Les horreurs de l'Histoire : les filles de Julienne de Fontevrault

Les horreurs de l’HistoireChroniques de parents indignes serait aussi un bon titre.

L’histoire que nous allons vous raconter ne fait pas partie de nos périodes historiques de prédilection. En fait, nous regardions un documentaire sur les techniques de torture au Moyen Âge (moitié informations historiques utiles, moitié inspiration pour notre incarnation littéraire) quand l’algorithme du site nous a proposé une vidéo plus générale sur la même période. C’est une petite phrase presque anodine de cette vidéo qui nous a lancée sur la présente recherche – et nous a fait replonger en latin (heureusement que le latin d’église n’est pas du Cicéron ou du Catulle !).

L’historien que nous écoutions parlait des châtiments au Moyen Âge quand il mentionna les petites-filles d’Henri Ier Beauclerc (1068 ? – 1er décembre 1135), roi d’Angleterre, qui furent mutilées parce que leur père avait lui-même mutilé un otage qui lui avait été confié par le roi ; cette justice réparatrice sous le signe du talion éveilla notre curiosité.

Afin de retrouver les petites-filles, il faut savoir quel enfant du roi d’Angleterre leur donna naissance et il nous fallut faire une plongée dans l’histoire d’Henri Beauclerc : ce quatrième fils de Guillaume le Bâtard[1] (1027 ? – 1087) n’aurait jamais dû être roi. Guillaume avait légué l’Angleterre à son second fils, Guillaume II, dit le Roux (1060 ? – 1100) et la Normandie à son fils aîné, Robert Courteheuse (1051 ? – 1106). Henri obtint le Cotentin de Robert, mais il le perdit et s’allia alors avec Guillaume contre Robert. Le hasard voulut qu’Henri soit présent lors de l’accident[2] de chasse qui coûta la vie à Guillaume II. Robert était en croisade depuis 1096, Guillaume II n’avait aucun héritier et donc Henri se fit couronner roi d’Angleterre trois jours après la mort de son frère[3].

D’ailleurs, en parlant d’enfants… Si Guillaume, qui ne s’était jamais marié, n’avait même pas d’enfant illégitime, Henri Beauclerc semble avoir été le genre d’homme à faire des projets au moindre mouvement de jupons. Il eut deux épouses légitimes (deux ou trois enfants avec la première, Mathilde d’Écosse (1080 – 1er mai 1118) qui fut une excellente reine, mais aucun avec la seconde, Adélaïde de Louvain (1103 ? – 1151), qui fut beaucoup moins impliquée dans les affaires du royaume), mais aussi des maîtresses royales et des concubines. Le nombre exact d’enfants illégitimes qu’il eut avec des dames plus ou moins nobles reste inconnu – inconnu, mais très élevé à en juger par le nombre de ceux qui nous sont connus (environ vingt-cinq enfants légitimés).

C’est une fille d’Henri Beauclerc qui fut la mère des deux malheureuses qui furent mutilés : Julienne. Le nom de la propre mère de cette fille illégitime est incertain et le nom des deux filles nous est également inconnu. En fait, les sources anglaises ont un peu plus d’informations sur Julienne ; en anglais, elle est appelée Juliane, ou Juliana, de Fontevrault, parce qu’elle se retira dans cette abbaye à la fin de sa vie et sa mère, concubine d’Henri, s’appelait peut-être Ansfride. Julienne, toujours selon ces sources, a dû naître vers 1090 et mourir après 1136. En 1103, Julienne fut mariée au seigneur de Pacy, Breteuil et Pont-Saint-Pierre, Eustache de Breteuil (Eustace de Pacy pour les Anglais) qui avait trente ans de plus qu’elle. Ils eurent au moins deux filles et deux fils (Guillaume et Roger). La plupart des historiens pense que les fils sont nés vers 1116 et 1118, mais l’année de naissance des filles est encore une fois incertaine – cependant, il serait logique de placer ces naissances entre 1103 et 1115 (les filles n’étaient pas jumelles et comme la mutilation eut lieu en 1119, elles étaient nées avant leurs frères).

La meilleure source afin de savoir ce qui s’est passé est dans le récit historique du moine Orderic Vital (1075-1143 ?). Voici ce qu’il nous raconte dans son Historia Ecclesiastica, tome III, Livre XII (dans le tome 188 du Patrologiae cursus completus publié en 1855, pp. 858-859) :

In eodem anno [1119] Eustachius de Britolio, gener regis, crebro commonitus fuit a contribulibus et consanguineis ut a rege recederet, nisi ipse turrim Ibreii, quae antecessorum ejus fuerat, ei redderet. Rex autem ad praesens in hoc ei acquiescere distulit ; sed in futuro promisit, et blandis eum verbis redimendo pacificavit. Et quia discordiam ejus habere nolebat, qui de potentioribus Neustriae proceribus erat, et amicis, hominibusque stipatus, firmissimas munitiones habebat, ut securiorem sibi et fideliorem faceret, filium Radulfi Harenc, qui turrim custodiebat, ei obsidem tradidit, et ab eo duas filias ipsius, neptes videlicet suas, versa vice obsides accepit. Porro Eustachius susceptum obsidem male tractavit. Nam consilio Amalrici de Monteforti qui augmenta malitiae callide machinabatur, qui Eustachio multa sub fide pollicitus est quae non implevit, pueri oculos eruit, et patri, qui probissimus miles erat, misit. Unde pater iratus ad regem venit, et infortunium filii sui nuntiavit. Rex vero vehementer inde doluit ; pro qua re duas neptes suas ad vindictam in praesenti faciendam ei contradidit. Radulfus autem Harenc Eustachii filias permissu regis irati accepit, et earum oculos in ultionem filii sui crudeliter effodit, nariumque summitates truncavit. Innocens itaque infantia parentum nefas, proh dolor ! miserabiliter luit, et utrobique genitorum affectus deformitatem sobolis cum detrimento luxit. Denique Radulphus, a rege confortatus et muneribus honoratus, ad Ibreii turrim conservandam remeavit, et talionem regia severitate repensum filiabus ejus Eustachio nuntiari fecit.                                           

Comperta vero filiarum orbitate, pater cum matre nimis indoluit, et castella sua, Liram et Gloz, Pontemque Sancti Petri et Paccium munivit ; et ne rex, seu fideles ejus in illa intrarent, diligenter obturavit, Julianam autem, uxorem suam quae regis ex pellice filia erat, Britolium misit, eique ad servandum oppidum necessarios milites associavit.                                                               

          Porro burgenses, quia regi fideles erant, nec illum aliquatenus offendere volebant, ut Julianae adventum pluribus nociturum intellexerunt, protinus regi ut Britolium properanter veniret, mandaverunt. Providus rex, illud recolens ab audaci curione Caesari dictum, in belli negotiis :

Tolle moras : semper nocuit differre paratis,

(Lucian I, 281)

auditis burgensium legationibus, Britolium concitus venit, et portis ei gratanter apertis in villam intravit. Deinde fidelibus incolis pro fidei devotione gratias egit, et ne sui milites aliquid ibi raperent prohibuit, municipiumque, in quo procax filia ejus occluserat, obsedit. Tunc illa undique anxia fuit, et quid ageret nescivit ; pro certo cognoscens patrem suum sibi nimis iratum illuc advenisse, et obsidionem circa castellum positam sine tropaeo non dimissurum fore, tandem, sicut Salomon ait : Non est malitia super malitiam mulieris (Eccli. XXV, 26), manum suam in christum Domini mittere praecogitavit. Unde loqui cum patre fraudulenter petivit. Rex autem, tantae fraudis feminae nescius, ad colloquium venit, quem infausta soboles interficere voluit. Nam balistam tetendit, et sagittam ad patrem traxit ; sed, protegente Deo, non laesit.          

Unde rex illico destrui pontem castelli fecit, ne ingrederetur aliquis vel egrederetur. Videns itaque Juliana se undique circumvallari, neminemque sibi adminiculari, regi castellum reddidit ; sed ab eo liberum nullatenus exitum adipisci potuit. Regio nempe jussu coacta, sine ponte et sustentamento de sublimi ruit, et nudis natibus usque in profundum fossati cum ignominia descendit. Hoc nimirum in capite Quadragesimae, in tertia septimana Februarii contigit, dum fossa castelli brumalibus aquis plena redundavit, et unda nimio gelu constricta tenerae carni lapsae mulieris ingens frigus jure subministravit. Infausta bellatrix inde ut potuit cum dedecore exivit, ac ad maritum suum, qui Paceio degebat, remeavit, eique tristis eventus verax nuntium enodavit. Rex burgenses convocavit, de fidelitate conservata laudavit, promissis et beneficiis honoravit, et eorum consilio castrum Brilolii tutandum commendavit.

Dans le cours de la même année [1119], Eustache de Breteuil, gendre du roi, fut encouragé par ses compatriotes et sa famille à se désolidariser du roi si ce dernier ne lui rendait pas la tour d’Ivry qui avait appartenu à ses ancêtres. Cependant, le roi ne lui donna pas immédiatement satisfaction ; mais il lui promit qu’il la lui rendrait un jour et il l’apaisa grâce à des paroles flatteuses. Puisqu’il ne pouvait se permettre d’avoir Eustache contre lui, parce qu’il était un des plus puissants seigneurs de Normandie, qu’il avait beaucoup d’amis et de vassaux, et possédait de solides places fortes, il lui donna en otage, afin de garantir la paix et sa fidélité, le fils de Raoul Harenc, qui gardait la tour d’Ivry ; en échange, ce dernier reçut d’Eustache ses deux filles, qui étaient les petites-filles du roi. Cependant Eustache ne se comporta pas bien à l’égard de l’otage qu’il avait reçu. Car, sur les conseils d’Amauri de Montfort, qui ourdissait des trames des plus perverses, et qui avait fait à Eustache sous la foi du serment, beaucoup de promesses qu’il ne tint pas, il énucléa l’enfant et le renvoya à son père qui était un chevalier des plus loyaux. Le père, alors furieux de cette action, alla trouver le roi, et lui raconta les malheurs de son fils. Le roi en fut grandement affligé et livra ses deux petites-filles à Raoul afin qu’il puisse immédiatement se venger. Alors, Raoul Harenc, avec la permission du roi furibond, prit les filles d’Eustache, et, pour venger son fils, les énucléa cruellement à leur tour et leur coupa le bout du nez. Hélas ! des enfants innocentes expièrent misérablement le crime de leur père, et dans les deux familles l’affection parentale eut à regretter la mutilation de leurs enfants. Ensuite Raoul, consolé par le roi et honoré par des présents, retourna à la tour d’Ivry qui restait sous son autorité et fit annoncer à Eustache le talion que la sévérité royale avait exercé sur ses filles.               

Quand ils apprirent le sort de leurs filles, le père et la mère furent dévastés. Eustache fortifia ses châteaux de Lire, Glos, Pont-Saint-Pierre et Pacy et en ferma soigneusement l’accès, afin que le roi ou ses partisans n’y pussent entrer ; il envoya à Breteuil sa femme Julienne, qui était fille du roi et d’une courtisane, et lui donna les troupes nécessaires pour garder cette place.                

Les habitants, qui étaient fidèles au roi et ne voulaient l’offenser en rien, ayant compris que l’arrivée de Julienne pourrait être funeste à beaucoup de monde, envoyèrent aussitôt un message au roi l’invitant à venir au plus vite à Breteuil. Ce prudent souverain se rappela ce que l’audacieux Curion dit à César au sujet des affaires militaires :

Ne souffrez aucun délai ; il est toujours néfaste de tarder si on est prêt,

Lucien, Phalaris, I, 281)

ayant entendu les envoyés des Bretoliens, il se rendit bien vite auprès d’eux et, les portes lui ayant été ouvertes avec joie, il entra dans la ville. Ensuite, il rendit grâce aux fidèles habitants pour leur dévouement, défendit à ses soldats de prendre aucune chose, et assiégea la citadelle dans laquelle son impudente fille s’était enfermée. Alors elle éprouva de grandes inquiétudes de toutes parts et ne sut ce qu’elle devait faire – bien évidemment, comprenant que son père venait d’arriver fort courroucé, et qu’il n’abandonnerait jamais le siège qu’il avait mis autour du château avant d’avoir obtenu la victoire. Mais, comme dit Salomon : « Il n’y a pas de méchanceté au-dessus de la méchanceté de la femme, » (Ecclés. XXV, 26)  elle eut l’idée de mettre la main sur l’oint du Seigneur. En conséquence, elle demanda traîtreusement un entretien avec son père. Le roi, qui ne se doutait pas de tant de perfidie chez une femme, se rendit à l’entrevue où sa sinistre descendante voulait le faire périr. Elle tendit une arbalète et envoya un carreau vers son père, mais, sous la protection de Dieu, il ne fut pas atteint.                                        

C’est pourquoi le roi fit immédiatement détruire le pont du château, afin que personne ne puisse y entrer ou en sortir. Julienne, voyant qu’elle était complètement encerclée et que personne ne la secourait, rendit le château au roi, mais elle ne put obtenir de lui de sortir libre. D’après l’ordre du Roi, elle fut forcée de se laisser glisser du haut des murs sans pont et sans soutien, et descendit honteusement,  fesses nues, jusqu’au fond du fossé. Cela arriva au commencement du Carême, dans la troisième semaine de février, lorsque les douves du château étaient remplies des eaux de la fonte des neiges et que le gel qui les glaçait refroidissait justement, d’une manière cruelle, la chair délicate de cette femme, qui y plongea dans sa chute. Cette malheureuse guerrière s’en extirpa tant bien que mal, mais couverte de honte, et rejoignit son mari qui se trouvait à Pacy, et lui raconta honnêtement ce triste événement. Le roi convoqua les habitants, les loua beaucoup de lui être restés fidèles, les honora par des promesses et des bienfaits, et, sur leur recommandation, confia la garde du château de Breteuil à Guillaume, fils de Raoul.

Quelques mois plus tard, voici ce qui arriva selon le récit de Vital dans son Historia Ecclesiastica, tome III, Livre XII (dans le tome 188 du Patrologiae cursus completus publié en 1855, p. 882) :

Porro Eustachius et Juliana, uxor ejus, cum amicis consiliati sunt, et ad obsidionem, amicorum instinctu, properaverunt, nudisque pedibus ingressi tentorum regis ad pedes corruerunt. Quibus repente rex ait : « Cur super me sine meo conductu introire ausi estis, quem tot tantisque injuriis exacerbastis ?» Cui Eustachius respondit : « Tu meus es naturalis dominus. Ad te ergo, dominum meum, venio securus, servitium meum tibi fideliter exhibiturus, et rectitudinem pro erratibus, secundum examen pietatis tuae, per omnia facturus.» Amici pro genero regis supplicantes adfuerunt. Richardus quoque, filius regis, pro sorore sua supplex accessit. Clementia vero cor regis ad generum et filiam emollivit, et benigniter reflexit. Mitigatus itaque socer genero dixit : « Juliana revertatur Paceium, et tu mecum venies Rothomagum, ibique meum audies placitum. » Nec mora jussio regis completa est, et rex Eustachio sic locutus est : « Propter honorem Britolii quem Radulfo Britoni, cognato tuo, dedi, quem fidelem et probissimum in necessitatibus meis contra hostes comprobavi, in Anglia tibi per singulos annos recompensabo CCC marcos argenti. » Post haec praefatus heros in pace zetis et muris Paceium munivit, multisque divitiis abundans, plus quam XX annis vixit. Porro Julianae post aliquot annos lascivam quam duxerat vitam, habitumque mutavit, et sanctimonialis in novo Fontis-Ebraldi coenobio facta, Domino Deo servivit.

Ensuite Eustache et Julienne, sa femme, consultèrent leurs amis et sur leur conseil se rendirent au siège en toute hâte ; ils entrèrent pieds nus dans la tente du Roi et se jetèrent à ses  pieds.  Henri  leur  reprocha  aussitôt  : « Pourquoi vous êtes-vous permis, sans mon sauf-conduit, de vous introduire auprès de moi, que vous avez aigri par tant et de si grands outrages ? » Ce à quoi Eustache répondit : « Vous êtes mon suzerain. Je me présente donc à vous, mon seigneur, sans crainte, disposé que je suis à vous rendre fidèlement mes services, et prêt à vous satisfaire en toutes choses pour mes fautes selon la décision de votre bonté. » Quelques amis intervinrent pour supplier le roi en faveur de son gendre. De même, Richard, fils d’Henri, plaida pour sa sœur. La clémence attendrit le cœur du monarque en faveur de son gendre et de sa fille, et le fléchit avec bonté. En conséquence, le beau-père adouci dit à son gendre : « Que Julienne retourne à Pacy; vous viendrez à Rouen avec moi, et là je vous annoncerai ma décision. » L’ordre du Roi fut exécuté aussitôt ; puis il parla à Eustache en ces termes : « Afin de vous dédommager du fief de Breteuil, dont j’ai fait don à votre beau-frère, Raoul-le-Breton, que j’ai toujours trouvé, à mon besoin, fidèle et brave contre mes ennemis, je vous donnerai trois cents marcs d’argent en Angleterre chaque année. » Ensuite ce chevalier fortifia tranquillement Pacy de retranchements et de murs, et, comblé de richesses, vécut encore plus de vingt ans. Quant à Julienne, au bout de quelques années, elle renonça à la vie lascive qu’elle avait menée et changea de conduite ; elle devint religieuse dans le nouveau couvent de Fontevrault et servit notre seigneur Dieu.

À l’époque, il n’est pas surprenant qu’un roi ait décidé, pour des raisons d’honneur et de maintien de la paix, d’autoriser un vassal à se venger, mais les règles du talion étaient aussi claires que dans l’Ancien Testament où, d’un livre à l’autre, les punitions et recommandations varient du tout au tout : « Si quelqu’un blesse son prochain, il lui sera fait comme il a fait : fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent » (Lévitique, XXIV, 19-20) et « Tu ne te vengeras point, et tu ne garderas point de rancune contre les enfants de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (Lévitique, XIX, 18) ou encore « Tu ne jetteras aucun regard de pitié : œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied. » (Deutéronome, XIX, 21) et « On ne fera point mourir les pères pour les enfants, et l’on ne fera point mourir les enfants pour les pères ; on fera mourir chacun pour son péché. » (Deutéronome, XXIV, 16). Bref, les rédacteurs de ces textes auraient sacrément[4] eu besoin d’un éditeur afin de les débarrasser des contradictions évidentes. Remarquez, les recommandations du Nouveau Testament semblent plutôt limpides : « Vous avez appris qu’il a été dit : « œil pour œil et dent pour dent ». Mais moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre. » (Matthieu, V, 38-39), mais certains trouvaient le moyen d’ignorer cette injonction – après tout, Matthieu fait dire à Jésus, quelques lignes auparavant (V, 17) qu’il n’a pas pour but d’abolir les lois de l’Ancien Testament (et donc les Évangélistes auraient, eux-aussi, eu besoin d’éditeurs !).

Bref, un échange d’otages était chose commune et les filles de Julienne étaient celles qui avaient été offertes en échange du fils de Raoul Harenc, mais le roi n’aurait-il pas pu livrer Eustache à Raoul ? Ou même faire payer l’ignoble Amauri de Montfort si c’était lui qui avait eu l’immonde idée de pousser cet imbécile d’Eustache à mutiler un enfant, simplement parce que son père était le gardien d’un bien qu’Eustache convoitait ? Le roi aurait aussi pu dépouiller Eustache de tous ses biens et les donner à Raoul ou au jeune mutilé, mais… non. Raoul fit arracher les yeux des deux filles (qui avaient peut-être entre seize et cinq ans) et leur fit couper le bout du nez à toutes deux.

Si cette histoire ne fut pas rédigée par Vital uniquement afin de faire voir au monde qu’Henri Beauclerc faisait régner l’ordre, même si la chair de sa chair devait être meurtrie, Henri était un père (et un grand-père) aussi indigne qu’Eustache de Breteuil qui avait eu l’arrogance de penser que le roi ne livrerait pas ses propres petites-filles au courroux du père de l’enfant qu’il avait mutilé.

Raoul Harenc ne vaut pas mieux qu’Amauri, Eustache et Henri : au lieu de demander le châtiment de celui qui était effectivement coupable, il se venge sur deux filles et comme si l’énucléation ne signait pas la mort sociale des filles de Julienne, il leur fit aussi couper le bout du nez. Pourquoi pas le marquage au fer sur le front ou l’arrachage des dents ? Quitte à les humilier, allons-y gaiement.

Ces messieurs ont sauvé les apparences, mais seuls les trois enfants (ou adolescents) ont souffert.

Nous sommes loin d’avoir tous les détails, mais la réaction la plus saine, même si nombre d’historiens la traite de traîtresse, est peut-être celle de Julienne. Mariée à un homme qui avait trente ans de plus qu’elle et qui fut assez stupide pour mettre en danger leurs deux filles, Julienne, même si elle était fille du roi d’Angleterre, n’avait aucune possibilité d’indépendance à l'époque.

Pour les hommes du temps, le sort des filles de Julienne était juste et parfaitement normal, mais en tant que mère, elle ne pouvait quitter Eustache, qui se repentit peut-être sincèrement de sa bourde stratégique qui causa la mutilation de leurs filles, mais elle était en droit d’en vouloir à son père d’avoir autorisé la double mutilation de deux innocentes. Elle aurait peut-être préféré tout perdre et être condamnée à l’exil si elle avait pu s’enfuir avec quatre enfants en pleine santé. Comment alors s’étonner que Julienne ait tenté de tuer son père ? Le choix d’une arbalète fut maladroit, puisqu’elle manqua sa cible, mais la logistique du tir dut être trop compliquée. Quitte à l’abattre, il aurait mieux valu une flèche perdue, comme lors de la chasse où Guillaume II perdit la vie, mais elle devait vouloir venger ses filles elle-même (si elle s’était entraînée à tirer, nul doute qu’Henri aurait été prévenu par un des hommes du château et c’est la raison pour laquelle on devrait apprendre aux femmes à tirer dès leur plus jeune âge).

La bêtise d’Eustache n’est pas dénoncée par Orderic Vital. En revanche, notre chroniqueur s’en donne à cœur joie contre Julienne : sa sortie du château fut une honte et il la rendit ridicule, mais elle parvint à descendre le mur de la citadelle sans aide, à s’extirper des douves glaciales et à s’enfuir alors que des soldats avaient admirés sa face arrière alors qu’elle s’évadait.

Quelques mois après la mutilation de ses filles, Julienne fut traînée par Eustache auprès du roi afin de faire amende honorable. Henri Beauclerc leur pardonna, mais Julienne fut renvoyée à Breteuil, tandis qu’Eustache restait avec le roi. Vital nous dit qu’après la mort d’Eustache en 1123, Julienne renonça à sa vie lascive et entra au couvent… Elle décida peut-être de fuir le monde des hommes où des adultes mutilent des enfants quand ils n’ont pas le courage de se battre entre eux. D’ailleurs, certains disent qu’elle entra au couvent avec ses filles (sans yeux et sans nez, même une dot royale ne leur aurait pas trouvé d’époux).

 

Nous pourrions nous dire que c’est une histoire de 1119, mais en 2024, nous avons toujours des parents indignes qui mutilent ou tuent leurs enfants (ou ceux des autres) lorsque ceux-ci ne font pas ce qu’ils souhaitent. Et ne parlons pas des enfants qui sont toujours vendus ou mariés afin de satisfaire les intérêts de leurs pères[5] – et nous n’oublierons pas les mères qui autorisent la mutilation de leurs enfants.

En conclusion, nous avons des ordinateurs, le Wifi et des satellites, mais la protection de nos enfants, à l’échelle planétaire, n’est pas vraiment meilleure aujourd’hui. C’est ce qui continuera d’arriver tant que notre espèce ne comprendra pas que tous les enfants sont nos enfants et qu’il faut tous les aimer, les protéger et les éduquer au mieux (sans oublier le tir à l’arbalète).


 



[1] : Aujourd’hui le Conquérant – c’est quand même curieux ce que l’annexion d’un pays peut faire afin d’améliorer un surnom.

[2] : Une flèche en plein cœur était l’équivalent d’une balle perdue à l’époque, sans doute.

[3] : Le roi est mort. Vive le roi !

[4] : Assez moyen comme jeu de mot, mais… comment résister ?

[5] : Savez-vous que le mariage d’enfants mineures à des adultes, qui parfois les ont violées, est toujours légal dans certains pays ? Certains pays comme… les États-Unis d’Amérique. Quelle est belle notre planète !

« À table ! » (version Moyen Âge - dans les classes supérieures)

Il y a quelques années – en 2008 pour être exact – la BBC nous donna un court documentaire : Clarissa and the King’s CookbookClarissa et le livre de cuisine du roi.

Clarissa, c’était Clarissa Dickson Wright (24 juin 194715 mars 2014), actrice, présentatrice et cuisinière extraordinaire. Elle reste, encore aujourd’hui, une référence et une cuisinière hautement respectée.

 Le livre de cuisine, c’est The Forme of Cury (littéralement La Méthode de cuisine – en ancien français « queuerie » voulait dire « art de cuisiner » d’où... « maître queux »), ouvrage de la fin du XIVe siècle qui contient cent quatre-vingt-seize recettes. Il s’agit d’un nombre impressionnant de recettes, mais, comme le dit Clarissa Dickson Wright et d’autres qui se sont penchés sur cet ouvrage, le chef aurait pu en ajouter quatre de plus, histoire de faire un compte rond.

Le manuscrit original, compilé par le principal chef cuisinier du roi, ne nous est pas parvenu, mais il nous reste neufs exemplaires et le texte en moyen anglais fut traduit par le vicaire (et passionné d’antiquités) Samuel Pegge (Chesterfield, 5 novembre 1704 – 14 février 1796) en 1780.

Bien évidemment, ce livre de recettes ne reflète que le régime alimentaire de la cour du roi – roi qui d’ailleurs dépensait souvent sans compter pour sa table. Viandes, poissons, légumes, fruits, ingrédients variés se trouvent parmi les recettes, mais surtout on y lit le nom d’épices du bout du monde qui apparaissent pour la première fois dans un manuscrit.

Le roi, c’était Richard II d’Angleterre (Bordeaux, 6 janvier 1367 – château de Pontefract, 14 février 1400), dont le court règne fut marqué de bien des tumultes.

 

Dans le documentaire, notre cuisinière géniale recrée trois recettes :

- sauce madame (une oie farcie de sauge, persil, hysope, sarriette, ail, grains de raisin, coings et poires – la farce devient la sauce lorsqu’on l’ajoute dans un pot à la graisse de l’oie récupérée dans le plat de cuisson, à des tranches de pain imbibées de vin et à de la poudre douce et que le tout est porté à ébullition et réduit afin de napper l’oie coupée en tranche qui doit alors être servie au plus vite)

- aigre-douce de poisson (des morceaux de divers poissons d’eau douce frits à l’huile d’olive et nappés d’un sirop de vinaigre de vin blanc au sucre, cannelle, gingembre, clous de girofle où ont baignés des oignons hachés, des raisins de Corinthe et des raisins de Smyrne, l’aigre-douce ayant été portée à ébullition et réduite afin de napper les morceaux de poissons frits)

- poires en confit (poires cuites dans du bon vin rouge avec des mûres et des mûres blanches ; une fois cuites, elles sont placées dans un plat et on ajoute au vin du miel et du gingembre en poudre afin de le réduire en sauce pour les poires).

 

Nous sommes récemment retournée au musée de Cluny (pour les expositions Les arts en France sous Charles VII et Merveilleux trésor d’Oignies : éclats du XIIIe siècle ; informations ici) et en admirant de nouveau les salles du musée que nous n’avions pas visitées depuis quelques années, nous avons croisé cette petite merveille :

 Vue générale de la cheminée

 Plan rapproché

 
Notice explicative
 

Cette cheminée n’est pas aussi énorme que celle d’un palais royal, mais elle donne une excellente idée de ce à quoi une cuisine de l’époque pouvait ressembler.

Parmi les recettes choisies par Clarissa Dickson Wright, c’est un élément de sauce madame qui est particulièrement intéressant : la poudre douce. Ce mélange d’épices rares et coûteuses est souvent employé dans The Forme of Cury, mais ce mélange est aussi mentionné dans d’autres recueils et écrits du Moyen Âge et se retrouve dans toute l’Europe. Par exemple, ce mélange est mentionné par le bourgeois qui rédigea Le Ménagier de Paris (vous trouverez le manuscrit ici et le texte imprimé ici), ce curieux – mais fascinant – « traité de morale et d’économie domestique composé vers 1393, contenant des préceptes moraux, quelques faits historiques, des instructions sur l’art de diriger une maison, des renseignements sur la consommation du Roi, des Princes et de la ville de Paris, à la fin du quatorzième siècle, des conseils sur le jardinage et sur le choix des chevaux; un traité de cuisine fort étendu, et un autre non moins complet sur la chasse à l’épervier ».

Tous les lecteurs d’aujourd’hui s’accordent à dire qu’une des difficultés des anciens recueils de recettes est qu’une partie des instructions « manque », tout simplement parce que ces ouvrages s’adressaient à des cuisiniers de profession et que certaines pratiques étaient pour eux évidentes[1] et c’est là que l’expérience de Clarissa Dickson Wright se révèle extrêmement importante si nous voulons recréer ce mélange d’épices car elle est la seule à mentionner le sel. En y réfléchissant, c’est logique, mais sans elle et sa remarque « Salt, of course! [Du sel, bien sûr !] » le mélange est incomplet. D’ailleurs, il est possible que sel et sucre aient été ajoutés en dernier à un mélange d’épices tout préparé puisque ce qui constitue la poudre douce (ou poudre de duc dans Le Ménagier de Paris) peut aussi servir afin de faire la poudre forte.

Pour la poudre douce, la plupart des recettes s’accordent sur l’utilisation du sucre, gingembre et cannelle en poudre – plus le sel qui n’est pas mentionné, mais doit être utilisé afin de faire ressortir le sucre. Certains ajoutent de la cardamome, des grains de poivre, du macis, des clous de girofles ou de la noix de muscade en poudre. Poivre et clous de girofle nous semblent trop violents pour la poudre douce.

Pour la poudre forte, il n’y a pas (ou très peu) de sucre. Gingembre, cannelle et sel restent une base et viennent s’y ajouter clous de girofle (là, oui !), macis, muscade (ces deux-là sont issus du même fruit, mais n’ont pas le même goût), maniguette, poivre noir et poivre long (ce dernier est moins fort, mais plus parfumé que le poivre usuel).

 

Nous proposerions donc :

Pour la poudre douce :

-         2 mesures de sucre (blanc ou roux – tout dépend du contenu des caisses de votre souverain de votre goût)

-         ½ mesure de sel

-         3 mesures de gingembre moulu

-         1 mesure de cannelle moulue

-         1 mesure de cardamome moulue

-         1 mesure de noix de muscade moulue

-         ½ mesure de macis moulu

Pour la poudre forte :

-         ½ mesure de sel

-         2 mesures de gingembre moulu

-         1 mesure de cannelle moulue

-         1 mesure de clous de girofle moulue

-         1 mesure de grains de poivre noir moulus (ou une variété de poivre plus rare)

-         1 mesure de poivre long moulu

-         1 mesure de maniguettes moulues

-         1 mesure de noix de muscade moulue

 

Maintenant… À vos fourneaux… Prêts… Cuisinez !


[1] : Nous avons récemment trouvé une recette où il était indiqué, au sujet d’un poireau, qu’il fallait d’abord couper l’extrémité où se trouvent les racines. Cette action, plus qu’évidente à qui fait de la cuisine, est une indication précieuse pour les novices. Les anciens recueils s'adressent à des professionnels qui savent comment opérer en cuisine.

La p'tite Cais et... la Moche

Nous aimerions partager quelques idées avec nos voisines[1] niçoises au sujet de cette anecdote de 1543.

 

Comme toujours lors d'un siège (même Louis Durante, qui avait une légère tendance à prendre des libertés avec les faits et l'Histoire, le reconnaît), en 1543, les Niçoises défendirent leur ville et leurs familles comme des lionnes en colère, ce qui se comprend quand on a affaire aux terribles janissaires. N'oublions pas que la simple évocation de leur nom suffisait à envoyer des populations entières dans leur arrière-pays avec armes, bagages, veaux, vaches, cochons, couvées. Annoncer l'arrivée des janissaires, c'était vider villes et villages en panique - ou recommander son âme à Dieu en espérant être tué rapidement plutôt qu'emmené en esclavage.

 

En ce qui concerne Nice lors de ce siège si particulier (François Ier, qui reste un souverain étrange, un homme relativement soupe au lait et définitivement pas le père de l’année[2], fut en dessous de tout sur ce siège), c'est bien simple, ou elles se battaient, remblayaient les brèches, récupéraient les boulets, s’occupaient de leurs familles, donnaient naissance à des enfants et remontaient le moral des hommes, ou elles se faisaient tuer ou violer ou réduire en esclavage. Elles devaient être mortes de peur, mais elles devaient aussi être proprement furieuses. Toutes les Niçoises ont participé au siège de 1543 d’une façon ou d’une autre.

 

Nous n’avons que deux textes contemporains du siège de 1543, ainsi que des lettres de sujets du duc de Savoir, Charles II[3], et d’espions.

Il y a Recort e memoria de Jouan Badat ; ce texte n’est pas que sur ce siège-ci, mais il en constitue une importante partie. Badat nous parle des événements, mais comme son texte (l’exemplaire conservé aux archives est de la même main et semble avoir été écrit d’une traite, ce qui pourrait indiquer une rédaction postérieure à tous les événements mentionnés, ce qui expliquerait qu’il place l’arrivée de la flotte turque un mois avant tous les autres témoignages) est finalement assez court sur le siège, il parle de faits, mais pas vraiment de ses compatriotes et certainement pas des femmes. Badat se trouvait dans la ville basse ; il aurait pu parler de l’impact du siège sur les Niçois, mais il ne mentionne qu’attaques et résistance.

Pierre de Lambert, seigneur de La Croix, président de la chambre des Comptes de Savoie nous a laissé – enfin, son secrétaire – un Discours sommayre du succés du siege mys au devant du chasteau et cité de Nice par Françoys roy de France et par le Turch Barberosse de l’an 1543. Lambert était au château et n’eut pas la même vision que Badat, les espions étrangers, ou les hommes du duc qui recevaient des rapports de leurs sources dans la ville. Pourtant, grâce à Lambert, nous disposons d’un récit du siège assez complet, même s’il ne pouvait pas tout voir, ni tout savoir, et, chose extrêmement précieuse, il nous a laissé la liste des trois cent dix noms des hommes qui ont défendu le château (trois cent un volontaires, plus les officiers du château). Il avait sans doute recopié la liste faite à l’époque et qui est conservée aux Archives départementales des Alpes-Maritimes (Ni Camerales 052/035).

Donc, pas une femme à l’horizon… Oh ! pardon. Lambert nous livre un nom, celui de la propriétaire d’une vigne en contrebas du Montboron où les Turcs s’installèrent : « Donna Cattin Caix », donc Mme Catherinette Cais en version moderne. Mais arrêtons-nous un instant sur « Cattin ». Ce prénom est un diminutif de « Catarina » ; en niçois, le n final se prononce, mais il rappelle la fâcheuse association avec « catin » (Catherine est un prénom qui, entre autre, peut vouloir dire « pure », mais qui aussi évoque l’impure). Soyons généreux et imaginons que cette pauvre Cais qui perdit sa vigne serait aujourd’hui « Catherinette » ou même « Cathy ».

En 1543, ces messieurs ne parlent que de cette pauvre Cais et uniquement afin de nous dire que les Turcs détruisirent sa vigne. On nous parle de son bien, mais pas un mot sur elle ou sur ce qu’elle fit pendant le siège. Était-elle en ville avec Badat, au château avec Lambert ou avait-elle fui « à la montagne », c’est-à-dire dans l’arrière-pays ? C’est un mystère.

 

            Alors, nous avons les noms des hommes du château (y compris les noms des trois tambours), nous avons les noms de quelques Niçois et nous savons qu’il y avait des milliers d’hommes à Nice.

Mais… Pourtant… S’il y avait des milliers d’hommes, il y avait autant de femmes, mais le seul nom qui nous est parvenu de 1543 est celui de la p’tite Cais (et seulement au sujet de son bien – bien qu’elle a perdu à cause des assiégeants).

 

            Un nom. 1543 nous livre un seul nom. Merci, messieurs. Au siège suivant, les Niçoises, descendantes de ces courageuses femmes qui firent face aux terribles janissaires (et aux Français, n’oublions pas ces troupes-là) auraient dû laisser leurs hommes se débrouiller avec les assiégeants et se mettre en grève à la maison, mais elles ont toujours protégé leurs familles, Nice et la Savoie, même si ceux qui écrivaient l’Histoire oubliaient quasi systématiquement de mentionner leurs actions et leur résistance aux envahisseurs en tous genres.

 

Et arrive la moche. Enfin, « Donna Maufachia » ; la « mal fichue », donc le laideron – même si certains hommes ont essayé de nous expliquer que c’est son buste qui était laid ou bien qu’elle n’était pas laide, mais devait être infirme. Évidemment. Une femme qu’on envoie au cœur d’un assaut et qui arrive à prendre son étendard à un janissaire était infirme. Certes, et il y a une grande construction en métal du côté du Champ de Mars à Paris que j’ai la possibilité de vous vendre si vous avalez cette explication.

En 1608, « Donna Maufachia » sort du Discorso del Monasterio antico delle monache della Città di Nizza, diverse volte distrutto, et riedificato, con la narrativa dell’edification fatta l’anno 1604 del moderno, sotto la regola, et invocatione di Santa Chiara, con l’occasione del che, si raccontano diverse particolarità curiose della Città; raccolte la maggior parte dalle scritture dell’ Archivio, et altre memorie antiche de Cittadini d’Honoré Pastorelli. À la louche, nous sommes quand même sur deux ou trois générations après les faits (allez-y, demandez à vos aînés de vous raconter une histoire de famille ou un épisode historique vécu et allez vérifier les données archivées ; il y aura toujours des surprises) et son Discours est comme celui de Lambert : un texte publié. Pastorelli n’a pas fait une conférence devant une assemblée de nonagénaires survivants du siège de 1543.

De tous les actes courageux des Niçoises, Pastorelli nous sort « Madame la Moche » de son chapeau.

En tant que femme, il est difficile de déterminer ce qui est le pire : que de toutes les histoires familiales d’exemples de courage féminin il n’y ait qu’un nom qui soit donné soixante-cinq ans après le siège ou que la mention à la va-vite soit un surnom immonde. Merci Pastorelli.

Finalement, le pire est peut-être que cette vague anecdote (« Au fait, une moche a pris un drapeau aux Turcs ») ait fait boule de neige : en 1634, Antoine Fighiera la mentionne en lui donnant le même surnom que Pastorelli ; en 1642, le Père Giuglaris parle poétiquement de toutes les Niçoises qui combattirent sur les remparts et les appelle des Amazones, nom que l’on retrouve associé sur le morceau de marbre qui accompagne le buste supposé être celui de « Madame la Moche » (sur la base du buste on lit : « 1543 Catarina Segurana dicta Dona Maufaccia » [1543 Catherine Ségurane dite Madame la Moche] et sur la pierre de la niche : « Nicœna Amazon irruentibus Turcis occurrit ereptoque uexillo triumphum meruit » [L’amazone niçoise s’élança contre les Turcs assaillants et, s’emparant d’un étendard, elle obtint le triomphe]).

Entre le buste et le fait que rares sont ceux qui vont admettre que rien ne prouve l’existence de Segurana, l’anecdote est devenue un phénomène culturel. Si le sujet vous intéresse, notre thèse sur le sujet est maintenant un ouvrage publié en deux tomes, mais toujours est-il que rien ne prouve l’existence de Segurana en 1543. Nous connaissions même un Niçois pur beurre pissaladiera qui disait : « Imagine un peu ! Une femme qui se serait appelée « la pure[4] sécurité ». Et puis « Seguran », c’est le surnom des Niçois, donc, cette histoire, c’est n’importe quoi. »

Depuis 1608, l’anecdote a gagné un nom, un prénom, une famille, des professions, des dates de naissance et la Moche dispose de tout un arsenal pour lui faire trucider le porte-étendard turc.

Madame Cais était vraiment là et la Moche a été brodée sur les exploits de toutes les Niçoises qui étaient vraiment là en 1543. L’homme qui fut le plus lucide sur ce sujet culturel fut le dramaturge Raoul Nathiez qui mit en scène le personnage de Segurana, mais pour nous dire qu’il n’y en a pas qu’une et qu’à Nice il y a des milliers de Segurana. En Histoire, Georges Doublet traita ce personnage à plusieurs reprises (trois de ses textes inédits seront notre prochaine publication).

 

Donc, chère voisines Niçoises, les Piémontaises vous prêteront volontiers quelques rouleaux à pâtisserie (et tisonniers) si vous souhaitiez rappeler à ces messieurs qu'il y eut des Catherine (pluriel) à Nice en 1543, mais aussi des Maria (pluriel), des Anna (pluriel), bref la moitié de la population et que, si les hommes de 1543 (ou 1608 ou 1634) les ont oubliées, il est plus que temps de leur rendre gloire à toutes, même si leurs noms ne nous sont pas parvenus (les registres paroissiaux sont postérieurs au siège, malheureusement).

 



[1] : Avec une famille largement européenne (avoir des ancêtres voyageurs est un casse-tête généalogique, mais c’est toujours intéressant), il se trouve que nous avons des attaches à Turin.

[2] : Excellente idée de sujet, d’ailleurs.

[3] : Nous avons  décidé de suivre d’illustres prédécesseurs en Histoire tels qu’Eugène Cais de Pierlas ou Georges Doublet et les numismates et archéologues qui considèrent que Charles Jean Amédée de Savoie (Turin, 24 juin 1489 – Moncalieri, 16 avril 1496) fut duc, mais ne régna jamais. Seul Charles II (Chazey-en-Bugey, 10 octobre 1486 – Verceil, 17 août 1553) régna et frappa monnaie en tant que « KAROLUS SECUNDUS ».

[4] : Il semble que l’ancienne cité grecque reste sur l’étymologie positive pour « Catarina ».

L'Auld Alliance

Le présent article va être assez court : il s’agit d’une réaction à un graffiti aperçu  hier soir en rentrant et le sujet historique est relativement hors de nos principales périodes de recherches.

Le texte qui nous a fait bondir (nous étions dans un bus qui emprunte la rue François Miron) ? Le voici : « Ici c’est Paris ».

Cette déclaration est géographiquement correcte, mais l’emplacement du graffiti est ce qui nous chiffonne, car il se trouve sur la façade du pub écossais appelé The Auld Alliance.

« The Auld Alliance ? Quelle est donc cette petite chose ? » me direz-vous (si vous n’êtes pas un de mes étudiants, puisque, même si le Moyen Âge n’est pas ma spécialité, je mentionne cette alliance franco-écossaise au moins une fois par an quand je parle de la Burns Night – qui constitue à elle seule tout un autre sujet).

Malgré que certain ministre (ou son supérieur) en ait, puisqu’au début du XXIe siècle il fut déclaré que l’Auld Alliance n’était plus car l’Écosse fait pour l’instant partie de la couronne britannique, l’alliance franco-écossaise du 23 octobre 1295 entre Philippe le Bel et John Balliol (confirmée par le parlement écossais le 26 février 1296 et renouvelée, entre autres, par François Ier et Mary Stuart le 15 décembre 1543) n’a jamais été abrogée officiellement.

Cette alliance est une promesse d’aide en cas d’attaque par les Anglais. Il s’agissait surtout d’aide militaire, mais un Écossais pouvait venir se réfugier en France et un Français pouvait demander asile en Écosse.

Cette alliance fut renouvelée à travers les siècles et le général de Gaulle considérait qu’elle était encore valide lors de la Seconde guerre mondiale.

Certains politiques considèrent peut-être que cette alliance a disparu, mais les Écossais n’ont pas oublié. Certes, il existe aujourd’hui un « Auld Alliance Day » (depuis 2017, grâce au rugby), mais surtout les Écossais se souviennent que la France est leur alliée contre l’Angleterre ; nous avons demandé à des amis Écossais s’ils considèrent que l’alliance existe toujours et la réponse fut un ‘Yes!’ catégorique.

Donc, revenons au graffiti vu hier… Son auteur, si fier de son pays, aurait peut-être pu choisir un autre support que la devanture d’un pub écossais et, à moins que seul le vert foncé de la peinture du pub n’ait parlé à celui qui a utilisé une bombe de peinture blanche ou que le personnel du pub n’ait fait quelque fâcheuse déclaration qui nous aurait échappée, le coupable aurait pu faire quelque recherche avant de s’en prendre à nos alliés.

À nos alliés écossais en général : ‘Sorry about the plonker![1]  

 

 



[1] : En français : « Désolée pour le baltringue décérébré ! »

Le Journal d'Edmond Got

Lors de nos recherches afin d'écrire notre biographie de Georges Doublet nous avons croisé le comédien Edmond Got qui, à partir de 1874, enseigna à l'École normale. Il donna donc des cours à notre historien.

François Jules Edmond Got (Paris [ancien] I, 1er octobre 1822 – Paris XVI, 20 mars 1901) entra à la Comédie-Française en 1844 ; il fut sociétaire en 1850 et doyen de 1873 à 1894 (il prit alors sa retraite). Il encouragea et promut de nombreux auteurs contemporains et protégea la Comédie, mais il la critiqua quand il le fallait aussi. 

En 1910, Médéric Got, un de ses fils, publia son Journal, qui est un témoignage précieux sur l’histoire de la Comédie-Française, du théâtre en général, mais aussi sur les événements de l'époque.

Depuis cette semaine, nous sommes en possession d'un exemplaire de ce fameux journal en deux tomes :

Un libraire (le nôtre ou un de ses prédécesseurs) a écrit « rare » sur la première page - avec un prix en francs pour les deux volumes ; il y a donc bien longtemps qu'ils attendaient de se faire adopter. Le premier tome se trouve aisément (il est même possible de le lire sur le site de la Bibliothèque nationale), mais le second tome est plus compliqué à localiser.

La mère d'Edmond Got, Sophie Meunier-Surcouf (effectivement parente du célèbre corsaire malouin), fut sous la protection d'un marquis de Folleville (nous avons à peine commencé à plonger dans son journal, mais cette histoire a attiré notre attention). Ce détail constitue peut-être un lien avec Marguerite Gondoin (dont le grand-père était Marie Jacques Gondoin de Folleville), ce qui ferait que Got aurait peut-être été dans le même cercle de connaissances que les Crauk, puisque Gustave Crauk épousa Marguerite Gondoin.

Si nous trouvons des informations intéressantes, et particulièrement dans le second tome, nous les partagerons avec vous.

Publications, travaux et recherches

Quel silence depuis quelques mois.

Il se trouve que notre thèse remaniée, Nice - 1543, est au chaud chez sa marraine la BNF depuis août dernier et que nous avons repensé notre édition de Soixante ans dans les ateliers des artistes - Dubosc modèle par Gustave Crauk (nouvelle couverture, introduction revue et index reformatés) dont la nouvelle version va partir au dépôt légal dans quelques heures.

Nos recherches afin d'écrire une nouvelle biographie de Constance Mayer La Martinière avancent et il va maintenant falloir déchiffrer l'écriture du notaire qui a fait l'inventaire après décès.

Nous avons maintenant édité trois textes de Georges Doublet : Le siège de Nice en 1543, Catherine Ségurane et Recettes pour faire un personnage historique. Nous avons également terminé notre biographie de l'auteur ; nous pensions écrire une dizaine ou quinzaine de page, mais un an plus tard, nous avons cent vingt pages. Les index nous attendent maintenant.

Grâce à notre travail sur Crauk, nous avions remarqué que l'autobiographie de François Marius Granet (publiée dans le journal Le Temps en 1872) n'avait pas été publiée en un seul ouvrage. Nous sommes en train d'éditer ce texte. Cette fois-ci, au lieu de notes de bas de pages, nous allons créer une galerie de portraits pour les personnes mentionnées par Granet et des tableaux d'Histoire pour les événements intéressants qu'il mentionne, mais n'approfondit pas.

Nous avons des projets d'articles pour ce blog. Nous vous disons donc à très bientôt.