En août dernier, nous vous avions parlé de la copie de
l’aurige de Delphes qui se trouve à Beaulieu-sur-Mer à la Villa Kérylos, mais nous ne vous avons pas encore parlé de cette
magnifique villa qui nous laisse imaginer à quoi ressemblait une riche maison
grecque dans l’antiquité.
La villa Kérylos, qui doit son nom à l’alcyon, ou
hirondelle de mer, qui est sensé être un bon présage, n’est pas une copie de
villa grecque. Certes, il s’y trouve des copies d’œuvres antiques –
principalement des statues, mais cette villa est une interprétation moderne de
villa antique – comme si les Grecs de l’antiquité avaient bâti une demeure au
début du XXe siècle.
L’homme qui fit construire cette demeure familiale était
Théodore Reinach (Saint-Germain-en-Laye, 3 juillet 1860 – Paris XVI, 28 octobre 1928). À l’origine, la famille Reinach était des banquiers de
Francfort ; installés en France, Théodore et ses frères furent trois
figures importantes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe.
Joseph
Reinach (Paris [Ancien] II, 30
septembre 1856 – Paris VIII, 18 avril 1921) fut un juriste, un journaliste et un homme
politique. Il travailla avec Léon Gambetta (1838-1882) et il fit tout son
possible afin de défendre Alfred Dreyfus (1859-1935). Il fut l’un des
fondateurs de la Ligue des droits de l’homme et du citoyen. Parce qu’il était
juif, certains réactionnaires ne voyant pas plus loin que le bout de leurs
préjugés lui mirent systématiquement des bâtons dans les roues tout au long de
sa carrière politique.
Salomon
Reinach (Saint-Germain-en-Laye, 29 août 1858 – Boulogne-Billancourt, 4 novembre 1932) fut, quant à lui, un
helléniste et un archéologue ; après son agrégation de grammaire, il passa
le concours de l’École d’Athènes. Il enseigna l’Histoire de l’art à l’École du
Louvre et travailla au Musée de Saint-Germain, où il modernisa les techniques
de conservation. Il fut, en fin de carrière, conservateur des Musées nationaux.
Les
trois frère Reinach furent extraordinaires, mais Théodore fut celui qui fascina
le plus. Dès le lycée, il collectionna les prix au concours général (il en
remporta dix-neuf dans une demi-douzaine de matières). Il obtint, très jeune,
un doctorat en droit et un en lettres.
Si
Théodore Reinach fut d’abord avocat (dans les années 1880), il se fit aussi
archéologue en Turquie et Grèce (dans la décennie suivante) et il fut même
appelé en renfort par les membres de l’École française d’Athènes sur le site de
Delphes où il les aida à déchiffrer certaines inscriptions du trésor des
Athéniens (c’est ainsi qu’on lui doit la transcription d’un hymne à Apollon sur
lequel Gabriel Fauré travailla) – de
là, il fut invité sur le site de Délos dont les fouilles durèrent de nombreuses
années. Délos et la Grèce en général lui donnèrent certainement l’envie de
faire construire une villa d’inspiration grecque.
Il
était également compétent en numismatique, au point de donner un cours sur le
sujet en Sorbonne ; dans la voisine École pratique des hautes études, il
donna un cours sur l’histoire des religions.
Avant
la Grande Guerre, Reinach se fit le champion d’une loi qui avait pour but de
protéger les monuments nationaux.
Théodore
Reinach se maria deux fois : avec Charlotte Hirsch-Kann (1863-1889), avec
qui il eut deux filles, et avec Fanny Kann (1870-1917), avec qui il eut quatre
fils.
Reinach
ne pouvait imaginer les horreurs qui allaient frapper sa famille et sa villa
(certains de ses descendants furent déportés à Drancy, puis Auschwitz où ils
furent exterminés et ses archives et sa bibliothèque furent volés par la
Gestapo) ; il fut inspiré de léguer la villa Kérylos à l’Institut de
France en en conservant l’usufruit pour sa famille dont certains membres y
habitèrent jusqu’en 1967, date à laquelle la villa devint un musée.
Reinach demanda à l’architecte Élysée
Emmanuel Pontremoli (Nice, 13 janvier 1865 – Paris VII, 22 juillet 1956) de lui construire la villa
Kérylos. Pontremoli s’était tourné en premier vers la peinture à Nice, mais il
monta à Paris étudier l’architecture aux Beaux-Arts. Premier prix de Rome en
architecture, il passa plusieurs années en Italie, mais il visita aussi la
Grèce et la Turquie. Le choisir afin de créer une villa moderne, mais
d’inspiration grecque était une excellente idée.
Le projet Kérylos commença en 1902
et fut terminé en 1908. Tout dans la villa fut imaginé par Reinach et
Pontremoli : il y avait les murs à créer, mais la décoration, le jardin,
la vaisselle, les meubles, les tissus, le piano… Tout. Tout fut créé pour la
villa Kérylos avec le concours des meilleurs artistes et artisans de l’époque.
L’inspiration première est grecque, mais tout comme dans l’antiquité, on trouve
ici et là quelques influences méditerranéennes d’autres cultures (les trésors
des musées furent utilisés afin d’inspirer les artistes).
Pontremoli
fut particulièrement ingénieux car il existe des interrupteurs et des prises
électriques, mais tout est dissimulé – comme on ne remarque pas le système de
chauffage par des gaines d’air chaud (reliées à des chaudières au fioul).
Remarquez, si on ne vit pas dans cette villa, il est difficile d’imaginer la
modernité cachée dans ses murs – notamment dans les salles de bains où les
équipements n’avaient absolument rien à envier à nos options modernes.
Deux élèves de Pierre Puvis de
Chavannes (1824-1898), Gustave Jaulmes (1873-1959), qui avait été d’abord élève
en architecture aux Beaux-Arts et qui avait été appelé sur le chantier de la
villa par Pontremoli, et Adrien Karbowsky (1855-1945),
appelé en renfort par Jaulmes, furent notamment chargés de peindre les fresques
de la villa.
Le sculpteur Paul Gasq (1860-1944) se vit confier certaines
frises et décors.
L’ébéniste Louis Bettenfeld (1855-1930) réalisa,
d’après des dessins de Pontremoli, le mobilier de la villa. Alors que les sols
de la villa sont parfaitement plans, certaines tables ont trois pieds afin de
rappeler les meubles antiques dont la stabilité sur des sols non carrelés
dépendait de cette particularité.
L’argenterie
fut créée par l’orfèvre Victor, dit Georges, Leverrier (1863-1946) dont la
compagnie se trouvait à Paris au 30, boulevard Malesherbes. Quant à la
vaisselle, elle fut créée par le céramiste Émile Lenoble
(1875-1939) ; il n’imagina pas un service imitant des pièces de vaisselles
grecques existantes, mais il reprit des motifs géométriques traditionnels
(l’unique dessin, sur les assiettes, est une chèvre qui est inspirée par l’un
des rares objets réellement antiques qui se trouvent à la villa Kérylos :
la coupe Tyszkiewicz
qui est une pièce étrusque). En revanche, ses créations furent réalisées avec
de la terre grecque et les mêmes types de pigments que ceux employés dans
l’Antiquité.
Les
dessins pour les tissus furent faits par Adrien Karbowsky ; la société d’Émile
Noël les tissa et les broderies furent confiées aux ouvrières italiennes de la
maison Ecochard à Lyon.
Le
piano, dissimulé dans un meuble en citronnier, fut une concession de Reinach à
la modernité afin de faire plaisir à son épouse ; l’extraordinaire
instrument fut réalisé par la maison Pleyel.
Certains éléments du terrain où la villa fut construite
furent conservés, notamment comme quelques arbres du jardin où des plantes
méditerranéennes sont aujourd’hui accompagnées de descriptifs qui expliquent au
visiteur leur signification dan le monde grec.
Une vue du jardin qui
donne sur la baie
Au bout du jardin, vers la plage Kérylos, au sous-sol de la
villa, avec vue sur la mer, se trouve la galerie des antiques (qui n’existe que
depuis 1999 grâce à une initiative du musée du Louvre) où des reproductions de
statues classique ont été placées dans trois couloirs qui se suivent : la
galerie du drapé féminin, la galerie en l’honneur d’Aphrodite et la galerie des
dieux et athlètes.
La villa, elle, accueille le visiteur avec des
mosaïques ; la première nous invite à nous réjouir (en grec, bien
évidemment) : « XAIPE » et une famille de gallinacés (coq,
poule, poussins) indique que la villa est le sanctuaire d’une famille. L’entrée,
la « loge du portier » (θυρωρεῖον en grec), se veut bienveillante et
chaleureuse ; les couleurs sont chaudes est on y trouve de discrets
symboles de protection (incidemment, dans l’antiquité, le serpent était
considéré comme le protecteur du foyer).
L’entrée
« Solon »
Alors qu’une magnifique statue de Solon
(longtemps considérée comme représentant Sophocle), copie en plâtre de l’œuvre
qui se trouve au palais du Latran à Rome, domine le visiteur dans l’avant-cour
ou proauleion, sur la gauche, on peut se
rendre dans les thermes de la villa, le balaneion ou naiadès. Pontremoli
a dissimulé la robinetterie sous de discrètes grilles et sa création ressemble
à un somptueux jacuzzi contemporain. Le bassin principal, en marbre tigré de
Carrare, est énorme. Cet octogone élégant est profond d’un mètre ; nul
doute que les Reinach devaient apprécier s’y délasser. Dans cette pièce tout
est une ode à l’eau et aux nymphes.
En sortant des thermes, on se dirige
vers le péristyle dont les colonnes blanches sont en marbre de Carrare. Une
délicate vasque rappelle encore l’importance de l’eau et un magnifique laurier
rose agrémente l’espace où la lumière du soleil joue avec l’architecture et les
plantes. Il semblerait que Reinach ait particulièrement apprécié cette pièce.
Jaulmes et Karbowsky y ont peint des fresques tirées de sujets antiques et
inspirées par les décors de vases qui se trouvent aux musées du Vatican, de
Berlin et de Munich ; selon les instructions et désirs de Reinach
lui-même, ils trouvèrent les thèmes dans un ouvrage allemand de 1902 que
possédait Reinach sur les peintures sur vases grecques.
On
admire sur le mur de droite la Mort de Talos, Apollon et Hermès se
disputant la lyre, le Voyage d’Apollon au pays des Hyperboréens et Castor,
Pollux et Médée. Le mur de gauche nous offre une Scène de sacrifice,
les Préparatifs des noces de Pélops et d'Hippodamie, la Course de
Pélops et le Retour d’Héphaïstos dans l’Olympe.
Jaulmes
alla encore plus loin dans ses recherches et emprunta des motifs géométriques
et végétaux trouvés sur des œuvres minoennes ou des Cyclades. Il poussa son art
au point de recréer un technique antique pour ses fresques en utilisant un
enduit avec un pourcentage de poudre de marbre où il utilisa ses mélanges de
pigments, puis, quittant l’inspiration grecque, il employa une technique
décrite par Vitruve (80 ?-15 ? avant JC) afin de protéger son travail
(une fois l’enduit sec, une couche de cire chaude fut appliquée sur la surface
et polie).
Le péristyle

Un des cadrans
solaire de la villa
Du péristyle, on va dans la
bibliothèque qui est dédiée à Athéna (un buste de la déesse veille sur le
lecteur. C’est là, aussi, que se trouve une reproduction de l’Aurige de Delphes
(dont nous vous avons déjà parlé).
Cette
pièce est à l’est et ses fenêtres laissent entrer la lumière dès les premiers rayons
du soleil et lorsque le soleil n’est plus suffisant, un lustre qui est un
réplique de celui de Sainte-Sophie à
Istanbul, qui était encore officiellement Constantinople lorsque la villa fut
construite, prend
le relai afin d’apporter la lumière au lecteur qui aurait plongé dans la
lecture des livres précieux enrichissants des rayons des meubles de
bibliothèque construits par Bettenfeld. Les autres meubles – buffets, tables,
chaises – sont inspirés soit de l’Égypte, soit de découvertes faites à Herculanum
en 1762.
Les livres dans leur
écrin

Le lustre de la
bibliothèque
Aujourd’hui
protégés des visiteurs, quelques objets réellement antiques se trouvent dans la
bibliothèque.

Buffet, table de
travail et objets de la bibliothèque
Comme
dans la plupart des pièces, nous marchons sur des mosaïques qui sont à motifs
géométriques ou d’inspiration mythologique ; réalisées en marbres de tous
le bassin méditerranéen, elles furent créées avec les mêmes techniques que les
anciens.
Cette
pièce nous offre une représentation d’Héra dans un hexagone.

Héra
Jaulmes
et Karbowsky furent chargés de la décoration. Des frises en rouge, jaune et
noir dessinent des motifs géométriques et végétaux. Dans des médaillons, on
peut lire les noms de Thucydide, Platon, Aristote, Démosthène, Ménandre,
Archimède, Homère, Hésiode, Archiloque, Sappho, Pindare, Eschyle, Sophocle,
Hérodote, Euripide et Aristophane et sur les murs nord et sud, deux vers en
grec se traduisent en « C'est ici qu'en compagnie des
orateurs, des savants et des poètes des grecs, je me ménage une retraite
paisible dans l'immortelle beauté ».
De la bibliothèque, on passe dans
l’amphityros où se trouve une reproduction de l’Athéna
Lemnia par Phidias (490 ?-430 ? avant JC). Une vasque de marbre blanc
permettait peut-être de se laver les mains avant de passer à table dans la
pièce suivante. Ce vestibule relie également l’étage grâce à un élégant
escalier :

La salle à
manger, ou triklinos (les « trois lits »), était pour Reinach et ses
invités. La pièce était dédiée aux silènes, compagnons de Dionysos qui est,
lui, honoré dans le salon familial. Les tables à trois pieds étaient
accompagnées de lits tendus de lanières de cuir agrémentés de coussins. Les
repas s’y prenaient couché – ce qui est un exercice périlleux quand on a une
seule main pour gérer assiette et verre (espérons que Reinach faisait quelques
sacrifices à l’authenticité – ou qu’il avait une cuisinière à qui il avait
donné le livre de recettes d’Apicius (Romain gourmet et gourmant à qui on
attribue un livre de cuisine dont la dégustation de certains plats est
négociable d’une seule main).
Le triklinos en octogone au riche décor
L’andrôn voisin est le salon des
hommes où se trouve notamment une reproduction de statue
équestre d’Alexandre. Cette immense pièce donne sur l’extérieur par ses
fenêtres qui révèlent la délicatesse du mobilier :
Le siège de Reinach
et
par son ouverture sur le péristyle :
Les
marbres sont splendides :
tout
comme la pièce elle-même :
Au
centre de la pièce, une mosaïque en labyrinthe nous rappelle Thésée et le
Minotaure :
Si l’andrôn est grand, le petit
salon familial, l’oïkos, est plus chaleureux – et c’est là que se cache le
précieux piano de Mme Reinach. C’est là qu’on admire l’Héraclès
à la biche. La pièce, dédiée à Dionysos, est claire et lumineuse.
Au premier
étage, en haut de l’escalier dans le vestibule d’Hermès se trouve une
reproduction d’une stèle du dieu.
Un long couloir relie le vestibule aux deux chambres
principales.
La plus proche est celle de Mme Reinach, l’ornitès
(« les oiseaux »), qui, déesse du mariage, de la fécondité et de la
féminité oblige, est dédiée à Héra.
La chambre de Mme Reinach
La salle de bain de Madame est la
pièce suivante : l’ampélos. Pontremoli s’inspira peut-être d’éléments
antiques, mais son étonnante douche avec trois types de jets (en pluie (kataxysma),
normal (krounos) et en cercle (périkyklas) laisse rêveur pour une
création du début du XXe siècle).
Ensuite, le salon de Triptolème, qui doit son nom à la
mosaïque qui décore cette salle de repos et qui représente le héros
éponyme :
Triptolème sur son char (motif inspiré par une coupe
conservée au Vatican)
Lustre et plafond de la salle de repos
Viennent ensuite les « victoires », nikaï, la
salle de bain de Monsieur avec sa baignoire en marbre de Carrare et les stucs
d’inspiration romaine réalisés par Gasq au dessus d’elle. Cette pièce, parfois
appelée salle de bain de la vigne a également des frises peintes par Jaulmes.
La baignoire aux pieds impressionnants
Si la chambre de Madame est dédiée à Héra, celle de
Monsieur l’est à Éros. L’érotès, les « amours », est une pièce où
domine le rouge pompéien qui rappelle le palais de Cnossos et où le dieu est
représenté sur les fresques qui décorent la chambre. Le lit en bronze et bois
semble protégé par d’imposantes colonnes :
S’il
vous est impossible de vous rendre à Beaulieu-sur-Mer, vous pouvez faire une
visite virtuelle de la villa. Ce n’est bien évidemment pas la même chose
– il manquera le parfum des plantes du jardin et le doux bruit des vagues –
mais c’est une porte de notre siècle vers cette petite merveille bâtie au
siècle dernier.
Sources :
https://www.villakerylos.fr/
https://www.rivieraloisirs.com/activities/villa-kerylos-a-beaulieu-sur-mer/
https://wikitravel.org/fr/Villa_Grecque_Kérylos
https://fr.wikipedia.org/wiki/Villa_Kérylos
Françoise Reynier,
« Archéologie, architecture et ébénisterie : les meubles de la villa
Kérylos à Beaulieu-sur-Mer », dans In Situ
Alain
Pasquier, « La coupe de bronze de l'ancienne collection Tyszkiewicz
(information) » dans les Comptes rendus des séances de l'Académie des
Inscriptions et Belles-Lettres, 144ᵉ année, N. 1, 2000. pp. 347-403.
: Michel Tyszkiewicz (1828-1897) était un
extraordinaire collectionneur et archéologue qui fit de très nombreux dons au
musée du Louvre. Certaines pièces de sa collection privée avaient été décrites dans
des études archéologiques ; ce fut le cas en 1892 pour la coupe que
Reinach acheta après la mort de Tyszkiewicz lors d’une vente aux enchères. La
coupe se trouve toujours à la villa Kérylos. Si le sujet vous intéresse,
d’autant plus que la localisation de cette coupe fut une sorte de mystère entre
1892 et 1981, vous pouvez consulter l’excellent article d’Alain Pasquier, « La
coupe de bronze de l'ancienne collection Tyszkiewicz (information) » dans
les Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et
Belles-Lettres, 144ᵉ année, N. 1, 2000. pp. 347-403.