Petit marathon de conférences sur des expositions au musée du Louvre

Chers Lecteurs,

le musée du Louvre a mis en ligne un certain nombre de conférences sur leurs expositions actuelles et comme certaines de ces expositions parisiennes vont bientôt fermer leurs portes, nous avons pensé que ces présentations pourraient vous aider à mieux comprendre certaines des œuvres  - et si vous n’avez pas la possibilité de venir les voir, ces vidéos vous en donneront un aperçu.

            L’exposition sur les chefs-d’œuvre de la collection Torlonia a été prolongé jusqu’au 6 janvier et ces merveilles dont nous vous avions brièvement parlé en août dernier vous bientôt repartir en Italie.

D’ailleurs, cette exposition connaît un tel succès qu’elle n’est plus accessible qu’avec une réservation, mais des nocturnes sont prévues en fin d’année et début janvier.

            Voici ce qu’écrit le musée au sujet de cette présentation :

Conférence présentée par Cécile Giroire et Martin Szewczyk (musée du Louvre), en direct de l'Auditorium Michel Laclotte, le 27 juin 2024 à 19h. 

Chefs-d’œuvre de la collection Torlonia 26 juin  2024 – 6 janvier 2025. 

 La plus grande collection privée de sculpture antique romaine conservée à ce jour – celle rassemblée par les princes Torlonia durant tout le XIXe siècle à Rome – se dévoile au public pour la première fois depuis le milieu du XXe siècle dans une série d’expositions-évènements. Et c’est au Louvre que les marbres Torlonia s’installent pour leur premier séjour hors d’Italie, dans l’écrin restauré qu’offrent les appartements d’été d’Anne d’Autriche, siège des collections permanentes de sculpture antique depuis la fin du XVIIIe siècle et la naissance du musée du Louvre. Les collections nationales françaises se prêtent volontiers à un dialogue fécond avec les marbres Torlonia, qui interroge l’origine des musées et le goût pour l’Antique, élément fondateur de la culture occidentale. 

Cette exposition met en lumière des chefs-d’œuvre de la sculpture antique et invite à la contemplation de fleurons incontestés de l’art romain, mais également à une plongée aux racines de l’histoire des musées, dans l’Europe des Lumières et du XIXe siècle. 

Commissariat général : Cécile Giroire, directrice du département des Antiquités grecques, étrusques et romaines. Commissariat scientifique : Martin Szewczyk, conservateur au département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, musée du Louvre. Commissaires associés : Carlo Gasparri, Universita Federico II di Napoli, Accademia dei Lincei et Salvatore Settis, Scuola Normale Superiore di Pisa, Accademia dei Lincei et membre de l'Institut, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Sous la supervision de la Surintendance Spéciale de Rome.

 

            Ensuite, vous devriez monter au premier étage, à la Chapelle afin d’aller admirer (vous avez jusqu’au 3 février 2025), la toile de Watteau, Pierrot, dit le Gilles, qui a été superbement restaurée.

            Le musée nous dit :

Conférence présentée par Guillaume Faroult (musée du Louvre), en direct de l'Auditorium Michel Laclotte, le 21 novembre 2024 à 19h. 

Revoir Watteau. Un comédien sans réplique. "Pierrot", dit le "Gilles" 

16 octobre 2024 – 3 février 2025 

« Le tableau énigmatique du Louvre par excellence ». C’est ainsi que le peintre et écrivain Bernard Dufour a qualifié le Pierrot, longtemps dénommé le Gilles, d’Antoine Watteau (1684-1721). Au-delà de la figure familière et iconique de cet étrange personnage tout de blanc vêtu, c’est bien d’une œuvre d’une absolue singularité dont il s’agit. Tout, de son histoire à sa composition, en passant par son iconographie et son format, intrigue et interroge. Les origines de la toile demeurent totalement inconnues et sa première mention certaine ne date que de 1826. L’interprétation du tableau, inspirée par l’univers du théâtre et notamment par Pierrot, le personnage comique le plus célèbre à l’époque, demeure elle aussi complexe. 

  

           Redescendez ensuite au rez-de-chaussée afin d’explorer les deux salles juste au dessus du Hall Napoléon où vous pourrez découvrir ou redécouvrir Guillon Lethière. Certaines œuvres de collections privées méritent d’être admirées.

            Afin d’en savoir plus sur le sujet, regardez cette conférence :

Présentation de l'exposition "Guillon Lethière, né à la Guadeloupe" du 4 Décembre 2024. 

13 novembre 2024 – 17 février 2025

Par Marie-Pierre Salé, musée du Louvre Guillaume Guillon Lethière a été, écrit Charles Blanc dans son Histoire des peintres de toutes les écoles (1865), «une des grandes autorités de son temps». Né à Sainte-Anne, à la Guadeloupe, en 1760, fils illégitime d’une esclave d’origine africaine et d’un colon blanc procureur du roi, Guillon Lethière eut un destin exceptionnel, et occupa les postes parmi les plus prestigieux du monde des arts. Il maintint tout au long de sa vie des liens étroits avec des personnalités et des artistes venus des Caraïbes, ainsi avec la famille Dumas – le général, lui aussi fils d’une esclave, et le jeune écrivain Alexandre Dumas. Comme nombre de ses contemporains il dut, pour obtenir des commandes, s’adapter à la rapide succession des régimes et aux retournements politiques, depuis la période révolutionnaire jusqu’à l’aube de la monarchie de Juillet. 

Présentée à Paris après l’étape au Clark Art Institute de Williamstown (États-Unis), l’exposition permettra de suivre ce parcours romanesque et singulier, mais aussi révélateur des possibilités offertes par une époque de mutations et de bouleversements. Elle sera l’occasion de redécouvrir son œuvre, largement consacré aux sujets antiques et littéraires, et son tableau le plus célèbre, Le Serment des ancêtres, offert à la jeune république d’Haïti, dans lequel il exprime ses convictions en faveur de la liberté des peuples et de l’égalité des êtres humains. 

Commissaires de l'exposition : Esther Bell, Deputy Director et R. et M. Berman Lipp Chief Curator, et Olivier Meslay, Hardymon Director, assistés de Sophie Kerwin, curatorial assistant, Clark Art Institute, et Marie-Pierre Salé, musée du Louvre.

  

            Juste en dessous de l’exposition Guillon Lethière, celle sur les Figures du fou vous attend (jusqu’au 3 février seulement).

             Afin de vous aider à mieux comprendre la richesse des pièces exposées, vous pouvez regarder cette conférence :

Conférence présentée par Elisabeth Antoine-König et Pierre-Yves Le Pogam (musée du Louvre), en direct de l'Auditorium Michel Laclotte, le 21 octobre 2024 à 19h. 

Figures du fou. Du Moyen Âge aux Romantiques 

16 octobre 2024 – 3 février 2025 

Les fous sont partout. Mais les fous d’hier sont-ils ceux d’aujourd’hui ? Le musée du Louvre consacre cet automne une exposition inédite à ces multiples figures du fou, qui foisonnent dans l’univers visuel du 13e au 16e siècle. Manuscrits enluminés, livres imprimés et gravures, tapisseries, peintures, sculptures, objets précieux ou du quotidien : entre Moyen Âge et Renaissance, le fou envahit littéralement tout l’espace artistique et s’impose comme une figure fascinante, trouble et subversive dans une époque de ruptures, pas si éloignée de la nôtre. 

  

           Bonne visite (virtuelle ou au musée) !

 

« Mais... non, Gustave ! » ou de quelques erreurs historiques de Crauk

            Nous avons parfois mentionné notre travail d’édition de l’ouvrage de Gustave Crauk, un de nos lointains cousins, Soixante ans dans les ateliers des artistes – Dubosc, modèle. Pour Crauk, Charles Alix Dubosc (Rouen, 21 fructidor an V [7 septembre 1797] – Paris, 15 janvier 1877), qui posa pour de très nombreuses générations d’artistes, ne fut qu’un prétexte afin d’écrire une œuvre sur les arts de la fin de la royauté à la mort de Dubosc en 1877.

Il est certes vrai qu’un livre ne parlant que de la vie de Dubosc n’aurait sans doute pas été aussi intéressant que le travail que Crauk nous a laissé, mais ses talents de biographe laissaient largement à désirer et il reste de nombreux mystères sur la vie de Dubosc – et pourtant, ce travail est un magnifique témoignage de la vie des modèles alors que la plupart d’entre eux furent tout simplement oubliés.

Crauk avait parfois une orthographe approximative pour certains patronymes (à tel point qu’il nous fut parfois impossible de parvenir à retrouver de qui Crauk parlait, ce qui fut particulièrement frustrant). Il avait aussi parfois tendance à rapporter de simples ragots dont certains étaient sexistes : c’est notamment à cause de lui que nous travaillons à une nouvelle biographie de Constance Mayer La Martinière).

            Nous allons vous parler de la vie de Crauk (terrible en orthographe, amateur de rumeurs et de sensationnel, mais extraordinaire et infatigable artiste) avant de partager avec vous deux des ses erreurs.

 

Adolphe Désiré, dit Gustave, (Valenciennes, 16 juillet 1827 – Meudon, 16 novembre 1905) fut le second fils des Crauk et leur cinquième enfant.

Il suivit la voie tracée par son frère aîné, Charles Alexandre (Douchy-lès-Mines, 27 janvier 1819 – Paris, 30 mai 1905), qui fut peintre, mais il se tourna vers la sculpture et suivit l’enseignement de James Pradier (1790-1852).

Quand il naquit, la famille Crauk résidait dans une demeure, bâtie au siècle précédent, au 4, rue des Maillets[1]. Gustave pesait onze livres à la naissance, avaient des yeux bleu-foncés dont il conserva la teinte et avait une petite bosse au milieu du front, ce qui fit dire à l’ancien grognard, le père Hainque, qui était le vieux voisin des Crauk, que c’était un très bon présage pour cet enfant.

Ce qui fut réellement une bénédiction pour ce bébé fut la proximité d’Hainque, car il sauva Gustave d’une fluxion de poitrine en lui administrant littéralement un remède de cheval grâce à des ventouses scarifiées dont il garda toujours les cicatrices. Hainque réussit là où le père de Crauk, médecin militaire, et la totalité de ses collègues échouaient. Le sauveur de Gustave resta dans sa vie jusqu’à ce que la fâcheuse habitude d’Hainque de jurer finit par faire interdire à Gustave de lui rendre visite afin que l’enfant ne jure pas comme un… grognard.

Gustave fut très vite mobile, ce qui compliqua la vie de la maisonnée et particulièrement celle de sa bonne, Victoire. C’était elle qui l’emmenait à la « petite école », mais elle arrivait bien souvent avec la coiffure défaite à cause du turbulent Gustave.

Très observateur, il sentait à quelle heure son père devait se lever afin de se rendre au travail et si la chambre de ses parents, voisine de la sienne, était toujours silencieuse au moment où il aurait dû les entendre se lever, Gustave servait de réveil matin en frappant au mur et en disant « Papa-pital ».

Au printemps 1833, si les souvenirs de Gustave étaient exacts, la famille décida de déménager à cause de nouveaux voisins et ils partirent pour le centre de Valenciennes dans la rue de Paris.

Gustave fut envoyé à l’École des Frères où il fut relativement sérieux et n’eut que de bons souvenirs.

Après avoir été le réveil de la famille, quand il fut un peu plus grand, Gustave fut chargé de préparer la jument de son père, Mimiss, en la brossant et en lui cirant les sabots avant de s’occuper des chaussures de la famille. Ce fut malheureusement lors d’une séance de cirage que des ouvriers sur le toit firent tomber une planche qui heurta l’enfant. Gustave continua sa tâche alors qu’il avait une fracture et saignait. Il est à espérer que le bon docteur Crauk était plus doué avec ses malades à l’hôpital, car Gustave, qui conserva toujours une trace de l’accident, fut à peine examiné et fut laissé debout. Fort heureusement, il n’eut qu’un peu de fièvre et un creux sur le crâne, mais la situation aurait pu être beaucoup plus sérieuse[2]. Quand le temps était à la pluie, sa mère (ou la bonne) lui avait appris à s’occuper à l’intérieur en tricotant des petits bas ; cette activité fort utile fut également un excellent entraînement à la dextérité pour notre futur sculpteur.

Gustave eut droit à un petit privilège à partir de ses sept ans : il fut invité par un cousin de son père, le curé Albert Crauk, à venir passer ses étés à la cure à Estrun. En septembre 1833, Justine Crauk escorta son fils jusqu’à Estrun afin de lui faire voir le chemin qu’il aurait à faire seul l’été suivant ; l’enfant avait à parcourir quatre lieues et demie (soit environ vingt-trois kilomètres, distance qu’un adulte peut couvrir en presque cinq heures). Les mois que Gustave passa à la cure furent des moments privilégiés pour cet enfant calme qui devait lutter pour sa place dans sa fratrie quand il résidait dans la maison familiale.

La bonne, Catherine, s’occupa fort bien de l’invité de la cure. Le chien, Pyram, devint un compagnon de jeux et Gustave sympathisa avec les enfants du village. Il s’entendait fort bien avec Albert et le privilège fut étendu à Pâques.

À son retour d’Estrun en octobre 1835, Gustave rejoignit les cours de dessin d’Antoine Potier (1796-1865) à l’Académie des Beaux-Arts de Valenciennes; ce fut le point de départ de sa formation artistique. Dès les premiers cours, il fut très appliqué et son intérêt pour le dessin fit que Potier se prit d’affection pour son jeune élève. Gustave suivait toujours l’enseignement des Frères, mais c’était les heures qu’il passait à l’Académie qui illuminaient sa vie ; dès qu’il rentrait chez lui, il s’exerçait à copier tous les dessins qu’il pouvait trouver. Rapidement, il commença également à utiliser de la terre et de la cire afin de créer de petites figurines (il tenta de les cacher dans une armoire lorsqu’il se rendait à Estrun, mais ses cadets les trouvèrent et les détruisirent ; dès qu’il découvrit cette perte à son retour, il se remit au travail). L’imagination de Gustave fut aussi stimulée à partir de 1835 ou 1836 quand il commença à suivre son père au théâtre de la ville où Charles était médecin ; là, il vit toutes sortes de spectacles.

Il arrivait aussi à Gustave d’aller aider Christophe Lemaire, qui avait épousé sa tante maternelle. Son oncle était marchand papetier, libraire, relieur et empailleur ; n’ayant pas d’enfant, il offrit à Gustave de lui laisser son affaire s’il venait travailler avec lui. Les parents de Gustave étaient favorables à ce projet, mais le travail d’empailleur n’attirait pas Gustave et les cours de l’Académie l’attiraient plus. Ses parents acceptèrent son choix, mais son oncle lui en tint un peu rigueur.

Son entrée au collège en 1838 resta à jamais un mauvais souvenir pour Gustave qui continua néanmoins à travailler à l’Académie. Il se mit également à lire beaucoup, ce qui continua de nourrir son imagination. Potier, hautement conscient du potentiel de son jeune élève, ne cessa de le recommander aux inspecteurs de l’Académie ; à partir de 1840, Gustave commença à obtenir des récompenses pour son travail.

En 1841, Gustave passa quelques semaines à Paris avec son frère aîné. Ce séjour aurait dû lui être plus profitable, mais il arriva en pleine canicule et fut laissé livré à lui-même. Si ce séjour-là fut un échec, Gustave était toujours aussi travailleur et le marquis Auguste de Montaigu[3] (1812-1904) devint son mécène en 1844 et il finit même par l’héberger à Paris en 1846, ce qui lui permit d’entrer à l’École des Beaux-Arts.

Gustave rejoignit l’atelier de James Pradier et se trouva un petit atelier rue de Vaugirard (le marquis de Montaigu finança cette entreprise et lui trouva autant de commandes qu’il le put ; Gustave le remercia en sculptant son buste en 1893. Cette œuvre se trouve aujourd’hui au Musée des Beaux-Arts de Valenciennes après avoir été conservée au Musée Crauk).

Premier prix de Rome en 1851 avec Les Grecs et les Troyens se disputant le corps de Patrocle, tous s’accordait à dire qu’il était très travailleur – ce qui fut sans doute l’une des raisons pour lesquelles Charles-Alix Dubosc lui accorda sa confiance, lui qui ne supportait pas les fainéants. La municipalité de Valenciennes lui accorda une subvention de mille francs afin de l’aider à financer son voyage à Rome où il resta trois ans.

À son retour, il commença à participer au Salon ce qui le fit remarquer et quelques bonnes critiques lui apportèrent plus de travail.

Le 15 novembre 1861 à Meudon, Gustave épousa Marguerite Alphonsine Adrienne Gondoin (Paris, 22 décembre 1843 – Meudon, 1er janvier 1929), ce qui le fit entrer dans une célèbre et prestigieuse famille d’architectes et de peintres ; il reçut de nombreuses commandes de l’État et fut régulièrement sollicité par des particuliers. Marguerite Crauk fut une alliée précieuse et elle défendit son héritage après la mort de son mari en protégeant le Musée Crauk[4] à Valenciennes et en assurant la publication du Carnet d’un sculpteur sur lequel il travaillait avant sa mort.

Sans être religieux à outrance, Gustave Crauk admettait volontiers qu’il se tournait vers le Très-Haut lorsqu’un malheur lui arrivait. Curieusement, le premier objet qu’il parvint à s’approprier étant enfant fut un vieux crucifix en buis (il le retrouva à l’âge adulte et le conserva précieusement) et l’œuvre qu’il acheva la dernière fois qu’il se rendit à son atelier le 5 novembre 1905, onze jours avant sa mort, fut un buste du Christ dont il était très fier.

Le 16 novembre, à 16h30, Adolphe Désiré, dit Gustave, Crauk s’éteignit dans sa demeure de Meudon au 7, rue de l’Arrivée. Marguerite Crauk confia le lendemain, à 14h, la pénible tâche de la déclaration du décès à la mairie de Meudon à l’entrepreneur des pompes funèbres, George Wormser, de Clamart et à Pierre Machard, qui était le petit neveu de Marguerite. La sœur aînée de Marguerite, Marie, épousa vers 1855 Miguel Aleo, qui était un propriétaire cubain et un artiste photographe. Leur fille, Ernestine Louise Marie, était née en Espagne le 28 juillet 1854 et elle épousa Jules Louis Machard à Meudon le 2 octobre 1875 (Gustave avait réalisé le cénotaphe de Jules Machard en 1900) ; leur seul fils et second de leurs trois enfants, Ernest Pierre Henri Miguel, naquit à Meudon le 19 septembre 1877 et il devint peintre et photographe.

Le 18 novembre, un service religieux eut lieu en l’église Saint-Martin de Meudon. Un faire-part fut envoyé, mais après le service car Crauk avait demandé qu’aucune invitation ne fût envoyée.

 

 

 

            Au Chapitre V de Soixante ans dans les ateliers des artistes – Dubosc, modèle (pp. 113-114 de notre édition), Crauk écrivait :

« Le duc de Luynes, ce superbe protecteur des arts, fait faire une importante restauration de son château de Dampierre ; l’architecte Duban est chargé de l’exécuter ; autour de lui se groupent les premiers peintres et sculpteurs ; M. Ingres commence les fresques des Trois Âges, qui ne devaient pas être achevées. Vingt récits contradictoires ont été faits sur la brouille survenue entre le duc de Luynes et M. Ingres, pendant que ce dernier exécutait les fresques à Dampierre ; il en ressort que ces regrettables démêlés eurent pour point de départ le manque de tact de la première madame Ingres ; cette excellente femme, compagne courageuse des années difficiles, conservait de ce temps d’épreuves des habitudes de parcimonie excessive et tatillonne, elle s’aliéna les gens du duc, de là des froissements, la rupture, et ce souvenir pénible qu’un grand artiste et qu’un tel grand seigneur aient pu se méconnaître. La fresque de l’Âge d’or seule fut en partie terminée, les autres panneaux sont restés à peine ébauchés et voilés par des draperies. »

Selon Crauk, c’est Mme Ingres qui était à blâmer quand les choses tournèrent au vinaigre entre son époux, Jean Auguste Dominique Ingres (Montauban, 29 août 1780 – Paris, 14 janvier 1867) et Honoré Théodoric Paul Joseph d’Albert, duc de Luynes (Paris, 15 décembre 1802 – Rome, 15 décembre 1867), qui était l’héritier d’une famille extraordinaire et qui reçut une excellente éducation et se passionna pour l’antiquité et l’archéologie (à tel point qu’il parvint même à reproduire des techniques antiques).

            Et bien… non.

Curieusement, il semblerait plutôt que la pauvre Madeleine Chapelle (1782-1849), épouse Ingres, n’ait fait que décéder à Dampierre, ajoutant aux troubles de son mari.

Ce dernier et le duc sont les seuls à blâmer pour cet échec : Ingres n’avançait pas, alors qu’il avait insisté pour faire des fresques alors qu’il aurait été plus simple de peindre des toiles  (les murs où devaient se trouver les œuvres avaient même été replâtrés) et le duc perdit un jour patience, faisant placer les outils d’Ingres dans la cour du château – d’autant plus qu’il n’appréciait guère les excès de nudité dans la première fresque.

De plus, c’était Ingres lui-même qui se plaignait de n’être pas assez payé.

Crauk fut donc parfaitement injuste en rejetant la faute sur Mme Ingres.

 

Une autre erreur monumentale de Crauk se trouve au Chapitre VII (pp. 174-175 de notre édition). Il nous disait :

« L’année 1852 amène de nouveaux deuils dans les arts ; Pradier meurt subitement, encore jeune pour la production. Cette nouvelle vient, à Rome, surprendre douloureusement les pensionnaires de l’Académie de France.

Le 2 juin, Pradier était allé avec sa plus jeune fille, Thérèse, et deux ou trois de ses élèves, à la campagne, par une de ces belles journées qui devancent l’été ; on devait dîner chez un riche habitant de Bougival ; le grand sculpteur était l’attrait promis à de nombreux invités ; on avait obtenu, sans le connaître personnellement, par l’un de ses élèves, l’honneur de sa présence. Avant d’entrer, Pradier veut faire une promenade, la fraîcheur transparente de ce beau paysage l’attire… Tout à coup, il tombe frappé par une attaque d’apoplexie[5] ; ses élèves le transportent mourant chez son hôte ; mais le cynique personnage refuse de le recevoir, il ne veut pas d’un agonisant dans sa maison… il attend des convives. On obtient, à grand’peine, qu’il laisse étendre Pradier dans une pièce basse, à l’écart. Le médecin est appelé. Le soir, c’est l’agonie sans connaissance ; une enfant, des amis en larmes, tandis que s’achève, à quelques pas de là, un dîner joyeux, dont le bruit parvient jusqu’à la chambre funèbre. Les élèves de Pradier n’ont pas oublié le nom de cet homme. — Le matin, la mort était venue, et le triste cortège reprenait le chemin de Paris. »  

Au moment des faits, Crauk était à Rome et ce qu’il rapporte est faux.

En 1897, une lettre de Paul Marin (1823-1898) à Francis Pradier (James Louis Francis était né à Genève le 11 février 1869 et il est mort à Paris le 29 décembre 1901), petit-fils du sculpteur, apporte quelques explications quant au déroulement de cette funeste journée. Le Genevois Marin, ami de James Pradier accompagnait le maître.

Jean-Jacques, dit James, Pradier (Genève, 23 mai 1790 – Paris, 4 juin 1852). Il arriva à Paris en 1807 afin de travailler avec son frère graveur, Charles-Simon Pradier (1786-1847), et afin de suivre les cours de sculpture à l’École des Beaux-Arts dès 1808. Après avoir reçu le prix de Rome, il résida en Italie de 1814 à 1818 et commença à participer au Salon dès son retour en 1819. Il apprit également auprès d’Ingres et se révéla différent de ses contemporains en utilisant une touche d’érotisme, voire de romantisme, dans son néo-classicisme qui choqua parfois. Il fut aussi l’un des rares artistes de l’époque à terminer lui-même ses œuvres. Il devint professeur à l’École des Beaux-Arts en 1828, remplaçant son maître. Durant sa longue carrière, il sut plaire à tous les régimes politiques qu’il traversa.

Étaient aussi du voyage l’élève Noémi Constant, l’ancien élève Eugène Guillaume, Thérèse Pradier (Jeanne Marie Thérèse était née à Paris le 3 juillet 1839 ; elle y est morte le 20 février 1915), plus jeune enfant du maître, et Adeline Chômat, gouvernante de Thérèse et secrétaire de Pradier, prirent le train à la gare Saint-Lazare et arrivèrent à Bougival vers 13h30.

D’après les éléments que nous avons pu trouver dans diverses archives, Françoise Marie Adeline Chômat, fille de Jean Chômat (un enseignant originaire de Bellegarde qui mourut à Genève en 1832) et de Marie Aimée Mondon, fut engagée par Pradier en 1845 afin de s’occuper de sa fille cadette. Entre les mentions d’Adeline dans la correspondance de Pradier et les données dans les archives municipales de Paris (l’acte de naissance [n°1299] de son fils, Jean Joseph Claudius Marcadé, à Paris II, le 2 août 1861), nous avons pu déduire qu’elle était née entre 1821 et 1824,  ce qui nous a aidé à la retrouver dans les registres à Saint-Étienne (comme mentionné dans son acte de décès) où elle est née le 24 février 1822 [Acte n°199].

Elle prit une telle importance dans la vie de Pradier que certains, dont Flaubert, étaient persuadés qu’elle était sa maîtresse.

Elle fut responsable de l’inventaire des biens de Pradier après son décès et il lui légua dix mille francs.

Le 24 septembre 1859, dans le IIIème arrondissement de Paris, elle épousa un négociant en draps, Jean Théodore Marcadé. L’acte de mariage de leur fils à la mairie du VIIème arrondissement de Paris le 23 juin 1885 [n° 386] nous apprend que les époux Marcadé n’étaient plus de ce monde. Jean n’est pas mort à Paris, mais le décès d’Adeline le 13 septembre 1867, à 4h du matin, est enregistré dans le IIème arrondissement.

Pradier, sa fille et sa gouvernante et ses élèves étaient invités par Eugène Forcade (1820-1869), qui était financier et publiciste ; il collaborait à la Revue des Deux-Mondes. Forcade résidait au 150, rue de Mesmes à Rueil et il n’était pas prêt à recevoir ses invités, alors ils décidèrent d’aller admirer la machine hydraulique de Marly, système de pompage qui assure l’alimentation en eau des jardins du château de Marly et du parc de Versailles, à quelques kilomètres de là.

Pradier et Chômat étaient restés près de chez Forcade, où Pradier fut amené après une attaque d’apoplexie.

Ce fut là que ses amis et disciples le trouvèrent vers 15h (donc Forcade n’avait pas refusé d’ouvrir sa porte au mourant et il l’avait fait étendre sur un lit). Le décès, survenu à 22h30, fut déclaré le lendemain à la mairie de Rueil par Eugène Guillaume.

 

            Certes Crauk n’avait pas un correcteur d’orthographe et tout Internet à sa disposition, mais il était parfois tout disposé à nous raconter des balivernes sans jamais rien vérifier.

 

Qui aurait un TARDIS à nous prêter ? Ce serait pour rendre une visite amicale à un très lointain cousin…



[1] : Quand Marguerite Crauk écrivit sur son mari, la numérotation de cette demeure allait du 9 au 11.

[2] : Certes, nous réagissons presque deux siècles plus tard à une époque où IRM et chirurgie font des miracles, mais le docteur Charles Crauk aurait peut-être pu faire plus pour son fils de six ans. Il est vrai que Charles a peut-être réagi en médecin militaire et le sort médical des enfants était peu enviable jusqu’à une époque très récente.

[3] : Il n’était pas encore marquis à ce moment-là, car son père ne mourut qu’en 1846.

[4] : Ce musée avait ouvert ses portes en 1902. Il survécut à la Grande Guerre, mais pas aux intempéries ; le bâtiment ne protégeait plus les œuvres qui furent transférées au Musée des Beaux-Arts de la ville.

[5]  : Ce terme, aujourd’hui historique, pouvait désigner une hémorragie cérébrale ou un accident vasculaire cérébral (AVC).


La villa Kérylos

En août dernier, nous vous avions parlé de la copie de l’aurige de Delphes qui se trouve à Beaulieu-sur-Mer à la Villa Kérylos, mais nous ne vous avons pas encore parlé de cette magnifique villa qui nous laisse imaginer à quoi ressemblait une riche maison grecque dans l’antiquité.

La villa Kérylos, qui doit son nom à l’alcyon, ou hirondelle de mer, qui est sensé être un bon présage, n’est pas une copie de villa grecque. Certes, il s’y trouve des copies d’œuvres antiques – principalement des statues, mais cette villa est une interprétation moderne de villa antique – comme si les Grecs de l’antiquité avaient bâti une demeure au début du XXe siècle.

L’homme qui fit construire cette demeure familiale était Théodore Reinach (Saint-Germain-en-Laye, 3 juillet 1860 – Paris XVI, 28 octobre 1928). À l’origine, la famille Reinach était des banquiers de Francfort ; installés en France, Théodore et ses frères furent trois figures importantes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe.

Joseph Reinach (Paris [Ancien] II, 30 septembre 1856 – Paris VIII, 18 avril 1921) fut un juriste, un journaliste et un homme politique. Il travailla avec Léon Gambetta (1838-1882) et il fit tout son possible afin de défendre Alfred Dreyfus (1859-1935). Il fut l’un des fondateurs de la Ligue des droits de l’homme et du citoyen. Parce qu’il était juif, certains réactionnaires ne voyant pas plus loin que le bout de leurs préjugés lui mirent systématiquement des bâtons dans les roues tout au long de sa carrière politique.

Salomon Reinach (Saint-Germain-en-Laye, 29 août 1858 – Boulogne-Billancourt, 4 novembre 1932) fut, quant à lui, un helléniste et un archéologue ; après son agrégation de grammaire, il passa le concours de l’École d’Athènes. Il enseigna l’Histoire de l’art à l’École du Louvre et travailla au Musée de Saint-Germain, où il modernisa les techniques de conservation. Il fut, en fin de carrière, conservateur des Musées nationaux.

Les trois frère Reinach furent extraordinaires, mais Théodore fut celui qui fascina le plus. Dès le lycée, il collectionna les prix au concours général (il en remporta dix-neuf dans une demi-douzaine de matières). Il obtint, très jeune, un doctorat en droit et un en lettres.

Si Théodore Reinach fut d’abord avocat (dans les années 1880), il se fit aussi archéologue en Turquie et Grèce (dans la décennie suivante) et il fut même appelé en renfort par les membres de l’École française d’Athènes sur le site de Delphes où il les aida à déchiffrer certaines inscriptions du trésor des Athéniens (c’est ainsi qu’on lui doit la transcription d’un hymne à Apollon sur lequel Gabriel Fauré travailla[1]) – de là, il fut invité sur le site de Délos dont les fouilles durèrent de nombreuses années. Délos et la Grèce en général lui donnèrent certainement l’envie de faire construire une villa d’inspiration grecque.

Il était également compétent en numismatique, au point de donner un cours sur le sujet en Sorbonne ; dans la voisine École pratique des hautes études, il donna un cours sur l’histoire des religions.

Avant la Grande Guerre, Reinach se fit le champion d’une loi qui avait pour but de protéger les monuments nationaux.

Théodore Reinach se maria deux fois : avec Charlotte Hirsch-Kann (1863-1889), avec qui il eut deux filles, et avec Fanny Kann (1870-1917), avec qui il eut quatre fils.

Reinach ne pouvait imaginer les horreurs qui allaient frapper sa famille et sa villa (certains de ses descendants furent déportés à Drancy, puis Auschwitz où ils furent exterminés et ses archives et sa bibliothèque furent volés par la Gestapo) ; il fut inspiré de léguer la villa Kérylos à l’Institut de France en en conservant l’usufruit pour sa famille dont certains membres y habitèrent jusqu’en 1967, date à laquelle la villa devint un musée.

            Reinach demanda à l’architecte Élysée Emmanuel Pontremoli (Nice, 13 janvier 1865 – Paris VII, 22 juillet 1956) de lui construire la villa Kérylos. Pontremoli s’était tourné en premier vers la peinture à Nice, mais il monta à Paris étudier l’architecture aux Beaux-Arts. Premier prix de Rome en architecture, il passa plusieurs années en Italie, mais il visita aussi la Grèce et la Turquie. Le choisir afin de créer une villa moderne, mais d’inspiration grecque était une excellente idée.

            Le projet Kérylos commença en 1902 et fut terminé en 1908. Tout dans la villa fut imaginé par Reinach et Pontremoli : il y avait les murs à créer, mais la décoration, le jardin, la vaisselle, les meubles, les tissus, le piano… Tout. Tout fut créé pour la villa Kérylos avec le concours des meilleurs artistes et artisans de l’époque. L’inspiration première est grecque, mais tout comme dans l’antiquité, on trouve ici et là quelques influences méditerranéennes d’autres cultures (les trésors des musées furent utilisés afin d’inspirer les artistes).

Pontremoli fut particulièrement ingénieux car il existe des interrupteurs et des prises électriques, mais tout est dissimulé – comme on ne remarque pas le système de chauffage par des gaines d’air chaud (reliées à des chaudières au fioul). Remarquez, si on ne vit pas dans cette villa, il est difficile d’imaginer la modernité cachée dans ses murs – notamment dans les salles de bains où les équipements n’avaient absolument rien à envier à nos options modernes.

            Deux élèves de Pierre Puvis de Chavannes (1824-1898), Gustave Jaulmes (1873-1959), qui avait été d’abord élève en architecture aux Beaux-Arts et qui avait été appelé sur le chantier de la villa par Pontremoli, et Adrien Karbowsky (1855-1945), appelé en renfort par Jaulmes, furent notamment chargés de peindre les fresques de la villa.

Le sculpteur Paul Gasq (1860-1944) se vit confier certaines frises et décors.

L’ébéniste Louis Bettenfeld (1855-1930) réalisa, d’après des dessins de Pontremoli, le mobilier de la villa. Alors que les sols de la villa sont parfaitement plans, certaines tables ont trois pieds afin de rappeler les meubles antiques dont la stabilité sur des sols non carrelés dépendait de cette particularité.

L’argenterie fut créée par l’orfèvre Victor, dit Georges, Leverrier (1863-1946) dont la compagnie se trouvait à Paris au 30, boulevard Malesherbes. Quant à la vaisselle, elle fut créée par le céramiste Émile Lenoble (1875-1939) ; il n’imagina pas un service imitant des pièces de vaisselles grecques existantes, mais il reprit des motifs géométriques traditionnels (l’unique dessin, sur les assiettes, est une chèvre qui est inspirée par l’un des rares objets réellement antiques qui se trouvent à la villa Kérylos : la coupe Tyszkiewicz[2] qui est une pièce étrusque). En revanche, ses créations furent réalisées avec de la terre grecque et les mêmes types de pigments que ceux employés dans l’Antiquité.

Les dessins pour les tissus furent faits par Adrien Karbowsky ; la société d’Émile Noël les tissa et les broderies furent confiées aux ouvrières italiennes de la maison Ecochard à Lyon.

Le piano, dissimulé dans un meuble en citronnier, fut une concession de Reinach à la modernité afin de faire plaisir à son épouse ; l’extraordinaire instrument fut réalisé par la maison Pleyel.

 

Certains éléments du terrain où la villa fut construite furent conservés, notamment comme quelques arbres du jardin où des plantes méditerranéennes sont aujourd’hui accompagnées de descriptifs qui expliquent au visiteur leur signification dan le monde grec.

Une vue du jardin qui donne sur la baie

 Au bout du jardin, vers la plage Kérylos, au sous-sol de la villa, avec vue sur la mer, se trouve la galerie des antiques (qui n’existe que depuis 1999 grâce à une initiative du musée du Louvre) où des reproductions de statues classique ont été placées dans trois couloirs qui se suivent : la galerie du drapé féminin, la galerie en l’honneur d’Aphrodite et la galerie des dieux et athlètes.

La villa, elle, accueille le visiteur avec des mosaïques ; la première nous invite à nous réjouir (en grec, bien évidemment) : « XAIPE » et une famille de gallinacés (coq, poule, poussins) indique que la villa est le sanctuaire d’une famille. L’entrée, la « loge du portier » (θυρωρεῖον en grec), se veut bienveillante et chaleureuse ; les couleurs sont chaudes est on y trouve de discrets symboles de protection (incidemment, dans l’antiquité, le serpent était considéré comme le protecteur du foyer[3]).

L’entrée

« Solon »

            Alors qu’une magnifique statue de Solon (longtemps considérée comme représentant Sophocle), copie en plâtre de l’œuvre qui se trouve au palais du Latran à Rome, domine le visiteur dans l’avant-cour ou proauleion, sur la gauche, on peut se rendre dans les thermes de la villa, le balaneion ou naiadès. Pontremoli a dissimulé la robinetterie sous de discrètes grilles et sa création ressemble à un somptueux jacuzzi contemporain. Le bassin principal, en marbre tigré de Carrare, est énorme. Cet octogone élégant est profond d’un mètre ; nul doute que les Reinach devaient apprécier s’y délasser. Dans cette pièce tout est une ode à l’eau et aux nymphes.

            En sortant des thermes, on se dirige vers le péristyle dont les colonnes blanches sont en marbre de Carrare. Une délicate vasque rappelle encore l’importance de l’eau et un magnifique laurier rose agrémente l’espace où la lumière du soleil joue avec l’architecture et les plantes. Il semblerait que Reinach ait particulièrement apprécié cette pièce. Jaulmes et Karbowsky y ont peint des fresques tirées de sujets antiques et inspirées par les décors de vases qui se trouvent aux musées du Vatican, de Berlin et de Munich ; selon les instructions et désirs de Reinach lui-même, ils trouvèrent les thèmes dans un ouvrage allemand de 1902 que possédait Reinach sur les peintures sur vases grecques.

On admire sur le mur de droite la Mort de Talos, Apollon et Hermès se disputant la lyre, le Voyage d’Apollon au pays des Hyperboréens et Castor, Pollux et Médée. Le mur de gauche nous offre une Scène de sacrifice, les Préparatifs des noces de Pélops et d'Hippodamie, la Course de Pélops et le Retour d’Héphaïstos dans l’Olympe.

Jaulmes alla encore plus loin dans ses recherches et emprunta des motifs géométriques et végétaux trouvés sur des œuvres minoennes ou des Cyclades. Il poussa son art au point de recréer un technique antique pour ses fresques en utilisant un enduit avec un pourcentage de poudre de marbre où il utilisa ses mélanges de pigments, puis, quittant l’inspiration grecque, il employa une technique décrite par Vitruve (80 ?-15 ? avant JC) afin de protéger son travail (une fois l’enduit sec, une couche de cire chaude fut appliquée sur la surface et polie).

Le péristyle

 

Un des cadrans solaire de la villa

             Du péristyle, on va dans la bibliothèque qui est dédiée à Athéna (un buste de la déesse veille sur le lecteur. C’est là, aussi, que se trouve une reproduction de l’Aurige de Delphes (dont nous vous avons déjà parlé).

Cette pièce est à l’est et ses fenêtres laissent entrer la lumière dès les premiers rayons du soleil et lorsque le soleil n’est plus suffisant, un lustre qui est un réplique  de celui de Sainte-Sophie à Istanbul, qui était encore officiellement Constantinople lorsque la villa fut construite[4], prend le relai afin d’apporter la lumière au lecteur qui aurait plongé dans la lecture des livres précieux enrichissants des rayons des meubles de bibliothèque construits par Bettenfeld. Les autres meubles – buffets, tables, chaises – sont inspirés soit de l’Égypte, soit de découvertes faites à Herculanum en 1762.

 

Les livres dans leur écrin

 

Le lustre de la bibliothèque

Aujourd’hui protégés des visiteurs, quelques objets réellement antiques se trouvent dans la bibliothèque.

 

Buffet, table de travail et objets de la bibliothèque

Comme dans la plupart des pièces, nous marchons sur des mosaïques qui sont à motifs géométriques ou d’inspiration mythologique ; réalisées en marbres de tous le bassin méditerranéen, elles furent créées avec les mêmes techniques que les anciens.

Cette pièce nous offre une représentation d’Héra dans un hexagone.

 

Héra

Jaulmes et Karbowsky furent chargés de la décoration. Des frises en rouge, jaune et noir dessinent des motifs géométriques et végétaux. Dans des médaillons, on peut lire les noms de Thucydide, Platon, Aristote, Démosthène, Ménandre, Archimède, Homère, Hésiode, Archiloque, Sappho, Pindare, Eschyle, Sophocle, Hérodote, Euripide et Aristophane et sur les murs nord et sud, deux vers en grec se traduisent en « C'est ici qu'en compagnie des orateurs, des savants et des poètes des grecs, je me ménage une retraite paisible dans l'immortelle beauté ».

            De la bibliothèque, on passe dans l’amphityros où se trouve une reproduction de l’Athéna Lemnia par Phidias (490 ?-430 ? avant JC). Une vasque de marbre blanc permettait peut-être de se laver les mains avant de passer à table dans la pièce suivante. Ce vestibule relie également l’étage grâce à un élégant escalier :


            La salle à manger, ou triklinos (les « trois lits »), était pour Reinach et ses invités. La pièce était dédiée aux silènes, compagnons de Dionysos qui est, lui, honoré dans le salon familial. Les tables à trois pieds étaient accompagnées de lits tendus de lanières de cuir agrémentés de coussins. Les repas s’y prenaient couché – ce qui est un exercice périlleux quand on a une seule main pour gérer assiette et verre (espérons que Reinach faisait quelques sacrifices à l’authenticité – ou qu’il avait une cuisinière à qui il avait donné le livre de recettes d’Apicius (Romain gourmet et gourmant à qui on attribue un livre de cuisine dont la dégustation de certains plats est négociable d’une seule main).

Le triklinos en octogone au riche décor

            L’andrôn voisin est le salon des hommes où se trouve notamment une reproduction de statue équestre d’Alexandre. Cette immense pièce donne sur l’extérieur par ses fenêtres qui révèlent la délicatesse du mobilier :

 Le siège de Reinach

et par son ouverture sur le péristyle :


Les marbres sont splendides :


tout comme la pièce elle-même :


Au centre de la pièce, une mosaïque en labyrinthe nous rappelle Thésée et le Minotaure :

 

            Si l’andrôn est grand, le petit salon familial, l’oïkos, est plus chaleureux – et c’est là que se cache le précieux piano de Mme Reinach. C’est là qu’on admire l’Héraclès à la biche. La pièce, dédiée à Dionysos, est claire et lumineuse.

 

            Au premier étage, en haut de l’escalier dans le vestibule d’Hermès se trouve une reproduction d’une stèle du dieu.

Un long couloir relie le vestibule aux deux chambres principales.

La plus proche est celle de Mme Reinach, l’ornitès (« les oiseaux »), qui, déesse du mariage, de la fécondité et de la féminité oblige, est dédiée à Héra.

La chambre de Mme Reinach

            La salle de bain de Madame est la pièce suivante : l’ampélos. Pontremoli s’inspira peut-être d’éléments antiques, mais son étonnante douche avec trois types de jets (en pluie (kataxysma), normal (krounos) et en cercle (périkyklas) laisse rêveur pour une création du début du XXe siècle).

            Ensuite, le salon de Triptolème, qui doit son nom à la mosaïque qui décore cette salle de repos et qui représente le héros éponyme :

Triptolème sur son char (motif inspiré par une coupe conservée au Vatican)

Lustre et plafond de la salle de repos

             Viennent ensuite les « victoires », nikaï, la salle de bain de Monsieur avec sa baignoire en marbre de Carrare et les stucs d’inspiration romaine réalisés par Gasq au dessus d’elle. Cette pièce, parfois appelée salle de bain de la vigne a également des frises peintes par Jaulmes.

La baignoire aux pieds impressionnants

Si la chambre de Madame est dédiée à Héra, celle de Monsieur l’est à Éros. L’érotès, les « amours », est une pièce où domine le rouge pompéien qui rappelle le palais de Cnossos et où le dieu est représenté sur les fresques qui décorent la chambre. Le lit en bronze et bois semble protégé par d’imposantes colonnes :

 


S’il vous est impossible de vous rendre à Beaulieu-sur-Mer, vous pouvez faire une visite virtuelle de la villa. Ce n’est bien évidemment pas la même chose – il manquera le parfum des plantes du jardin et le doux bruit des vagues – mais c’est une porte de notre siècle vers cette petite merveille bâtie au siècle dernier.

 

Sources :

https://www.villakerylos.fr/

https://www.rivieraloisirs.com/activities/villa-kerylos-a-beaulieu-sur-mer/

https://wikitravel.org/fr/Villa_Grecque_Kérylos

https://fr.wikipedia.org/wiki/Villa_Kérylos

Françoise Reynier, « Archéologie, architecture et ébénisterie : les meubles de la villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer », dans In Situ 

Alain Pasquier, « La coupe de bronze de l'ancienne collection Tyszkiewicz (information) » dans les Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 144ᵉ année, N. 1, 2000. pp. 347-403.



[1] : Si vous le souhaitez, vous pouvez lire le texte sur Gallica ou vous pouvez l’écouter (en français) ici. Cette œuvre fut interprétée pour la première fois en 1864.

[2] : Michel Tyszkiewicz (1828-1897) était un extraordinaire collectionneur et archéologue qui fit de très nombreux dons au musée du Louvre. Certaines pièces de sa collection privée avaient été décrites dans des études archéologiques ; ce fut le cas en 1892 pour la coupe que Reinach acheta après la mort de Tyszkiewicz lors d’une vente aux enchères. La coupe se trouve toujours à la villa Kérylos. Si le sujet vous intéresse, d’autant plus que la localisation de cette coupe fut une sorte de mystère entre 1892 et 1981, vous pouvez consulter l’excellent article d’Alain Pasquier, « La coupe de bronze de l'ancienne collection Tyszkiewicz (information) » dans les Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 144ᵉ année, N. 1, 2000. pp. 347-403.

[3] : Le récent chantier mené à Pompéi a découvert un autel familial avec deux splendides serpents en relief.

[4] : Stamboul était un quartier de Constantinople et dès le Xe siècle, les habitants faisaient référence à leur ville en parlant et de « Constantinople » et de « Stamboul » - ou « Istanbul ». L’histoire de ces noms est fascinante.