Au feu les... soldats ! Vlà... le Louvre qui brûle !

Nous n’allons pas vous parler en détail de la Commune de Paris (18 mars-28 mai1871) – le sujet est bien trop vaste pour un seul article.

Nous n’allons pas non plus vous faire la liste de ce que nous avons perdu à cause des incendies de la Commune ; entre les archives (ce qui complique les recherches historiques et généalogiques), l’Hôtel de Ville, la Bibliothèque impériale et toutes les autres pertes, il nous faudrait écrire tout un livre (et le sujet est très mauvais pour notre pression artérielle).

            Nous allons vous parler d’une plaque commémorative qui se trouve au Louvre, au rez-de-chaussée de l’aile Denon en allant vers la Victoire de Samothrace :


            Mai 1871 fut particulièrement violent, culminant avec la Semaine sanglante (du dimanche 21 au 28).

Les Communards, dont le mouvement avait commencé en mars, souhaitaient l’indépendance des communes de France, une république plus égalitaire et – en avance sur leur temps – la séparation de l’Église et de l’État.

De leur côté, les Versaillais, menés par Adolphe Thiers (1797-1877), luttaient contre eux.

Les autres communes se désolidarisèrent de la cause des Communards, mais Paris poursuivit sa lutte.

Les répressions après la Commune demanderaient, elles aussi, un article beaucoup plus long, voire tout un livre.

 

            Focalisons-nous sur ce qui s’est passé au Louvre.

Déjà, le Louvre de l’époque est bien différent du Louvre d’aujourd’hui : l’organisation intérieure n’était pas la même et près de trois cents œuvres avaient été déplacées l’année précédente à cause de la guerre avec la Prusse (certaines furent envoyées à Brest, d’autres furent cachées à Paris).

Les Communards étaient conscients de la valeur des œuvres qui restaient au Louvre et le musée fut de nouveau ouvert au public le 17 avril.

Il semblerait d’ailleurs que les impardonnables incendies, qui mériteraient une recherche qui serait beaucoup trop longue pour le présent article, ne nous aient pas été rapportés de façon objective après la bataille (quelle surprise !). Les vainqueurs ont présenté les faits de façon à justifier leurs décisions (pendant les combats, puis au moment des reconstructions – ou destructions définitives). Nous avons perdu énormément des choses, mais pas autant que la propagande a voulu nous le faire croire après l’échec de la Commune.

Du côté des incendiaires, les choses étaient également compliquées.

Un poème de Victor Hugo (1802-1885), publié en 1872, semble nuancer les responsabilités et donner une autre perspective à cet épisode (la bibliothèque a effectivement brûlé et le bâtiment a été perdu, mais rien n’est simple dans cette histoire/Histoire) :

 

À qui la faute ?

Tu viens d'incendier la Bibliothèque ?

- Oui.
J'ai mis le feu là.

- Mais c'est un crime inouï !
Crime commis par toi contre toi-même, infâme !
Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme !
C'est ton propre flambeau que tu viens de souffler !
Ce que ta rage impie et folle ose brûler,
C'est ton bien, ton trésor, ta dot, ton héritage
Le livre, hostile au maître, est à ton avantage.
Le livre a toujours pris fait et cause pour toi.
Une bibliothèque est un acte de foi
Des générations ténébreuses encore
Qui rendent dans la nuit témoignage à l'aurore.
Quoi! dans ce vénérable amas des vérités,
Dans ces chefs-d’œuvre pleins de foudre et de clartés,
Dans ce tombeau des temps devenu répertoire,
Dans les siècles, dans l'homme antique, dans l'histoire,
Dans le passé, leçon qu'épelle l'avenir,
Dans ce qui commença pour ne jamais finir,
Dans les poètes! quoi, dans ce gouffre des bibles,
Dans le divin monceau des Eschyles terribles,
Des Homères, des Jobs, debout sur l'horizon,
Dans Molière, Voltaire et Kant, dans la raison,
Tu jettes, misérable, une torche enflammée !
De tout l'esprit humain tu fais de la fumée !
As-tu donc oublié que ton libérateur,
C'est le livre ? Le livre est là sur la hauteur;
Il luit; parce qu'il brille et qu'il les illumine,
Il détruit l'échafaud, la guerre, la famine
Il parle, plus d'esclave et plus de paria.
Ouvre un livre. Platon, Milton, Beccaria.
Lis ces prophètes, Dante, ou Shakespeare, ou Corneille
L'âme immense qu'ils ont en eux, en toi s'éveille ;
Ébloui, tu te sens le même homme qu'eux tous ;
Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ;
Tu sens dans ton esprit tous ces grands hommes croître,
Ils t'enseignent ainsi que l'aube éclaire un cloître
À mesure qu'il plonge en ton cœur plus avant,
Leur chaud rayon t'apaise et te fait plus vivant ;
Ton âme interrogée est prête à leur répondre ;
Tu te reconnais bon, puis meilleur; tu sens fondre,
Comme la neige au feu, ton orgueil, tes fureurs,
Le mal, les préjugés, les rois, les empereurs !
Car la science en l'homme arrive la première.
Puis vient la liberté. Toute cette lumière,
C'est à toi comprends donc, et c'est toi qui l'éteins !
Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints.
Le livre en ta pensée entre, il défait en elle
Les liens que l'erreur à la vérité mêle,
Car toute conscience est un nœud gordien.
Il est ton médecin, ton guide, ton gardien.
Ta haine, il la guérit ; ta démence, il te l'ôte.
Voilà ce que tu perds, hélas, et par ta faute !
Le livre est ta richesse à toi ! c'est le savoir,
Le droit, la vérité, la vertu, le devoir,
Le progrès, la raison dissipant tout délire.
Et tu détruis cela, toi !

- Je ne sais pas lire.

 

            Le 24 mai 1871, donc, le Louvre faillit brûler. Des soldats « Versaillais » avaient été dépêchés sur Paris et c’était le 26e bataillon de chasseurs à pied qui était près du Louvre ce jour-là.

Ce bataillon était sous les ordres du commandant Marie Félicien René Martian de Bernardy de Sigoyer (Valence, 29 août 1824 – Paris, 25 mai 1871) ; il était chef de bataillon au 44e régiment d’infanterie quand il fut nommé, le 26 décembre 1870, commandant du 22e bataillon de marche (l’Historique du 26e bataillon de chasseurs à pied, publié en 1898 par la Librairie militaire de L. Baudoin à Paris, nous apprend qu’il ne put prendre sa fonction qu’à la fin janvier 71 à cause d’une grave blessure reçue au siège de Thionville). Le 22e fut dénommé le 25e avant d’être définitivement appelé « 26e » par décret du 30 janvier 71. Bernardy de Sigoyer commandait environ huit cents hommes. Après la signature de l’armistice, le 2 février, le bataillon est envoyé à Lille (20 février), puis à Roubaix (8 mars) où une grève d’ouvriers menace de dégénérer en émeute. Bernardy de Sigoyer réprima les ouvriers en cinq jours et son bataillon retourna à Lille.

 


Le commandant Martian de Bernardy de Sigoyer

(commande de l’agence de presse Meurisse en 1913,

accompagnée de la dernière lettre du commandant à son épouse)

 

Les hommes qui avaient été mobilisés pour la guerre furent libérés de leurs obligations militaires. Les trois cent onze hommes qui restaient au bataillon arrivèrent à Versailles le 31 mars.

Au début avril (du 8 au 14), le bataillon fut chargé de la protection du pont de Saint-Cloud (une compagnie de quatre-vingt hommes y est envoyée chaque jour). Le bataillon retourna à Sèvres, où il avait déjà séjourné ; là, il protégea la réparation du pont.

Le bataillon resta dans le secteur Sévres/Billancourt jusqu’au 21 mai, date à laquelle il aida à reprendre des bastions.

Au 22 mai, il se rendit au pont des Invalides, mais il se fit attaquer depuis les Tuileries (il parvint cependant à prendre d’assaut le Palais de l’Industrie).

L’ordre de se rendre aux Tuileries arriva le 24 mai. Voici ce que nous apprend l’Historique (pp. 15-20) :

 

« Le 24 mai, à 4 heures du matin, le bataillon reçoit l’ordre de se porter dans le jardin des Tuileries en suivant la terrasse du bord de l’eau et se maintenir dans cette position jusqu’à ce qu’un ordre nouveau lui trace l’itinéraire à suivre ». Un quart d’heure après, le bataillon était en marche. Le mouvement fut si rapide et mené avec un tel entrain, que de petits postes insurgés restés en observation près des Tuileries, furent enlevés. Le bataillon prit position derrière la barricade qui fermait le quai, près du pont de la Concorde, sur la terrasse du bord de l’eau. Là, il attendit les ordres qu’il devait recevoir. On était immobilisé en présence des incendies dont on était enveloppé de toutes parts. Le capitaine Lacombe* en profite pour aller seul faire une reconnaissance sur les quais, où il constate que le feu des Tuileries s’étend de proche en proche, que le musée du Louvre est menacé, et que « si on veut le sauver, il faut agir résolument, sans perdre une minute.

Le commandant n’hésite pas ; il se décide à n’obéir qu’à son initiative et prend immédiatement ses dispositions pour s’emparer du Louvre.

La place n’était pas bonne du haut d’une barricade placée près du Pont-Neuf, les fédérés balayaient les quais[1]. »

La 4e compagnie reçoit l’ordre de déblayer le terrain. M. le sous-lieutenant Crétin, de cette compagnie, part au pas de course avec sa section, débusque l’ennemi et le refoule jusqu’au Pont-Neuf.

La 2e section profite du mouvement offensif de la 1re pour s’emparer du Louvre, se porte aux fenêtres qui font face aux quais et, dans cette position, tient l’ennemi en respect.

« En même temps, le surplus du bataillon s’empresse, homme par homme et au pas de course, de se glisser le long des murailles pour arriver jusqu’à la porte vitrée qui donne accès dans la galerie des antiques. Le commandant est des premiers ; il fait enfoncer la porte à coups de crosses[2] . »

« Il ne s’agissait plus maintenant de combattre des révoltés, il fallait combattre l’incendie sans armes appropriées et le vaincre ; ce n’était point tâche facile. On fouille les caves, les chantiers où les ouvriers avaient abandonnés leurs outils ; tout ce qui peut servir, haches, pioches, marteaux, fut saisi avec empressement ; et la dernière compagnie, ayant à sa tête son capitaine, M. Lacombe, s’élance dans les escaliers, grimpe jusque sur les toits et, entre la salle des États et le pavillon La Trémouille, essaye de pratiquer une coupure. Le cœur ne manquait à personne, mais l’endroit n’était pas tenable, l’intensité de la chaleur, sinon les flammes, repoussait les travailleurs.

Le sergent Alazé dirigeait la 1re escouade, il fut forcé de reculer jusqu’en avant du pavillon Lesdiguières ; si celui-ci eût pris feu, le musée des tableaux, envahi par la grande galerie, eût flambé comme paille.

Pendant que la 1re compagnie s’efforçait d’isoler le Louvre, les quatre autres, gardées par leurs sentinelles, avaient déposé leurs fusils et, sous la direction des officiers, faisaient la chaîne depuis les prises d’eau jusque sur les toits, à l’aide de tous les récipients que l’on avait pu découvrir[3]. »

Trente hommes furent envoyés au pavillon Richelieu, où la bibliothèque embrasée était, de ce côté-là aussi, une menace pour le Louvre.

Sur ces entrefaites arrivèrent un détachement du 91e et un détachement des sapeurs-pompiers de Paris. Grâce à ce renfort, l’incendie fut maîtrisé et le bataillon put rejoindre la division, conformément aux ordres qu’il venait de recevoir. Vers 2 h. 1/2, il occupait la place du Châtelet.

Le Musée du Louvre était sauvé !

« Le 25 mai, après une nuit de repos bien gagnée, le 26e bataillon reprit sa marche en avant. Après avoir escaladé, sous le feu des insurgés, quelques barricades, dans la rue des Franc-bourgeois, il attaqua la place Royale, occupée en force par les fédérés.

La 1re et la 2e compagnie, sous le commandement du capitaine Lacombe, enlèvent, dans un brillant combat, la place Royale et toutes les rues qui y débouchent. Un poste avancé est immédiatement établi dans une maison du boulevard Beaumarchais, qui a vue sur la rue Amelot et le boulevard Richard-Lenoir.

Le général Daguerre, qui assistait à l’action, félicite les officiers et les chasseurs de leur conduite ; toute la brigade campe sous les arcades et sous les arbres de la place.

 

26 mai. Vers 2 heures du matin, le général Daguerre fit appeler le commandant de Sigoyer, que l’on chercha vainement et que l’on ne put découvrir. On s’inquiéta, on fouilla les maisons voisines, on interrogea les soldats et les sentinelles. À minuit, on avait vu le commandant se diriger seul vers la Bastille ; depuis lors il n’avait point reparu. À 5 heures , la brigade se porta vers la place de la Bastille ; à 8 heures, elle en était maitresse, et se forma près de la colonne de Juillet, pendant que le 26e bataillon, dont le capitaine Lacombe avait pris le commandement, et le 37e régiment d’infanterie de marche arrachaient aux insurgés les barricades qui formaient l’entrée du boulevard Richard-Lenoir ; à 9 heures, le corps du commandant de Sigoyer fut retrouvé près d’une maison incendiée, entre le boulevard Beaumarchais et la rue Jean-Beausire.

Ce fut un cri de douleur parmi les hommes du bataillon, qui adoraient leur commandant.

Le commandant de Sigoyer a dû être assommé d’un coup de crosse de fusil, son cadavre est resté là même où il a été frappé ; les débris enflammés d’une maison l’ont couvert, lui ont carbonisé une partie du corps et l’ont mutilé de telle sorte que l’on a pu, jusqu’à un certain point, croire qu’un supplice atroce lui avait été infligé. Après avoir été tué, il fut dévalisé[4]. »

À 5 heures du soir, grâce aux mouvements tournants qui s’opèrent sur les deux ailes de la brigade, la place de la Bastille est complètement dégagée.

Cette journée nous coûta neuf blessés, dont le lieutenant Gazeilles, qui s’était particulièrement fait remarquer par son énergie et son sang-froid.

Le capitaine Lacombe prend provisoirement le commandement du bataillon. »

 


Vue du Palais des Tuileries depuis le Louvre

 


L’incendie du 25 mai

 

Incidemment, le texte principalement cité par le rédacteur de l’Historique, Les Convulsions de Paris de l’académicien Maxime Du Camp (1822-1894), publié chez Hachette en 1879-1880, est consultable sur Gallica (Tome I - Les prisons pendant la Commune et Tome II - Épisodes de la Commune).

 

Le 26e bataillon et son commandant furent impressionnants et leur rapide action fut décisive dans le sauvetage du Louvre. Le gouvernement ne fut pas ingrat avec la famille du commandant, promulguant le 15 septembre 1871 une loi en faveur de sa veuve, qui, en plus de la pension à laquelle elle avait droit, reçut une pension viagère de deux mille francs, et de ses quatre enfants, qui reçurent une pension viagère de cinq cent francs et le droit « d’être élevé gratuitement dans les écoles de l’État ».

 

Le travail du personnel du Louvre doit également être salué, car ils furent un rempart face aux quelques illuminés et imbéciles qui s’attaquèrent à ce trésor national.

La seconde plaque commémorative nous parle de Léon Morand, Antoine Héron de Villefosse et d’Henri Barbet de Jouy.

Constant Léon Étienne Morand (Paris [ancien] XI, 30 mai 1825** – Asnières-sur-Seine, 18 mai 1909) était né au 6, quai des Orfèvres, au Palais de Justice (son père était employé de musée). Au début de sa carrière, il n’était que simple commis ; il fut ensuite économe et était agent comptable (depuis 1867). Le 1er octobre 1872, il fut promut chef de bureau et reçut la Légion d’honneur le lendemain.

Antoine Marie Albert Héron de Villefosse (Paris, 8 décembre 1845 – 15 juin 1919) avait été formé à l’École (impériale) des Chartes. Archiviste paléographe, spécialiste d’épigraphie latine, il était attaché au musée du Louvre au « département des antiques » (la sculpture grecque et romaine) depuis 1869. Contrairement à Morand, il ne reçut la Légion d’honneur qu’en 1874. En 1886, il devint conservateur du Louvre et il protégea encore le musée lors de la Grande Guerre ; il ne partit, à regret, à la retraite qu’en 1918.

 


Antoine Héron de Villefosse en 1876

 

Joseph-Henry Barbet de Jouy (Canteleu, 17 juillet 1812 – Paris, 26 mai 1896) était un archéologue et historien de l’art qui fut nommé conservateur du musée du Louvre (conservateur du musée des Souverains et des objets d'art du Moyen Âge et de la Renaissance à partir du 16 mars 1863), puis directeur des musées nationaux (à partir du 10 octobre 1871). Dès la déclaration de guerre et l’invasion prussienne, Barbet de Jouy resta au Louvre où il utilisait les gardiens afin d’assurer la sécurité des collections. Il poursuivit ses actions pendant la Commune avec l’aide du personnel du musée ; pendant cette période, il rédigea un journal que Maxime Du Camp put consulter (Barbet de Jouy refusa que son propre récit fut publié de son vivant).

 


Henry Barbet de Jouy

 

Le 24 mai, les soldats combattirent l’incendie, mais le personnel était là afin de protéger les œuvres. Bernardy de Sigoyer et Barbet de Jouy menèrent chacun leurs hommes et ce deux groupes méritent notre reconnaissance.



* : Il dirigeait la 1re compagnie.

[1] : Convulsions de Paris.

[2] : Rapport de la 4e Commission d’initiative parlementaire.

[3] : Convulsions de Paris.

[4] : Convulsions de Paris.

** : Ironiquement, il dut reconstituer son acte de naissance le 13 avril 1872 car l’original fut l’une des victimes des incendies de la Commune. L’acte nous apprend qu’en 1872, il résidait au Louvre et était « Chef de Bureau ». Il était en possession d’un extrait de naissance qui fut admis comme pièce à son dossier.


Curiosités de musées : Antinoüs [Louvre]

            La circulation des visiteurs dans la galerie 710 au Louvre (aile Denon, niveau 1) ressemble à un départ sur une autoroute des vacances. C’est là que se trouvent les peintures italiennes et c’est le chemin qui mène à Mona Lisa, salle 711 – incidemment, tous les autres tableaux de cette salle sont plus intéressants que cette chère Joconde, ce qui n’a pas empêché un touriste chinois de nous pousser hors de son chemin dans son impatience de voir ce Léonard de Vinci largement oubliable (désolée, mais La Belle Ferronnière – aujourd’hui seulement appelée « Portrait de femme » - est beaucoup plus joli et intéressant) alors que nous asseyions de nous glisser parmi la foule vers un charmant Véronèse.

            Bref, la prochaine fois que vous passerez par la galerie 710, prenez le temps d’admirer les toiles italiennes, mais surtout n’oubliez pas de prendre un moment afin de contempler les quelques bustes qui ont été placés dans cette galerie.

            Il y a notamment deux bustes d’Antinoüs qui méritent que vous les regardiez un instant :

 



            S’il se trouve que vous ne connaissez par encore Antinoüs (vers 111-130), vous pouvez le rencontrer en roman avec le classique Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar (1903-1987) et pour une approche plus historique, vous avez le magnifique et très complet Beloved and God de Royston Lambert (1932-1982).

            L’histoire d’Antinoüs est fascinante et l’amour que l’empereur Hadrien (76-138) avait pour lui a - présent - des conséquences intéressantes sur notre Histoire. La divinisation d’Antinoüs fait que nous avons énormément de représentations de ce jeune homme extraordinaire qui se noya dans le Nil, ce qui fait de lui un sujet si particulier.

Le Lion de Florence

            Lors d’une visite au Louvre, nous avons croisé une œuvre qui nous a fait nous arrêter dans la salle 934 (aile Sully, niveau 2).

En fait, il s’agit d’une très grande toile qui a été accrochée très haut, ce qui fait que le pauvre lion qui y est peint à l’air très étrange – tellement étrange que nous avons brièvement pensé que ce pauvre animal faisait partie de la triste collection « l’artiste n’en a jamais vu de sa vie, mais il l’a quand même représenté ».

Mais non.

Le problème, c’est la hauteur. D’ailleurs, ayons une pensée pour ces artistes du Salon dont les travaux se retrouvaient à un cheveu du plafond, car cette œuvre nous prouve que même un grand tableau n’est pas à son avantage si son côté inférieur se trouve largement à plus de deux mètres du sol et il est donc difficile, voire impossible, de l’admirer correctement.

Donc, le tableau qui nous a fait être momentanément injuste envers un pauvre lion est celui-ci :

 


Exposé à Paris au Salon de 1801 (an IX), avec le n° 250, Le Lion de Florence, comme on l’appelle aujourd’hui fut à l’origine présenté, comme nous l’apprend la base Joconde sous le titre Trait sublime de maternité du siècle dernier arrivé à Florence. La notice de cette œuvre ajoute les précisions suivantes : « église San Lorenzo; un lion s’était échappé de la ménagerie du Grand-Duc de Florence, et courait dans les rues de la ville ; l’épouvante se répand de tous côtés [...] Une femme, qui emportait son enfant dans ses bras le laisse tomber en courant. Le lion le prend dans sa gueule. La mère éperdue se jette à genoux devant l’animal terrible, et lui demande son enfant avec des cris déchirants... Le lion s’arrête, la regarde fixement, remet l’enfant à terre sans lui avoir fait aucun mal, et s’éloigne ».

Le peintre était Nicolas André Monsiau, né à Paris en 1754 (selon Bénézit, mais la base Joconde envisage aussi une naissance en 1755) et mort dans la même ville le 31 mai 1837. Ce peintre d’Histoire, formé à l’Académie royale de Paris, séjourna à Rome en même temps que Jacques-Louis David (1748-1825). Il avait un style assez particulier : « poussiniste » pour ce qui était des couleurs, mais influencé dans le choix des thèmes par son camarade à Rome. Un poussiniste davidien ? À vous de juger :

La Folie conduisant l’Amour aveugle (1796 – aujourd’hui dans une collection particulière à Paris)

 

Aspasie s’entretenant avec les hommes illustres 

[i.e. : Socrate et Alcibiade, si vous vous posiez la question] (1801 – Musée Pouchkine)

 

Alexandre et Diogène (1818 – Musée des Beaux-Arts de Rouen)

 

            Monsiau n’est pas le peintre le plus connu du grand public aujourd’hui, mais il reste un témoin très intéressant de son temps.

            En cherchant des informations sur le lion – n’oublions pas que cette pauvre bête fut notre point de départ, nous avons trouvé deux éléments intéressants : tout d’abord, une reproduction de la toile de Monsiau se trouvait chez le professeur Jean Itard (1774-1838) et il semblerait qu’il ait été fort impressionné par la représentation de cette scène[1] et il existe aussi un court récit, consultable sur Gallica, qui raconte une version de ce curieux épisode. 

En 1876, Le Lion de Florence de Régis Hellimer est en fait un petit recueil qui contient trois histoires ; la première page nous apprend qu’il s’agissait d’une publication de « Bibliothèque chrétienne de l’adolescence et du jeune âge publiée avec approbation de Monseigneur l’Évêque de Limoges ».

            Ce texte est très poétique. Très daté. Très sexiste.

            Pour l’occasion, nous avons appris à utiliser un site Internet qui propose de l’OCR en ligne (le PDF de Gallica est composé d’images ; le texte ne peut pas être copié/collé).

            Voici le texte :

LE LION DE FLORENCE

 

Durant les premiers siècles de l’ère chrétienne, les Romains, maîtres d’une partie de l’Afrique, avaient importé de ces contrées brûlantes dans leur mère-patrie tout ce qui leur avait paru rare, précieux, ou seulement curieux. C’est ainsi que, des déserts de la Lybie et des gorges de l’Atlas, ils avaient fait venir à Rome les animaux les plus sauvages et les plus féroces.

Ils en employaient une quantité considérable : ‘aux jeux du cirque, sans parler de ceux qui devaient être les instruments inintelligents du supplice des martyrs. Le nombre des carnivores retenus: en captivité dans les principales villes d’Italie diminua beaucoup lorsque les Barbares eurent démembré l’empire romain, et que la religion eut fait cesser les divertissements sanglants des arènes. On conserva quelques individus de chaque espèce, mais on n’eut plus occasion de les faire sortir des cages grillées où on les enfermait avec toutes les précautions possibles.

Parmi ces animaux redoutables que l’homme se plaît à enchaîner et à retenir prisonniers, le lion a toujours eu le premier rang et a toujours été considéré, non-seulement comme le plus terrible, mais encore comme le plus noble et le plus généreux. Sa magnanimité est à présent aussi bien reconnue que la fidélité du chien. Certains naturalistes prétendent que sa face présente une vague analogie avec le visage de l’homme. Il est vrai qu’il a les yeux ombragés de sourcils, le nez long et large, le front carré, la mâchoire épaisse. Sa langue très grosse, couverte d’aspérités aussi dures que la corne, ne saurait lécher sans amener aussitôt le sang à fleur de peau, ce qui rend ses caresses excessivement dangereuses, car l’odeur du sang l’enivre, anime sa fureur et l’excite à dévorer.

Les voyageurs se sont plus à multiplier les anecdotes sur la générosité du lion. Les uns prétendent qu’autrefois les femmes des environs de Tunis le poursuivaient, armées simplement de bâtons ou de pierres, et l’obligeaient fort bien à quitter la proie qu’il avait saisie.

D’autres assurent que les Maures avaient un moyen sûr et facile de se débarrasser de lui quand ils le rencontraient inopinément. Ils se couchaient à terre, demeuraient immobiles, et il passait outre, à moins qu’il ne fût tourmenté par la faim.

Il n’est pas nécessaire de dire que ces histoires sont entièrement controuvées et parfaitement absurdes. Labat en rapporte une moins extraordinaire, mais qui cependant, si elle n’est point apocryphe, prouve une fois de plus la- justesse de l’aphorisme du critique.

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

Une jeune femme et son fils se promenaient sur la lisière d’une forêt située tout auprès de la ville de Florence. L’enfant courait sur la pelouse, et la mère souriait à ses jeux. La solitude était profonde et le silence imposant. Nul autre bruit ne se faisait entendre que le frémissement du vent agitant le feuillage, et le bourdonnement des ‘insectes distillant le suc des fleurs nouvellement écloses. Le soleil brillait haut dans un ciel d’une pureté limpide, et les promeneurs, attirés par la fraicheur et l’ombre, s’enfonçaient dans la forêt peu à peu.

Ils marchèrent longtemps, la mère heureuse et souriante, l’enfant bruyant et joyeux ; l’un récoltant dans les pans de sa tunique des gerbes de plantes odorantes, l’autre effeuillant à la brise ou disposant en diadème sur son front les myrtes qu’elle cueillait dans les clairières ; tous deux ne songeant qu’à jouir de la sérénité de ce jour sans nuages et ne redoutant aucun danger.

Ils se proposaient revenir enfin sur leurs pas lorsque, à une certaine distance, se fit entendre un bruit inusité et très étrange : si étrange que le petit garçon se troubla malgré l’insouciance de son âge ; il laissa tomber les fleurs d’arbousier, de lentisque, d’oléandre qu’il tenait à deux mains, et courant auprès de la jeune femme :

- Ma mère, n’avez-vous pas entendu ? demanda-t-il d’une voix un peu tremblante en employant le doux idiome toscan.

Elle aussi avait paru inquiète d’abord, mais elle s’était promptement rassurée.

- J’ai entendu, dit-elle, les refrains des pêcheurs qui raccommodent leurs filets au bord de l’Arno. Si un autre son est parvenu à mon oreille, il était si vague et si lointain que nous ne devons pas nous en préoccuper.

À peine avait-elle fait cette réponse qu’un rugissement sonore, éclatant, prolongé, éveilla l’écho et se répandit au travers de la forêt comme une rumeur funèbre.

Très alarmée, elle prit l’enfant dans ses bras et regarda dans toutes les directions avec un effroi qui augmenta prodigieusement lorsque la même voix se fit entendre beaucoup plus  près que  la première fois.

Cependant elle n’aperçut rien qui put justifier ses appréhensions. La fauvette chantait paisiblement au sommet des grands arbres, l’abeille bourdonnait toujours dans le calice des cistes, ces jolies fleurs violettes et blanches qui ressemblent à des églantines largement ouvertes. Les rayons du soleil, tamisés par le feuillage, répandaient sur la terre brune des milliers d’étincelles, et le seul bruit de la voix importune venait troubler le calme de cette solitude. Même les pécheurs avaient fini de raccommoder leurs filets ; du moins leurs chants avaient cessé. La jeune femme crut s’être abandonnée à une terreur puérile, et posant son fils sur le gazon :

- Va jouer, dit-elle, nous sommes ici en parfaite sécurité; la forêt ne renferme aucun animal malfaisant.

Mais lui, sans doute, possédant l’instinct des jeunes agneaux qui pressentent longtemps à l’avance l’arrivée de l’ennemi, et courent se réfugier auprès du berger lorsque celui-ci n’a point encore songé à s’alarmer ; il s’attacha obstinément à la jupe de sa mère, et cachant sa jolie tête blonde dans les plis de sa ceinture à longues franges, il déclara qu’il ne voulait point s’éloigner.

Elle s’efforçait de le rassurer quand un nouveau rugissement retentit par toute la forêt, rauque, terrible, menaçant, empreint d’une sorte de colère douloureuse.

Il n’y avait plus possibilité de se méprendre : c’était la voix du lion, furieux, blessé peut-être, si l’on en jugeait d’après ces inflexions plaintives qui glaçaient d’épouvante. Elle connaissait ce cri de la force enchaînée, ce mugissement puissant et sombre qui, au désert, impose le silence à tous les animaux de la création ; elle comprit que le plus redoutable des carnivores venait de s’échapper de sa cage grillée, qu’il était parvenu à sortir de Florence, et qu’il errait au travers de la campagne.

Cette pensée, qui la rendit folle de terreur, décupla ses forces au lieu de les paralyser. Elle s’empara de son fils et se mit à courir comme peut courir une mère lorsqu’il s’agit de sauver la vie à son enfant unique.

Elle parcourut la forêt au hasard, traversant les fourrés les plus épais, les taillis les plus épineux, heurtant son front pâle aux troncs noueux des arbres, déchirant ses bras aux ronces et aux lianes hérissées de pointes piquantes, meurtrissant ses pieds sur les cailloux et les racines desséchées, et s’enfonçant toujours davantage dans le bois. Car elle n’avait point cherché à s’orienter, mais seulement à fuir cet ennemi qui indubitablement devait la mettre en pièces dans le cas où il parviendrait à la rejoindre.

C’était véritablement un lion qui, après avoir répandu l’alarme dans toutes les rues de Florence, venait de se réfugier dans cette forêt où il était attiré par une sorte d’instinct. Ceux qui le poursuivaient, en le blessant à la patte, l’avaient rendu encore plus terrible. Sa longue crinière se dressait menaçante, il courait avec une vélocité extrême, ce qui lui arrive rarement, seulement quand il poursuit quelque proie ; sa marche habituelle est lente, grave, très majestueuse.

La jeune femme sentait ses forces s’épuiser, néanmoins elle continuait à fuir, et redoublait de courage et d’énergie chaque fois qu’un nouveau rugissement, de plus en plus rapproché, parvenait à son oreille. Le lion était sur ses traces, elle n’en pouvait douter; et elle essayait vainement de le dépister. La voix menaçante, qui s’élevait à intervalles inégaux au milieu du silence profond, lui prouvait d’une manière évidente qu’il gagnait du terrain. À chaque instant il lui semblait qu’une griffe puissante allait déchirer son épaule, et elle croyait qu’une haleine fétide et brûlante courait sur son cou et dans ses cheveux.

Ce n’était qu’une illusion ; mais qu’elle était affreuse !

Soudain le petit garçon qui l’étreignait de ses deux bras fit un geste d’horreur, poussa un cri de désespoir en étendant sa main vers un épais buisson au milieu duquel se mouvait un objet qu’on n’apercevait qu’indistinctement.

La jeune femme traça rapidement sur son front et sur sa poitrine le signe du salut, engagea son fils à l’imiter, puis levant ses bras aussi haut que possible, et s’approchant d’un platane centenaire, dont les rameaux touffus s’inclinaient vers le sol, elle parvint à le placer sur une grosse branche.

Tout-en accomplissant cet acte désespéré, tout en recourant à ce suprême moyen, elle regardait fixement le monstre qui avait bondi à quelques pas d’elle. Lorsqu’elle vit son fils en sûreté, car il lui parut qu’il n’avait rien à craindre s’il consentait à demeurer immobile, elle songea à se soustraire aussi à la mort effrayante qui l’attendait. Elle disparut dans les massifs épais, soit pour chercher son salut dans la fuite, soit, ce qui est plus probable, pour grimper à son tour sur un arbre moins élevé et d’un accès moins difficile.

Dès que l’enfant ne l’aperçut plus, il se mit à pousser des cris horribles qui 1a firent revenir sur ses pas, et qui malheureusement attirèrent le lion au pied du platane.

Arrivé là il s’arrêta soudain, et la fugitive, qui épiait au travers du feuillage ce qui allait advenir de son fils, vit une épouvantable scène. L’animal, furieux et blessé, rugissait, écumait, labourait le sol de ses griffes, levait sa tête menaçante et semblait fasciner la faible et innocente victime qui se penchait irrésistiblement vers lui, ne se retenant plus aux branches que d’un bras fatigué.

La mère vit tout-à-coup — elle n’eut pas cru auparavant pouvoir considérer un semblable spectacle sans mourir de terreur — elle vit les paupières de son enfant aimé papilloter et s’abattre sur ses yeux comme celle d’un oiseau de nuit exposé soudain à la lumière ; elle vit ses bras se détacher de l’arbre et s’agiter dans le vide ; elle entendit un cri — peut-être elle crut entendre, et ce fut elle-même qui cria et elle ouït distinctement le bruit produit par la chute de cette frêle créature qui alla rouler aux pieds du monstre. Un lion depuis longtemps captif doit être avide de chair humaine : celui-ci saisit précipitamment l’enfant par sa tunique et se disposa à l’emporter probablement dans quelque rocher creux qui pût lui servir d’antre.

La mère alors, dédaigneuse du péril auquel elle s’exposait, oubliant tout danger, excepté celui qui menaçait son fils, se précipita au-devant de l’animal furieux, se mit à crier, à sangloter, le suppliant d’épargner son enfant, de leur faire grâce de la vie, lui parlant absolument comme s’il eût pu l’entendre.

Il l’entendit en effet, et s’il ne comprit point le sens de ses paroles, du moins il se laissa toucher par son immense désespoir.

Lentement il déposa à terre le petit garçon, et passant auprès de l’heureuse mère sans lui faire aucun mal, il s’éloigna et disparut dans les profondeurs de la forêt.

C

 

            Dans cette histoire, heureusement que le lion attrape l’enfant par sa tunique (en revanche, dans le travail de Monsiau, la prise du lion aurait laissé des traces de crocs sur le malheureux enfant).

            Après avoir lu ce texte, nous avons cherché à savoir qui était Régis Hellimer. La Bibliothèque nationale de France nous donne les dates suivantes : 1835-19_ (uniquement parce qu’un texte de l’auteur fut publié en 1901, mais nous manquons de données).

            En fait, c’est le Volume 7 de la Bibliographie contemporaine : histoire littéraire du XIXe siècle, manuel critique et raisonné de livres rares, curieux et singuliers... depuis 1800 jusqu’à nos jours, avec l’indication du prix d’après les catalogues de ventes et de librairies : supplément de Brunet, de Quérard, de Barbier, etc. publiée par Antoine Laporte (1835-1900) qui nous apprend que « Régis Hellimer » était le nom de guerre de Mademoiselle G. Ronnot, née à Roulans dans le Doubs. Certaines publications récentes lui donnent « C. » pour initiale. L’erreur est pardonnable s’ils n’ont tous consulté que les tables décennales de Roulans, car le fonctionnaire qui les a rédigées avait une écriture atroce. En combinant Ronnot, Roulans et 1835, nous trouvons Laure Émilie Joséphine Ronnot, fille du notaire et maire de la commune Joseph Ronnot, née à 23h30 le 3 mars 1835. Les sites des archives et ceux de généalogie en ligne ne donnent pas d’autres informations sur cette femme qui parvint à faire publier son travail – avec un nom d’homme (et le coup de plume qui allait avec).

            Laure Ronnot/Régis Hellimer disparaît des catalogues en 1901.

 

            La peinture d’un gros chat mal accrochée peut mener à bien des découvertes.



[1] : Pour plus d’informations sur le sujet, consultez l’ouvrage de Thierry Gineste, Le Lion de Florence : sur l’imaginaire des fondateurs de la psychiatrie, Pinel (1745-1826) et Itard (1774-1838), paru à Paris chez Albin Michel en 2004.