La p'tite Cais et... la Moche

Nous aimerions partager quelques idées avec nos voisines[1] niçoises au sujet de cette anecdote de 1543.

 

Comme toujours lors d'un siège (même Louis Durante, qui avait une légère tendance à prendre des libertés avec les faits et l'Histoire, le reconnaît), en 1543, les Niçoises défendirent leur ville et leurs familles comme des lionnes en colère, ce qui se comprend quand on a affaire aux terribles janissaires. N'oublions pas que la simple évocation de leur nom suffisait à envoyer des populations entières dans leur arrière-pays avec armes, bagages, veaux, vaches, cochons, couvées. Annoncer l'arrivée des janissaires, c'était vider villes et villages en panique - ou recommander son âme à Dieu en espérant être tué rapidement plutôt qu'emmené en esclavage.

 

En ce qui concerne Nice lors de ce siège si particulier (François Ier, qui reste un souverain étrange, un homme relativement soupe au lait et définitivement pas le père de l’année[2], fut en dessous de tout sur ce siège), c'est bien simple, ou elles se battaient, remblayaient les brèches, récupéraient les boulets, s’occupaient de leurs familles, donnaient naissance à des enfants et remontaient le moral des hommes, ou elles se faisaient tuer ou violer ou réduire en esclavage. Elles devaient être mortes de peur, mais elles devaient aussi être proprement furieuses. Toutes les Niçoises ont participé au siège de 1543 d’une façon ou d’une autre.

 

Nous n’avons que deux textes contemporains du siège de 1543, ainsi que des lettres de sujets du duc de Savoir, Charles II[3], et d’espions.

Il y a Recort e memoria de Jouan Badat ; ce texte n’est pas que sur ce siège-ci, mais il en constitue une importante partie. Badat nous parle des événements, mais comme son texte (l’exemplaire conservé aux archives est de la même main et semble avoir été écrit d’une traite, ce qui pourrait indiquer une rédaction postérieure à tous les événements mentionnés, ce qui expliquerait qu’il place l’arrivée de la flotte turque un mois avant tous les autres témoignages) est finalement assez court sur le siège, il parle de faits, mais pas vraiment de ses compatriotes et certainement pas des femmes. Badat se trouvait dans la ville basse ; il aurait pu parler de l’impact du siège sur les Niçois, mais il ne mentionne qu’attaques et résistance.

Pierre de Lambert, seigneur de La Croix, président de la chambre des Comptes de Savoie nous a laissé – enfin, son secrétaire – un Discours sommayre du succés du siege mys au devant du chasteau et cité de Nice par Françoys roy de France et par le Turch Barberosse de l’an 1543. Lambert était au château et n’eut pas la même vision que Badat, les espions étrangers, ou les hommes du duc qui recevaient des rapports de leurs sources dans la ville. Pourtant, grâce à Lambert, nous disposons d’un récit du siège assez complet, même s’il ne pouvait pas tout voir, ni tout savoir, et, chose extrêmement précieuse, il nous a laissé la liste des trois cent dix noms des hommes qui ont défendu le château (trois cent un volontaires, plus les officiers du château). Il avait sans doute recopié la liste faite à l’époque et qui est conservée aux Archives départementales des Alpes-Maritimes (Ni Camerales 052/035).

Donc, pas une femme à l’horizon… Oh ! pardon. Lambert nous livre un nom, celui de la propriétaire d’une vigne en contrebas du Montboron où les Turcs s’installèrent : « Donna Cattin Caix », donc Mme Catherinette Cais en version moderne. Mais arrêtons-nous un instant sur « Cattin ». Ce prénom est un diminutif de « Catarina » ; en niçois, le n final se prononce, mais il rappelle la fâcheuse association avec « catin » (Catherine est un prénom qui, entre autre, peut vouloir dire « pure », mais qui aussi évoque l’impure). Soyons généreux et imaginons que cette pauvre Cais qui perdit sa vigne serait aujourd’hui « Catherinette » ou même « Cathy ».

En 1543, ces messieurs ne parlent que de cette pauvre Cais et uniquement afin de nous dire que les Turcs détruisirent sa vigne. On nous parle de son bien, mais pas un mot sur elle ou sur ce qu’elle fit pendant le siège. Était-elle en ville avec Badat, au château avec Lambert ou avait-elle fui « à la montagne », c’est-à-dire dans l’arrière-pays ? C’est un mystère.

 

            Alors, nous avons les noms des hommes du château (y compris les noms des trois tambours), nous avons les noms de quelques Niçois et nous savons qu’il y avait des milliers d’hommes à Nice.

Mais… Pourtant… S’il y avait des milliers d’hommes, il y avait autant de femmes, mais le seul nom qui nous est parvenu de 1543 est celui de la p’tite Cais (et seulement au sujet de son bien – bien qu’elle a perdu à cause des assiégeants).

 

            Un nom. 1543 nous livre un seul nom. Merci, messieurs. Au siège suivant, les Niçoises, descendantes de ces courageuses femmes qui firent face aux terribles janissaires (et aux Français, n’oublions pas ces troupes-là) auraient dû laisser leurs hommes se débrouiller avec les assiégeants et se mettre en grève à la maison, mais elles ont toujours protégé leurs familles, Nice et la Savoie, même si ceux qui écrivaient l’Histoire oubliaient quasi systématiquement de mentionner leurs actions et leur résistance aux envahisseurs en tous genres.

 

Et arrive la moche. Enfin, « Donna Maufachia » ; la « mal fichue », donc le laideron – même si certains hommes ont essayé de nous expliquer que c’est son buste qui était laid ou bien qu’elle n’était pas laide, mais devait être infirme. Évidemment. Une femme qu’on envoie au cœur d’un assaut et qui arrive à prendre son étendard à un janissaire était infirme. Certes, et il y a une grande construction en métal du côté du Champ de Mars à Paris que j’ai la possibilité de vous vendre si vous avalez cette explication.

En 1608, « Donna Maufachia » sort du Discorso del Monasterio antico delle monache della Città di Nizza, diverse volte distrutto, et riedificato, con la narrativa dell’edification fatta l’anno 1604 del moderno, sotto la regola, et invocatione di Santa Chiara, con l’occasione del che, si raccontano diverse particolarità curiose della Città; raccolte la maggior parte dalle scritture dell’ Archivio, et altre memorie antiche de Cittadini d’Honoré Pastorelli. À la louche, nous sommes quand même sur deux ou trois générations après les faits (allez-y, demandez à vos aînés de vous raconter une histoire de famille ou un épisode historique vécu et allez vérifier les données archivées ; il y aura toujours des surprises) et son Discours est comme celui de Lambert : un texte publié. Pastorelli n’a pas fait une conférence devant une assemblée de nonagénaires survivants du siège de 1543.

De tous les actes courageux des Niçoises, Pastorelli nous sort « Madame la Moche » de son chapeau.

En tant que femme, il est difficile de déterminer ce qui est le pire : que de toutes les histoires familiales d’exemples de courage féminin il n’y ait qu’un nom qui soit donné soixante-cinq ans après le siège ou que la mention à la va-vite soit un surnom immonde. Merci Pastorelli.

Finalement, le pire est peut-être que cette vague anecdote (« Au fait, une moche a pris un drapeau aux Turcs ») ait fait boule de neige : en 1634, Antoine Fighiera la mentionne en lui donnant le même surnom que Pastorelli ; en 1642, le Père Giuglaris parle poétiquement de toutes les Niçoises qui combattirent sur les remparts et les appelle des Amazones, nom que l’on retrouve associé sur le morceau de marbre qui accompagne le buste supposé être celui de « Madame la Moche » (sur la base du buste on lit : « 1543 Catarina Segurana dicta Dona Maufaccia » [1543 Catherine Ségurane dite Madame la Moche] et sur la pierre de la niche : « Nicœna Amazon irruentibus Turcis occurrit ereptoque uexillo triumphum meruit » [L’amazone niçoise s’élança contre les Turcs assaillants et, s’emparant d’un étendard, elle obtint le triomphe]).

Entre le buste et le fait que rares sont ceux qui vont admettre que rien ne prouve l’existence de Segurana, l’anecdote est devenue un phénomène culturel. Si le sujet vous intéresse, notre thèse sur le sujet est maintenant un ouvrage publié en deux tomes, mais toujours est-il que rien ne prouve l’existence de Segurana en 1543. Nous connaissions même un Niçois pur beurre pissaladiera qui disait : « Imagine un peu ! Une femme qui se serait appelée « la pure[4] sécurité ». Et puis « Seguran », c’est le surnom des Niçois, donc, cette histoire, c’est n’importe quoi. »

Depuis 1608, l’anecdote a gagné un nom, un prénom, une famille, des professions, des dates de naissance et la Moche dispose de tout un arsenal pour lui faire trucider le porte-étendard turc.

Madame Cais était vraiment là et la Moche a été brodée sur les exploits de toutes les Niçoises qui étaient vraiment là en 1543. L’homme qui fut le plus lucide sur ce sujet culturel fut le dramaturge Raoul Nathiez qui mit en scène le personnage de Segurana, mais pour nous dire qu’il n’y en a pas qu’une et qu’à Nice il y a des milliers de Segurana. En Histoire, Georges Doublet traita ce personnage à plusieurs reprises (trois de ses textes inédits seront notre prochaine publication).

 

Donc, chère voisines Niçoises, les Piémontaises vous prêteront volontiers quelques rouleaux à pâtisserie (et tisonniers) si vous souhaitiez rappeler à ces messieurs qu'il y eut des Catherine (pluriel) à Nice en 1543, mais aussi des Maria (pluriel), des Anna (pluriel), bref la moitié de la population et que, si les hommes de 1543 (ou 1608 ou 1634) les ont oubliées, il est plus que temps de leur rendre gloire à toutes, même si leurs noms ne nous sont pas parvenus (les registres paroissiaux sont postérieurs au siège, malheureusement).

 



[1] : Avec une famille largement européenne (avoir des ancêtres voyageurs est un casse-tête généalogique, mais c’est toujours intéressant), il se trouve que nous avons des attaches à Turin.

[2] : Excellente idée de sujet, d’ailleurs.

[3] : Nous avons  décidé de suivre d’illustres prédécesseurs en Histoire tels qu’Eugène Cais de Pierlas ou Georges Doublet et les numismates et archéologues qui considèrent que Charles Jean Amédée de Savoie (Turin, 24 juin 1489 – Moncalieri, 16 avril 1496) fut duc, mais ne régna jamais. Seul Charles II (Chazey-en-Bugey, 10 octobre 1486 – Verceil, 17 août 1553) régna et frappa monnaie en tant que « KAROLUS SECUNDUS ».

[4] : Il semble que l’ancienne cité grecque reste sur l’étymologie positive pour « Catarina ».

L'Auld Alliance

Le présent article va être assez court : il s’agit d’une réaction à un graffiti aperçu  hier soir en rentrant et le sujet historique est relativement hors de nos principales périodes de recherches.

Le texte qui nous a fait bondir (nous étions dans un bus qui emprunte la rue François Miron) ? Le voici : « Ici c’est Paris ».

Cette déclaration est géographiquement correcte, mais l’emplacement du graffiti est ce qui nous chiffonne, car il se trouve sur la façade du pub écossais appelé The Auld Alliance.

« The Auld Alliance ? Quelle est donc cette petite chose ? » me direz-vous (si vous n’êtes pas un de mes étudiants, puisque, même si le Moyen Âge n’est pas ma spécialité, je mentionne cette alliance franco-écossaise au moins une fois par an quand je parle de la Burns Night – qui constitue à elle seule tout un autre sujet).

Malgré que certain ministre (ou son supérieur) en ait, puisqu’au début du XXIe siècle il fut déclaré que l’Auld Alliance n’était plus car l’Écosse fait pour l’instant partie de la couronne britannique, l’alliance franco-écossaise du 23 octobre 1295 entre Philippe le Bel et John Balliol (confirmée par le parlement écossais le 26 février 1296 et renouvelée, entre autres, par François Ier et Mary Stuart le 15 décembre 1543) n’a jamais été abrogée officiellement.

Cette alliance est une promesse d’aide en cas d’attaque par les Anglais. Il s’agissait surtout d’aide militaire, mais un Écossais pouvait venir se réfugier en France et un Français pouvait demander asile en Écosse.

Cette alliance fut renouvelée à travers les siècles et le général de Gaulle considérait qu’elle était encore valide lors de la Seconde guerre mondiale.

Certains politiques considèrent peut-être que cette alliance a disparu, mais les Écossais n’ont pas oublié. Certes, il existe aujourd’hui un « Auld Alliance Day » (depuis 2017, grâce au rugby), mais surtout les Écossais se souviennent que la France est leur alliée contre l’Angleterre ; nous avons demandé à des amis Écossais s’ils considèrent que l’alliance existe toujours et la réponse fut un ‘Yes!’ catégorique.

Donc, revenons au graffiti vu hier… Son auteur, si fier de son pays, aurait peut-être pu choisir un autre support que la devanture d’un pub écossais et, à moins que seul le vert foncé de la peinture du pub n’ait parlé à celui qui a utilisé une bombe de peinture blanche ou que le personnel du pub n’ait fait quelque fâcheuse déclaration qui nous aurait échappée, le coupable aurait pu faire quelque recherche avant de s’en prendre à nos alliés.

À nos alliés écossais en général : ‘Sorry about the plonker![1]  

 

 



[1] : En français : « Désolée pour le baltringue décérébré ! »

Le Journal d'Edmond Got

Lors de nos recherches afin d'écrire notre biographie de Georges Doublet nous avons croisé le comédien Edmond Got qui, à partir de 1874, enseigna à l'École normale. Il donna donc des cours à notre historien.

François Jules Edmond Got (Paris [ancien] I, 1er octobre 1822 – Paris XVI, 20 mars 1901) entra à la Comédie-Française en 1844 ; il fut sociétaire en 1850 et doyen de 1873 à 1894 (il prit alors sa retraite). Il encouragea et promut de nombreux auteurs contemporains et protégea la Comédie, mais il la critiqua quand il le fallait aussi. 

En 1910, Médéric Got, un de ses fils, publia son Journal, qui est un témoignage précieux sur l’histoire de la Comédie-Française, du théâtre en général, mais aussi sur les événements de l'époque.

Depuis cette semaine, nous sommes en possession d'un exemplaire de ce fameux journal en deux tomes :

Un libraire (le nôtre ou un de ses prédécesseurs) a écrit « rare » sur la première page - avec un prix en francs pour les deux volumes ; il y a donc bien longtemps qu'ils attendaient de se faire adopter. Le premier tome se trouve aisément (il est même possible de le lire sur le site de la Bibliothèque nationale), mais le second tome est plus compliqué à localiser.

La mère d'Edmond Got, Sophie Meunier-Surcouf (effectivement parente du célèbre corsaire malouin), fut sous la protection d'un marquis de Folleville (nous avons à peine commencé à plonger dans son journal, mais cette histoire a attiré notre attention). Ce détail constitue peut-être un lien avec Marguerite Gondoin (dont le grand-père était Marie Jacques Gondoin de Folleville), ce qui ferait que Got aurait peut-être été dans le même cercle de connaissances que les Crauk, puisque Gustave Crauk épousa Marguerite Gondoin.

Si nous trouvons des informations intéressantes, et particulièrement dans le second tome, nous les partagerons avec vous.

Publications, travaux et recherches

Quel silence depuis quelques mois.

Il se trouve que notre thèse remaniée, Nice - 1543, est au chaud chez sa marraine la BNF depuis août dernier et que nous avons repensé notre édition de Soixante ans dans les ateliers des artistes - Dubosc modèle par Gustave Crauk (nouvelle couverture, introduction revue et index reformatés) dont la nouvelle version va partir au dépôt légal dans quelques heures.

Nos recherches afin d'écrire une nouvelle biographie de Constance Mayer La Martinière avancent et il va maintenant falloir déchiffrer l'écriture du notaire qui a fait l'inventaire après décès.

Nous avons maintenant édité trois textes de Georges Doublet : Le siège de Nice en 1543, Catherine Ségurane et Recettes pour faire un personnage historique. Nous avons également terminé notre biographie de l'auteur ; nous pensions écrire une dizaine ou quinzaine de page, mais un an plus tard, nous avons cent vingt pages. Les index nous attendent maintenant.

Grâce à notre travail sur Crauk, nous avions remarqué que l'autobiographie de François Marius Granet (publiée dans le journal Le Temps en 1872) n'avait pas été publiée en un seul ouvrage. Nous sommes en train d'éditer ce texte. Cette fois-ci, au lieu de notes de bas de pages, nous allons créer une galerie de portraits pour les personnes mentionnées par Granet et des tableaux d'Histoire pour les événements intéressants qu'il mentionne, mais n'approfondit pas.

Nous avons des projets d'articles pour ce blog. Nous vous disons donc à très bientôt.

Divorçons, ma chère (après la loi Naquet) !

L’histoire du divorce en France est compliquée et à rebondissements.

La mainmise de l’Église catholique sur l’institution du mariage fut presque absolue jusqu’à la Révolution.

Il est vrai que quelques zones d’ombres perdurèrent ; les avis diffèrent quant à ce qui était toléré dans l’Église primitive : certains pensent que le remariage après une répudiation était possible (pour les hommes), d’autres que le remariage était déconseillé tant que la première épouse était vivante et d’autres pensent que les textes étaient explicitement contre toute rupture du mariage. Comme souvent, la qualité de la langue des textes dans les copies et l’exactitude des traductions sont à l’origine des diverses interprétations quant à ce qui était autorisé. En règle générale, les autorités ecclésiastiques combattirent la possibilité d’autoriser un homme à quitter son épouse afin d’en prendre une autre (il est bien évident que les femmes étaient systématiquement invitées à rester à jamais auprès de leur époux, même si ce dernier était un monstre et un tyran domestique ; leur devoir était d’obéir à leur maître). La séparation de corps était admise, mais les époux ne devaient pas chercher à se remarier.

En 1563, le Concile de Trente avec son décret « Tam et si » codifia le mariage comme un acte devant obligatoirement avoir lieu devant un curé et des témoins, ce qui acheva de réguler cet aspect de la vie des fidèles. La séparation restait possible, mais aucun remariage n’était possible.

Les autorités religieuses, qui n’étaient pas directement concernées par le sacrement du mariage, ont[1] des positions bien tranchées sur le sujet et les femmes sont considérées comme plus fautives que les hommes. L’unique possibilité pour un couple catholique, si la séparation ne leur paraissait pas suffisante, était le procès en nullité. Cette procédure particulière pouvait être très longue, compliquée et coûteuse ; devant un tribunal ecclésiastique, il fallait prouver qu’au moment du mariage il y avait eu une contrainte morale, une erreur grave sur la personne ou un vice de forme[2].

Une première réforme eut lieu en 1787, lorsque Louis XVI créa une forme civile de mariage qui fut étendue au moment de la Révolution. À partir de 1792, seul le mariage civil eut une valeur légale, mais en droit canonique, avoir uniquement un mariage civil revenait à être en situation irrégulière avec l’Église. La Révolution créa aussi la possibilité de divorcer et poussa l’innovation jusqu’à autoriser le divorce par consentement mutuel[3].

Alors que la société s’était donné les moyens d’être plus libre et plus moderne, Napoléon Bonaparte décida de reforger quelques verrous et obstacles. Avec le Code civil de 1804, le patriarcat dominateur fit son grand retour et les femmes redevinrent complètement dépendantes d’un homme (seules les veuves et les orphelines – si elles avaient des moyens de subsistance – furent épargnées par les lois napoléoniennes) et le divorce fut maintenu, mais avec de grandes restrictions.

La France revint encore plus en arrière quand le mariage fut de nouveau indissoluble à la promulgation de la loi Bonald, le 8 mai 1816.

Suivirent alors des décennies où seule la séparation de corps, qui étaient très mal vue, fut possible.

Alfred Naquet[4] se battit sans relâche afin de redonner aux Français la possibilité de pouvoir divorcer. Paradoxalement, la loi du 27 juillet 1884 qui rétablissait le divorce fut votée avec une écrasante majorité, mais elle resta controversée des années après sa mise en place.

Législateurs et hommes de loi disaient vouloir protéger femmes et enfants, mais leur entêtement contre le divorce était uniquement ancré dans un profond patriarcat. La possibilité que les femmes puissent prendre leurs propres décisions leur semblait impensable ; femmes et enfants, ces êtres si fragiles, innocents et ignorants, devaient être guidés dans la vie par un père ou un mari.

La loi Naquet fut votée, mais avec de nombreuses restrictions : il fallait remplir certaines conditions, il fallait un « coupable » et la procédure était coûteuse. Certaines mesures restèrent injustes pendant quelques années encore ; par exemple, jusqu’en 1893, une femme qui n’était que séparée de son mari parce qu’elle n’avait pas les moyens de divorcer ou qu’elle n’arrivait pas à faire la preuve qu’il était en faute dépendait toujours de lui pour tout et elle pouvait être poursuivie pour adultère.

Bien évidemment, l’Église catholique lutta bec et ongles contre cette réforme et certains parlent même de la dernière guerre de religion[5] en France, mais les ecclésiastiques ne parvinrent pas à empêcher le retour du divorce. Le mariage, par décision de l’État, n’était plus qu’un contrat civil qui pouvait être éventuellement rompu.

Au chapitre V[6] de son ouvrage La Loi du divorce, Alfred Naquet écrit : « Avant 1886, les époux devaient se présenter en personne à la mairie pour divorcer, comme ils s’y étaient présentés pour se marier. Cette double comparution s’accompagnait souvent de scènes regrettables. Elle a été supprimée. Ce sont maintenant les avoués des parties qui se chargent de faire transcrire sur les registres de l’état civil le jugement ou l’arrêt de divorce. ». En 1884, la personne qui gagnait le divorce avait deux mois pour provoquer la transcription ou le jugement devenait caduc. Cette mesure injuste fut changée en 1886 : la personne qui gagnait avait, seule, un mois pour signifier le jugement, passé ce mois, les deux conjoints pouvaient faire cette démarche pendant encore deux mois

Dès que le divorce fut de nouveau légal, cette possibilité fut utilisée ; elle le fut d’ailleurs majoritairement par les femmes, même si la procédure était à leur désavantage.

Une fois le divorce civil possible, le remariage civil était également possible[7]. De nombreux hommes de loi, profondément catholiques, déplorèrent cette possibilité, tel l’ancien magistrat et professeur à l’institut catholique de Paris, Jules Cauvière, qui déclara : « Soyons sans indulgence pour l’adultère légal.[8] ».

Comme le rappela le jésuite Henri Crouzel[9], lorsqu’il y avait adultère, la séparation devenait un devoir chrétien (notamment en référence à I Corinthiens VI, 13-20 : « celui qui s’unit à une fornicatrice devient un seul corps avec elle et souille ainsi le membre du Christ qu’il est ; la sainteté du mariage ne supporte pas que la vie commune se poursuive avec un conjoint adultère »), mais si le mariage n’était pas déclaré nul pour l’Église catholique, mari et femme étaient toujours considérés comme mariés, même s’ils se remariaient au civil et dans une autre foi.

Pendant presque un siècle, certains fidèles eurent du mal à comprendre la position de leur Église quant aux divorcés civils qui se remariaient au civil et étaient interdits de communion eucharistique, d’extrême onction et de funérailles ecclésiastiques[10]. En droit canonique, entre le Code de 1917[11] et le Concile de Vatican II en 1962, l’Église parlait de « bigames[12] » et les divorcés remariés étaient excommuniés ou « infâmes ». Ils avaient aussi du mal à comprendre en quoi c’était un péché d’épouser une personne divorcée et certains divorcés remariés qui étaient profondément croyants souffrait grandement d’être écartés, tels des pestiférés, de la vie de leur paroisse parce qu’ils avaient mis fin à un mariage qui ne leur apportait plus rien. Certains avaient aussi du mal à comprendre que certaines personnes, veufs ou veuves à répétition, pouvaient communier sans problème et étaient accueillis à bras ouverts dans leur paroisse.

Maintenant que vous avez cette toile de fond sur les divorces en France, penchons-nous plus précisément sur un divorce en particulier. Sur une branche fort éloignée de nous sur notre arbre généalogique, nous avons trouvé le mariage et le divorce du tisserand Paul Fouillade et d'Alphonsine Béchereau. Le divorce est particulièrement intéressant et sa lecture nous a fait vérifier les autres actes (naissance, mariage et décès) que nous avions trouvé à cause d'un léger problème de dates.

Le 1er avril 1898, au tribunal de Brive, François Marie Paul Fouillade, qui habitait à Donzenac à l’époque et était né à Clichy le 2 juin 1863, se présenta afin de divorcer (ils s’étaient mariés dans le treizième arrondissement de Paris le 5 avril 1890). Son épouse, Alphonsine Honorine Béchéreau, qui était née à Orléans le 9 décembre 1873, n’était pas présente et le tribunal ne savait pas où joindre Alphonsine.

Le divorce, demandé par Paul, lui fut accordé et il procéda à l’enregistrement de la décision dès le 28 avril. Il est mentionné qu’il n’y eut ni opposition, ni appel.

Nous ne saurons jamais pourquoi Paul décida de demander le divorce.

En revanche, nous pouvons vous dire pourquoi Alphonsine n’était pas au tribunal et pourquoi elle ne fit jamais appel : au 2, rue Ambroise Paré (c'est-à-dire à l’hôpital Lariboisière dans le dixième arrondissement de Paris), alors qu’elle résidait au 88 de la rue Bolivar et que la mairie du Xème savait que son mari résidait à Donzenac, Alphonsine mourut… et vous comprendrez pourquoi nous avons vérifié nos dates, car la malheureuse rendit l’âme à onze heures du matin le 10 mai 1897.

Certes, les communications Paris/province à la fin du XIXème siècle n’étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui, mais le fait qu’un veuf ait divorcé de son épouse morte depuis presque un an montre que le système, en général, était très loin d’être parfait.



[1] : Le sort des divorcés dans l’Église catholique continue de s’améliorer, mais leur position est loin d’être aussi bien acceptée que dans la société laïque – où les choses sont loin d’être parfaites.

[2] : Paradoxalement, si un mariage était déclaré nul, les enfants issus du mariage restaient légitimes (excellente décision pour les enfants, mais contorsionnisme intellectuel de la part du clergé).

[3] : La loi Bonald de 1816 supprima le divorce et ce ne fut qu’en 1975 que la loi Naquet de 1884 fut revisitée et autorisa de nouveau le divorce par consentement mutuel.

[4] : Alfred Naquet (Carpentras, 6 octobre 1834 – Paris XV, 10 novembre 1916) naquit dans une famille juive comtadine (ce qui déclencha un déferlement d’horreurs antisémites lorsqu’il fit de la politique). Il était d’abord médecin et homme de science.

[5] : Ils oublient ce qui s’est passé en 1905.

[6] : Cf. Alfred Naquet, La Loi du divorce, Paris, 1903, pp. 117-118.

[7] : Possibilité immédiate pour les hommes, mais les femmes devaient attendre dix mois avant de pouvoir se remarier à la mairie.

[8] : Cf. Jules Cauvière, Le Divorce au point de vue catholique et social, Imprimerie Jean Gainche, Paris, 1897, p. 6.

[9] : Cf. Henri Crouzel (s. j.), « À propos du Concile d’Arles », Bulletin de littérature ecclésiastique, Institut catholique, Toulouse, 1974, p. 37.

[10] : Ce ne fut qu’en 1962 avec le Concile de Vatican II que l’Église consentit à assouplir sa position. L’interdiction d’enterrer à l’église une personne divorcée remariée ne fut levée qu’en 1973.

[11] : Cf. Jean Werckmeister, « Quelques observations sur les personnes en situation matrimoniale irrégulière dans le droit de l'Église catholique », Revue des sciences religieuses [En ligne], 81/1 | 2007, mis en ligne le 03 octobre 2015, consulté le 30 octobre 2022, p. 1.

[12] : Cf. Jean Werckmeister : Can. 2356 du Code de 1917 : « Bigami, idest qui, obstante coniugali vinculo, aliud matrimonium, etsi tantum civile, ut aiunt, attentaverint », p. 9, note 1.

Raymond Louis Bouyer (Paris IX, 3 juillet 1862 - 20 janvier 1941)

Nous avons hésité pour le titre de cet article entre « Bon anniversaire ! » et « Un peu de positivisme, que diable ! ».

Pourquoi ? C'est très simple : il se trouve que le hasard a voulu que nous nous penchions sur la vie de Raymond (ou Raymond Louis, Raymond-Louis, voire même Louis ou Louis-Raymond) Bouyer à quelques jours de l’anniversaire de sa naissance il y a cent soixante-et-un ans. Et alors que nous nous penchions sur son histoire, tout Internet nous annonçait qu’il était mort en 1935 – même si la Bibliothèque nationale de France nous donne cette date avec un magnifique point d’interrogation. D’ailleurs, leur dernière trace écrite de lui date de 1934.

En revanche, toutes les pages s’accordent à dire que cet auteur, critique musical, critique d’art et secrétaire de rédaction de La Revue d’art était né à Paris dans le IXème arrondissement le 3 juillet 1862.

C’est là que le positivisme entre en jeu.

En voyant les doutes de notre chère Gallica quant à l’année de sa mort, nous avons immédiatement craint que cet auteur ait disparu soudainement sans laisser de trace – comme Rose Maireau, que nous cherchons toujours.

Puisqu’il est né en 1862 – donc après les incendies de la Commune, nous avons consulté les archives de Paris en ligne…

 

Trois minutes.

 

Il nous a fallu trois minutes pour trouver son acte de naissance (n° 1211), acte de naissance qui nous apprend qu’il est né au 34, rue de Trévise, qu’il était le fils du négociant Paul Bouyer, qui n’assista pas à sa naissance, et de la professeur de piano Pauline Rosine Caroline Grange ; ses parents avaient respectivement trente-huit et trente-et-un ans et s’étaient mariés dans le IIIème arrondissement en 1858. Sa naissance fut déclarée par le docteur qui avait accouché sa mère, Ernest Château, et par son oncle Louis Grange, qui habitait aussi au  34, rue de Trévise.

Ces renseignements sont déjà précieux, mais que trouvons-nous en mention marginale ? Hum ? Nous lisons noir sur blanc que l’enfant qui est né le 3 juillet 1862 s’est marié dans l’arrondissement où il est né. À quelle date ? Forcément avant 1935, voire en 1935, n’est-ce pas ? Pas du tout, chers lecteurs, notre auteur s’est marié le 18 janvier 1941 avec Jeanne Eugénie Luce Bernard.  

1941 !!! 

Pardonnez-nous ce festival de points d’exclamation, mais cela veut dire que personne n’a pris la peine de consulter l’acte de naissance de Raymond Bouyer, autrement la quasi-totalité des données sur lui n’annonceraient pas qu’il est mort en 1935.

Passons donc à l’acte de mariage (n° 22) de Raymond et Jeanne… Raymond y est décrit comme un « homme de lettres » et il réside toujours au 34, rue de Trévise et c’est là – littéralement là, chez lui, qu’il se maria. Gaston Broussier, adjoint au maire du IXème arrondissement, se rendit chez Raymond sur réquisition du Procureur de la République afin de procéder au mariage. Raymond avait soixante-dix-huit ans… Pas la peine d’être Sherlock Holmes pour déduire que le malheureux devait être bien malade pour que son mariage se déroule chez lui et non pas dans la maison commune ; en revanche, Gaston Broussier, afin de respecter la loi, fit « ouvrir les portes de la maison en vue de célébrer publiquement ledit mariage » - espérons que le pauvre Raymond ne fut pas exposé aux éléments afin que son mariage se déroule selon la loi (il devait faire bien froid en janvier 41). La mariée, concierge de l’immeuble, avait cinquante-deux ans et était la fille de Louis Bernard et Aline Voillemont ; elle était née le 18 juin 1888 à Doulevant-le-Petit en Haute-Marne.

La date du décès de Raymond n’a pas été ajoutée à son acte de naissance, mais les circonstances du mariage pouvaient nous laisser penser que le malheureux avait trop vite laissé une veuve.

Les tables annuelles des décès nous livrèrent très vite la fin de cette histoire : Raymond Louis Bouyer mourut le 20 janvier 1941 à 19h30. Son décès fut déclaré en mairie par un résident de l’immeuble le lendemain.

 

Si la totalité de cette recherche nous a pris vingt minutes, c’est bien le diable. En creusant encore un peu, nous avons même découvert que Bouyer avait été nommé chevalier de la Légion d’honneur le 6 mars 1929.

Nous ne sommes pas en 1923. Une mine d’information se trouve en quelques clics – ce qui permet d’ailleurs de faire des recherches en archives alors que celles-ci ont fermé leurs portes pour la nuit. Pourquoi est-ce que personne avant nous n’a tenté de résoudre le mystère de la date de décès de cet auteur ? Ça se comprend jusqu’en 1995 où il fallait souvent aller en archives ou bibliothèques afin de consulter un catalogue papier… mais aujourd’hui ? Pourquoi se contenter d’une date approximative – et erronée ?! Manque total d’intérêt ? Paresse intellectuelle ?

 

Le pire dans cette histoire est que nous n’en avons pas fini du mystère Bouyer : nous avons peut-être déterré son acte de décès, mais la raison pour laquelle nous nous sommes intéressée à lui va nous demander de creuser encore.

Il se trouve qu’en 1883, Bouyer se présenta au concours de l’École normale supérieure et fut admis à la vingt-et-unième place (vingt-cinq étudiants constituaient cette promotion). Cependant, il ne se présenta pas à l’école le vendredi 2 novembre pour la rentrée ; il n’arriva que le mercredi 7 et fut absent dès le 8 au soir.

Il démissionna et sa place fit attribuée à celui qui avait été vingt-sixième au concours et cet étudiant entra à l’école le 20 novembre 1883 après avoir été officiellement nommé la veille.

Cet étudiant qui remplaça Bouyer était… Georges Doublet.

Voila pourquoi nous avons cherché des informations sur Bouyer. Maintenant, reste à tenter de découvrir pourquoi il démissionna alors qu’il poursuivit ses études en Sorbonne et obtint sa licence ès Lettres en 1884, tout comme Doublet.

Quand l'art réinvente l'Histoire

Bien évidemment, nous n'allons pas exiger des artistes qu'ils mettent au placard leur imagination.

Les peintures de batailles sont-elles strictement fidèles à l'Histoire ? Non. Elles sont peintes bien après les faits (voire quelques siècles), elles sont une représentation idéalisée créée à la demande du vainqueur - ou d'un admirateur.

Les statues de Sainte Jeanne d'Arc sont-elles réalistes ? Non, car aucune représentation d'elle ne nous est parvenue.

La liste pourrait être plus longue que tous les catalogues de musées du monde et là n'est pas le propos.

Un phénomène curieux peut être engendré par les artistes : en imaginant une scène bien particulière d'une façon qui n'a pas grand chose à voir avec l'Histoire, il arrive que les créations de certains artistes pénètrent plus profondément l'imaginaire humain que les faits.

Des exemples ? Mais bien sûr.

Prenons Le Serment des Horaces de Jacques-Louis David (Paris, 30 août 1748 – Bruxelles, 29 décembre 1825) :


 

L'affrontement des Horaces et des Curiaces est effectivement rapporté par Tite-Live, mais cette scène sort tout droit de l'imagination de David. Cette représentation marqua tant les esprits que le geste des fils devint par la suite la représentation standard d'un salut « romain ». Pourtant, dans les écrits des auteurs latin, il n'est nullement fait mention d'un tel geste. On pourrait même se demander si certaines statues, plus ou moins anciennes, n'auraient pas inspiré David.

Un autre exemple d’œuvre d'art modifiant l'Histoire grâce à un succès culturel se trouve chez Jean-Léon Gérôme (Vesoul, 11 mai 1824 – Paris, 10 janvier 1904) avec sa toile Pollice verso (1872) :

 


Cette œuvre est à l’origine de l’idée que les Romains tournaient le pouce vers le bas afin de condamner un gladiateur à mort. Le pouce visible (pollex infestus) signifiait la mort, mais caché dans le poing fermé (pollex compressus) signifiait que le gladiateur devait être épargné. La très efficace image créée par Gérôme fut reprise par les premiers réalisateurs de péplum. L'image fut très forte dans l'imaginaire populaire ; personne ne chercha à savoir si c'était bien la pratique des Romains et le public a fait le reste.

L'influence de l'art sur la perception de l'Histoire est absolument fascinante.