et qui n’ont aucune conscience professionnelle.

4 – ceux qui sont jaloux du génie de Shakespeare (souvent indifférenciables des négationnistes de la catégorie précédente).

 

Il existe aujourd’hui plusieurs variantes de négationnistes shakespeariens et nous allons en faire la triste liste avant de vous parler de ce qui nous semble être le tournant qui fit prendre de l’importance à cette pratique pathétique.

 

Nous avons des « Marloviens ». Ces admirateurs de Christopher Marlowe (1564-1593) ont d’ailleurs réussi un coup d’éclat en 2016 lorsque les très respectables (mais apparemment aussi très crédules[3]) Oxford University Press décidèrent d’écouter une poignée de « chercheurs » qui déclarèrent que Marlowe et Shakespeare avaient collaboré sur les trois pièces historiques Henry VI, ce qui fut imprimé dans leur New Oxford Shakespeare. Les « chercheurs » affirment avoir la preuve de la collaboration des deux dramaturges, grâce à l’analyse syntaxique et au travail d’un superordinateur. Si quelqu’un voulait nous prêter un superordinateur (et le mathématicien qui va avec afin de mitonner l’algorithme qui va dire à l’ordinateur quoi chercher), il nous semble tout à fait possible d’arriver à prouver que ces « chercheurs » sont en fait ballerines au Bolchoï depuis 1792 – au moins. Ils devraient sans doute demander de l’aide à M. Camps, mais la vérité et une pseudo-crédibilité apportée par les éditions d’Oxford leur rapporterait moins d’argent et de pseudo-prestige.

Nous savons que Shakespeare, après avoir quitté Stratford-upon-Avon, est allé à Londres, est devenu acteur, puis poète, puis dramaturge, mais Marlowe était déjà un célèbre dramaturge et une collaboration avec un Shakespeare débutant en écriture théâtrale est illogique.

Le problème d’une partie de mes collègues « chercheurs » est qu’ils n’ont d’expérience littéraire que leur dissection des textes, mais telle une grenouille dans un laboratoire, leur analyse est invariablement froide ; ils comprennent le vers et la grammaire, mais la magie de l’écrit littéraire leur échappe. Ils expliquent la grenouille morte et sont persuadé d’avoir résolu le mystère – à tort. La seule, en 2016, à avoir émis une hypothèse intéressante est le Professeur Carol Rutter qui évoqua la possibilité que les points communs entre Shakespeare et Marlowe venaient peut-être des acteurs qu’ils fréquentaient tous deux.

Quelques Marloviens vont même jusqu’à dire que Marlowe a feint d’être mort et que c’est lui qui écrivait les pièces que Shakespeare présentait.

 

Nous avons des « anti-Stratfordiens ». Ceux-là partent du principe qu’un illettré de la campagne qui n’est pas allé à l’université ne peut en aucun cas avoir écrit de telles merveilles et le pécore Shakespeare devait obligatoirement servir de prête-nom à un autre auteur, voire d’autres auteurs. Nous comprenons qu’il puisse être frustrant d’avoir affaire à un génie (nous pouvons même comprendre une certaine dose de jalousie), mais dénigrer Shakespeare malgré les faits que nous connaissons sur sa vie est puéril.

Le père de William, John Shakespeare, n’était peut-être pas le plus honnête des hommes, mais il fut un notable de Stratford.

Sa mère, Mary Arden, était fascinante, même si elle aussi est victime de préjudices : dans un documentaire sur elle, un présentateur de la respectable BBC la décrivit dès son introduction comme une fermière. Alors, certes, elle possédait une ferme et des terres, mais elle était la fille d’un très respectable gentleman farmer dont la famille remontait à la conquête normande. Elle savait plumer les volailles, mais elle savait aussi utiliser leurs plumes pour écrire et elle savait lire ; c’est elle qui apprit à ses fils à lire et écrire avant que la position de son mari ne leur permette de les envoyer à l’école de la ville, la King’s New School.

William savait donc lire, écrire, compter en anglais et en latin. Il n’alla ni à Cambridge, ni à Oxford, mais nous savons qu’il était un avide lecteur. Certains membres de sa famille étaient illettrés et certains considèrent que leur manque d’éducation devait avoir des répercutions sur Shakespeare lui-même, ce qui est particulièrement irritant et nous recommandons à ces personnes d’imaginer leur réaction s’ils étaient mis dans le même panier que leur plus stupide parent simplement parce qu’ils sont de la même famille[4].

Nous savons que William Shakespeare a été baptisé le lundi 26 avril 1564 à l’église Holy Trinity (Sainte Trinité) et la coutume veut qu’il soit né le jour de la Saint Georges le 23 avril (à l’époque, les parents avaient trois jours pour déclarer un nouveau né).

À dix-huit ans, en 1582, William eut une aventure avec une jeune femme de vingt-cinq ans, Anne Hathaway. Elle était enceinte de trois mois lorsque le 27 novembre de la même année ils obtinrent la licence qui les autorisa à se marier (nous avons toujours trace de la licence, mais les registres paroissiaux ont disparu). En 1583, leur fille Susanna naissait et le 2 février 1585, les Shakespeare accueillaient des jumeaux, Judith et Hamnet[5].

Nous ne savons pas exactement quand et comment Shakespeare devint acteur, mais il quitta Stratford après la naissance des jumeaux et nous le retrouvons acteur et dramaturge débutant à Londres en 1592. Il était dans la troupe des Lord Chamberlain’s Men et, si nous ignorons aujourd’hui quels rôles il interpréta, William Beeton, fils de son compagnon de scène Christopher, déclara que Shakespeare était un très bon acteur.

En revanche, en tant que dramaturge, il commença à déranger assez tôt (sans doute un mélange de jalousie et d’élitisme déjà à l’époque). Environ quinze jours après la mort du dramaturge Robert Greene (1558-1592), un pamphlet qu’il avait rédigé fut publié, Groats-worth of Witte, bought with a million of Repentance. On peut y lire : « There is an upstart crow, beautified with our feathers, that with his Tygers heart wrapt in a Players hide supposes he is as well able to bombast out a blank verse as the best of you; and, being an absolute Johannes Factotum, is in his own conceit the only Shake-scene in a country. ».  [Il y a un corbeau arriviste, paré de nos plumes, qui avec son cœur de tigre dans la peau d’un acteur se croit aussi capable que le meilleur d’entre vous de créer avec emphase des vers non rimés et, étant un parfait touche-à-tout, s’imagine être le seul cheikh-sur-scène[6] du pays.]

Certains de nos négationnistes vous diront que ces mots n’étaient pas adressés à Shakespeare. Il faudra leur rappeler que l’ami proche et éditeur de Greene, Henry Chettle, présenta ses excuses à Shakespeare pour n’avoir pas corrigé le texte avant sa publication[7].

Greene semblait simplement ne pas apprécier qu’un simple acteur (un corbeau arriviste) se tourne vers l’écriture (les plumes empruntées). Il est possible que le tigre fasse référence à la ligne de Shakespeare « O tiger’s heart wrapped in a woman’s hide » [Oh, cœur de tigre dans la peau d’une femme] qui se trouve dans la troisième partie d’Henry VI (acte I, scène 4, ligne 137). Il faudrait prévenir les Marloviens que Greene ne mentionne pas de collaboration entre leur idole et Shakespeare[8].

En 1592, la peste était en Angleterre et les théâtres furent fermés. Shakespeare écrivit de la poésie : en 1593, il dédia Venus and Adonis à son protecteur (et peut-être le « jeune homme » des Sonnets selon certains), Henry Wriothesley, troisième comte de Southampton ; en 1594, il lui dédia Lucrece, puis retourna au théâtre.

En 1595, il est comptabilisé comme acteur par le trésorier de la reine (Treasurer of the Queen’s Chamber).

En 1598, Francis Meres (1565/66-1647) publia Palladis Tamia: Wits Treasury où il mentionna les fameux sonnets que Shakespeare ne faisait lire qu’à ses amis et quelques pièces de notre acteur devenu également dramaturge.

En 1599, Shakespeare se retrouva détenteur de 12,5% de parts dans le théâtre The Globe[9]. Cet épisode de la vie de Shakespeare est amplement documenté dans les archives conservées à Londres au Public Record Office. Le premier à localiser ces documents en effectuant une recherche plus générale sur l’histoire du théâtre fut Charles William Wallace (1865-1932) ; le travail de ce chercheur minutieux contient les preuves que Shakespeare était un acteur, un dramaturge et l’un des copropriétaires du Globe[10]. En général, les anti-Stratfordiens l’ignorent.

De même qu’ils ignorent royalement toutes les pièces publiées individuellement du temps de Shakespeare et qui stipulent, noir sur blanc, que Shakespeare était leur auteur.

Il est aisé d’imaginer que Ben Johnson, à qui nous devons le First Folio [Premier Folio] qui réuni les pièces de Shakespeare, serait furieux de voir que ses sept ans de travail sont mis en doute par des jaloux et des incompétents. Mises en doute également son élégie de Shakespeare, dramaturge génial et intemporel, et celles des autres auteurs qui se prêtèrent à l’exercice.

Au début du XVIIe siècle, personne ne disait que William Shakespeare n’avait pas écrit les sonnets, poèmes, pièces historiques, tragédies et comédies qui avaient été publiés avec son nom sur la première page. Personne. Le problème apparut plus tard, quand on redécouvrit Shakespeare.

 

Nous avons des « Oxfordiens ». Ils sont persuadés qu’Edward de Vere (1550-1606), dix-septième comte d’Oxford, était le véritable auteur des pièces et que sa position sociale ne lui permettait pas d’assumer le fait d’être dramaturge. Si vous regardez les dates de décès de ces deux hommes, chers Lecteurs, vous remarquerez que de Vere est mort en 1606 et Shakespeare en 1616 et que, de 1606 à 1616, Shakespeare écrivit douze nouvelles pièces. Si de Vere était le véritable auteur, comment expliquer ces douze nouvelles pièces ? Sans le moindre embarras, un Oxfordien vous déclarera avec la plus grande assurance que de Vere, anticipant sa mort, avait laissé à son homme de paille un certain nombre de pièce à utiliser après sa mort. Faites-leur alors remarquer que les douze pièces contiennent des références directes à des événements postérieurs à la mort du comte et ils vous diront qu’il avait ordonné à Shakespeare que personnaliser son travail avec quelques histoires et jeux de mots nouveaux. Faites-leur remarquer qu’ils disent haut et fort que Shakespeare était illettré et donc incapable d’écrire quoi que ce soit et qu’il est donc impossible qu’il ait pu apporter les touches nouvelles demandées par son maître et donnez-leur un minute afin de trouver leur prochaine justification saugrenue.

Il pourrait être tentant de demander aux Oxfordiens de se présenter aux Jeux Olympiques : leur maîtrise du grand écart est digne des meilleurs gymnastes.

De plus, de Vere est mentionné en tant qu’auteur par Francis Meres. Il était donc un écrivain bien distinct de Shakespeare.

 

            Nous avons enfin les « Baconiens » et c’est avec eux que le négationnisme shakespearien prit des proportions incroyables – à cause d’une tragédie dont nous pensons avoir identifié la vraie cause.

Pour eux, le véritable génie était Francis Bacon (1561-1626).

Le problème a commencé avec Joseph C. Hart (1798-1855) qui était persuadé que la diversité de style de Shakespeare ne pouvait s’expliquer que si son corpus d’œuvres avait été écrit par plusieurs auteurs et, en 1852, avec Robert W. Jameson (1805-1868) qui publia anonymement, ce qui est d’un rare courage, un article intitulé Who Wrote Shakespeare? [Qui a écrit Shakespeare ?] qui reprenait les conclusions de Hart, mais en ajoutant qu’en tant que régisseur de théâtre, Shakespeare avait dû payer un poète en résidence qui écrivait ses pièces.

Ces deux-là furent une étincelle. Le brasier fut allumé par la dramaturge au destin tragique, Delia Salter Bacon (1811-1859).

Dans une compétition littéraire, elle obtint le premier prix devant Edgar Allan Poe, qui chanta ses louanges. Malgré ce départ prometteur, sa pièce The Bride of Fort Edward [La Mariée de Fort Edward] fut un échec.

Vers 1845, elle commença à émettre l’hypothèse que les œuvres de Shakespeare avaient été écrites par Francis Bacon, Sir Walter Raleigh, Edmund Spencer et bien d’autres car elle pensait qu’un seul homme ne pouvait pas être aussi génial.

En 1857, elle publia un énorme livre, The Philosophy of the Plays of Shakespeare Unfolded, [Révélations sur la philosophie des pièces de Shakespeare]. Pendant ses recherches, elle s’était liée d’amitié avec Ralph Waldo Emerson et Nathaniel Hawthorne: ils pensaient qu’elle avait raison de questionner la légitimité de Shakespeare en tant qu’auteur de ses pièces et Walt Whitman rejoignit leur groupe de sceptiques avec Mark Twain à sa suite (mais que penser d’un homme qui avait une aussi piètre opinion de Jane Austen ?).

En plus de ces prestigieuses amitiés qui entretenaient ses doutes, Delia Bacon sympathisa avec Samuel Morse[11] (1791-1872), qui était passionné par les codes, les secrets et les chiffres. Ce dernier apprit à Delia Bacon que Francis Bacon s’était intéressé au plus haut point aux chiffres et codes secrets et elle commença à chercher des signes de Bacon dans les œuvres de Shakespeare. Quand elle s’enfonça dans cette recherche, Emerson se mit à douter du bien fondé de ses incertitudes, mais il ne cessa jamais de l’admirer.

Son intérêt pour Bacon la poussa à traverser l’Atlantique après avoir trouvé des sponsors sous de fallacieux prétextes. En Angleterre, elle rencontra Thomas Carlyle (1795-1881) et lui exposa ses théories ; horrifié, il lui conseilla d’aller explorer les archives afin de comprendre à quel point elle faisait fausse route. Delia Bacon ne l’écouta pas et tenta d’ouvrir la tombe de Francis Bacon avant de tenter la même chose sur celle de Shakespeare ; les gardiens des églises l’arrêtèrent, mais ces braves hommes comprirent rapidement que cette pauvre femme allait très mal. Elle rentra aux États-Unis et fit publier son livre où elle pensait démontrer que William Shakespeare n’avait pas écrit les œuvres de Shakespeare. Whitman et Henry James crurent qu’elle avait raison, mais la plupart des universitaires et critiques de l’époque déclarèrent unanimement que ses conclusions étaient complètement fausses et qu’elle n’avait absolument aucune preuve de ce qu’elle avançait – ce qui était vrai ; elle n’avait aucune carte en main.

Alors, pourquoi une femme intelligente et douée s’est-elle plongée dans un tel cloaque de mensonges ? Permettez-nous de nous transformer en hybride de Sherlock Holmes et du docteur Watson.

Deux incidents dans la vie de Delia Bacon nous semblent pouvoir expliquer sa monomanie.

Le point de départ fut ses longues discutions sur la paternité des œuvres de Shakespeare avec Alexander MacWorther. Ce dernier était un pasteur qu’elle avait rencontré en 1846. Le frère de Delia pensa que les conversations de sa chère sœur avec cet homme avait dû porter atteinte à l’honneur de sa sœur et il fit un procès à MacWorther. Le frère de Delia se ridiculisa complètement lors du procès que MacWorther gagna ; toute la bonne société se moqua de Delia, qui se réfugia à Boston, humiliée.

Ce choc émotionnel – à une époque où le bien-être des femmes n’était pas un sujet d’actualité, où la psychanalyse n’existait pas et où les antidépresseurs étaient de la science-fiction – a dû briser bien plus que le cœur fragile de Delia Bacon. Son obsession – et sa haine – pour Shakespeare datent de ce moment.

Cet élément psychologique est très important, mais sa santé physique est également à prendre en considération : Delia Bacon manqua mourir lors d’une épidémie de choléra, ce qui la fragilisa et elle contracta ensuite la malaria. Nous pensons que la clef du mystère se trouve là.

Les études médicales que nous avons consultées nous ont appris qu’à l’époque de Delia Bacon il n’y avait aucun traitement efficace contre la malaria et ce ne fut que des décennies après sa mort, en 1880, que les scientifiques comprirent qu’il s’agissait d’une infection parasitaire. Encore aujourd’hui, les médecins ont malheureusement pu étudier des malades qui n’avaient pas eu accès à des traitements modernes et nous savons donc ce qui arrive dans ce cas de figure et il est possible, d’autant plus d’après les descriptions des hommes d’églises qui ont stoppé Delia Bacon, que ce soit ce qui est arrivé à la malheureuse. Ceux qui ont contracté la malaria et n’ont pas de soin connaissent un déclin cognitif plus ou moins grand. Les parasites de la malaria restent à vie dans le foie, qui peut en rejeter dans l’organisme à n’importe quel moment. Les cellules parasitées finissent par monter au cerveau où elles font exploser les capillaires et causent des hémorragies cérébrales (les autopsies de victimes de la malaria ont des pétéchies dans le cerveau et les méninges et les nodules de malaria se retrouvent alors dans tout le cerveau).

Il est possible que l’état mental de Delia Bacon s’explique par la malaria et le choc du procès perdu par son frère.

Si tel est le cas, son histoire et son obsession sont une tragédie.

Les Baconiens et autres négationnistes qui se sont servi ou se servent de son livre afin de justifier leur jalousie n’ont, eux, aucune excuse.

Certains Baconiens furent si obnubilés par leur théorie fumeuse que Bacon a laissé un code dans les œuvres de Shakespeare qu’ils allèrent jusqu’à inventer des appareils déchiffreurs (un nommé Orville Ward Owen a inventé une roue de déchiffrement qui est un objet tarabiscoté… mais qui révèle parfaitement jusqu’où ils sont prêts à aller dans leur déni).

 

            Bref, puisqu’il n’y a plus de Shakespeare pour défendre leur ancêtre William, puisque tant de gens se fichent de savoir qui a écrit quoi et que tant d’éditeurs et de gratte-papiers ont trouvé la poule aux œufs d’or, les mensonges fleurissent et se multiplient.

 

            Si vous voulez vous amuser, nous vous recommandons une série de la BBC, Upstart Crow, où la vie et l’œuvre de Shakespeare fait l’objet d’une comédie à l’humour typiquement anglais. Incidemment (notre mention de cette série n’était bien évidemment pas innocente), une scène du second épisode de la troisième saison voit Greene comploter avec Bacon et le comte d’Oxford en ajoutant Marlowe à son sinistre plan. Les scénaristes évoquent les négationnistes Shakespearien d’aujourd’hui ainsi :

 

Greene: With Marlowe's disappearance, I plant the first of my theories of conspiracy which will dog the Crow's reputation for all time. [Avec la disparition de Marlowe, je vais semer la première de mes théories complotistes qui ruineront à jamais la réputation du Corbeau]

Bacon: The first? Mr Greene, you have more? [La première ? Vous en avez d’autres, M. Greene ?]

Greene: Oh, yes. Next must you, Sir Francis Bacon, ensure that included in your future writings there be certain words and punctuation common to those used by Mr Shakespeare. Thus will future anally retentive, self-important saddos find evidence of similarity between your works and his and conclude that you are Shakespeare. [Oh, oui. Vous, Sir Francis Bacon, devrez ensuite faire en sorte d’inclure dans vos prochains écrits certains mots et éléments de ponctuation que l’on trouve communément chez M. Shakespeare. Ainsi les futurs psychorigides ringards à l’égo démesuré trouveront des preuves de la similarité entre votre œuvre et la sienne et ils en concluront que vous êtes Shakespeare.]

Bacon: But, Mr Greene, of course there will be similarities of words and punctuation. We both write in English. [Mais, M. Greene, il est bien évident qu’il y aura des similarités de vocabulaire et de ponctuation. Nous écrivons tous deux en anglais.]

Greene: Exactly. It's so conclusive, I'm almost convinced myself. And you, my dear Earl of Oxford, I intend that you, too, will one day be thought of as a putative author of the Crow's plays. [Exactement. C’est tellement probant que je me suis presque convaincu moi-même. Et vous, mon cher comte d’Oxford, j’ai bien l’intention que, vous aussi, soyez un jour considéré comme un potentiel auteur des pièces du Corbeau.]

Oxford: This is absurd, Mr Greene. There is not one single shred of evidence linking either Marlowe, Bacon, or myself to Shakespeare's plays. [C’est absurde, M. Greene. Il n’y a pas la moindre évidence d’un lien quelconque entre Marlowe, Bacon ou moi et les pièces de Shakespeare.]

Greene: Exactly! There is no evidence. Can you think of better proof of a cover-up? And it begins… with the death... of Christopher Marlowe. [Exactement. Il n’y a pas la moindre preuve. Pourrait-on trouver meilleure preuve qu’il y a anguille sous roche ? Et cela commence… avec la mort… de Christopher Marlowe.]

 

            Rien de tel qu’un peu de sarcasme britannique pour se moquer de ceux qui veulent dépouiller Shakespeare de sa paternité littéraire.

 

            Si seulement le positivisme était appliqué en Histoire et en littérature, nous n’aurions pas des brochettes d’arrivistes arrogants qui veulent réécrire les choses à leur profit, quitte à ignorer des faits, des archives ou des témoignages.

 

            Dans tous les domaines, ne prenez pas pour argent comptant ce qu’on vous annonce – et faites vos devoirs !

            Finissons donc cet article avec une petite anecdote : en 1987, l’Américain Charlton Ogburn Jr. (1911-1998) demanda à trois juges de la Cour Suprême des États-Unis de décider si les œuvres de Shakespeare avaient été écrites par Shakespeare ou par le comte d’Oxford. Les juges n’entendirent exclusivement que des témoignages en faveur d’Oxford, les Shakespeariens n’ayant pas été autorisés à s’exprimer. Que pensez-vous qu’il se passa ? Les trois juges déclarèrent qu’Ogburn avait complètement tort, que sa théorie était fumeuse et que Shakespeare avait écrit toutes les œuvres qu’on lui attribuait.

L’année suivante, et malgré le cuisant échec d’Ogburn, une autre tentative Oxfordienne eut lieu – à Londres cette fois-ci. Universitaires spécialistes de Shakespeare et Oxfordiens fanatiques furent autorisés à prendre la parole. La conclusion des juges américains fut à nouveau confirmée par des juges britanniques.

Donc, quand on regarde les archives et les faits et qu’on n’a pas un mensonge à vendre ou une jalousie à alimenter, il n’y a aucun problème : William Shakespeare était un génie.



[1] : Il y a quelques années, nous eûmes un virulent échange sur Internet avec un Japonais d’une vingtaine d’années. Son lavage de cerveau était assez remarquable et il était tout simplement hermétique à toute preuve matérielle prouvant la culpabilité des militaires japonais et aux témoignages des survivantes de toutes nationalités.

[2]: Vers 1568, John Shakespeare avait contacté les hérauts du College of Arms (l’autorité en héraldique basée à Londres) afin d’obtenir un blason pour sa famille. Comme il fallait payer entre dix et trente livres, ce qui était le salaire annuel de certains ouvriers à l’époque, John ne put se permettre de donner suite à cette démarche. En 1596, la demande fut renouvelée et le blason accordé (en 1599, les Shakespeare obtinrent l’autorisation de joindre leur blason à celui des Arden). Dès l’accord du blason, John et ses fils eurent le droit d’ajouter le terme « gentleman » après leur patronyme ; ils étaient d’un rang inférieur aux chevaliers, mais ils avaient le droit de porter une épée. Après la mort de John en 1601, un des hérauts s’inquiéta de voir un acteur appelé gentleman et il s’inquiéta de savoir si les Shakespeare méritaient un tel honneur, mais le héraut principal, William Camden, déclara que le service du grand-père de John dans les troupes du roi Henry VII justifiait pleinement l’obtention du titre.

[3] : Nous avons décidé d’être très généreuse à leur égard.

[4] : C’est aussi intelligent que de reprocher à quelqu’un du XXIe siècle d’avoir un ancêtre qui a été esclavagiste ou régicide il y a quatre siècles.

[5] : Ces prénoms étaient ceux de leur parrain et marraine, Hamnet et Judith Sadler, notables de Stratford qui étaient amis des Shakespeare.

[6] : Pardon pour ce jeu de mot, mais Greene n’est pas aisé à traduire. Plus littéralement, et sans jeu de mot, on pourrait dire « phénomène de scène ».

[7] : En parlant de négationnistes… Dans les années 1960, on fit avaler à un pauvre ordinateur des algorithmes biaisés qui avaient pour but de prouver que c’était Chettle qui avait écrit le fameux pamphlet, chose qu’il avait nié de son vivant et il fallu des années afin de démontrer la supercherie – même si certains pensent encore que le premier résultat de l’ordinateur était le bon.

[8] : Ils sont au courant, mais dans le déni.

[9] : Le théâtre prospéra jusqu’en 1613 ; cette année-là, un accident sur scène fit brûler le toit de chaume. Ses propriétaires le firent reconstruire – avec un toit en tuiles – et il resta ouvert jusqu’à l’arrivée au pouvoir des Puritains qui ordonnèrent la fermeture des théâtres en 1642. En 1644, il fut détruit afin de construire des logements. Il est aujourd’hui reconstruit très près de l’emplacement original.

[10] : Nous vous recommandons notamment The Children of the Chapel at Blackfriars, 1597–1603 (1908), The Evolution of the English Drama Up to Shakespeare (1912), and The First London Theatre: Materials for a History (1913).

[11] : De même que le téléphone ne fut pas une invention d’Alexander Graham Bell (1847-1922), qui vola l’idée du téléphone à Antonio Meucci (1808-1889), l’alphabet Morse n’était pas du fait de Morse, mais de son collègue Alfred Vail, qui eut l’idée de créer un chiffre qui utilisait des points et des traits.